lundi 6 mai 2013

Vivre sous influence *** 1/2

On se rend compte que le cycle des saisons dirige une partie de notre vie, ne serait-ce que l'écriture et la publication de nos chroniques. À ce rythme accoutumé, s'ajoutent des activités professionnelles, littéraires et artistiques, le quotidien qui, lui, se rappelle à nous sans pitié. On appréhende la frappe impitoyable du temps, signifiant qu'il coordonne nos petites et grandes résolutions. On parle du premier roman de Pierre-Luc Landry, L'équation du temps.

L'auteur met en scène trois protagonistes qui se fuient après s'être rencontrés et aimés. Motivés par les pôles magnétiques qui les font agir d'une manière parfois désordonnée, Ariane, Émile et Francis ne cessent de courir d'un continent à un autre. Ils essaient en vain de se donner rendez-vous, ils ne parviennent pas à se rejoindre. Vancouver semble être le centre attractif qui les attire : des incidents ou l'incapacité de se déplacer les empêchent de partir. D'emblée, nous faisons leur connaissance quand, accédant à un point fixe de leur existence, ils se remémorent des souvenirs troubles. Ariane se souvient de Francis qui, à Barcelone, a rompu leur liaison, elle ne savait prendre une décision engageant son avenir. Émile, insulaire, se revoit adolescent, quand, révolté par l'incompréhension de ses parents et de plusieurs conseillers, il s'était réfugié chez son professeur de français, monsieur Bennington. Celui-ci, généreux, l'avait hébergé. Émile fuguera, le professeur sera destitué de son poste d'enseignant. Nous avons saisi que monsieur Bennington n'est autre que Francis. Il y a aussi Mehdi, serveur dans un bar, que nous rencontrons au hasard de la lecture, tel un fruit défendu, la tentation faite homme. Léa, la dernière compagne de Francis, qui le quittera lors d'un voyage à Portland. Émile est devenu photographe, il privilégie des modèles masculins qui deviennent ses amants.

Les faits inusités qui se produisent seront souvent mis en lumière par un personnage secondaire. Olden, un amant d'Ariane, Kyle, le frère de Francis. Nicolas Teillol, un ami d'Émile retrouvé à Vancouver. Le chat de Francis disparaît, réapparaît des années plus tard, enfermé dans une boîte de carton, posée sur le lit. Ariane a l'impression angoissante qu'un inconnu la suit constamment. Des bouts de papier anonymes, adressés à Francis, démentent ces incidents. Émile a un amant chinois qui lui volera un appareil photo. Léa s'enfuira avec un Noir que plus tard, à Paris, elle présentera à son père. Edward Shonda, originaire de Chicago. Ils sont tentés de s'installer à Vancouver. Y résident Émile et Pei Wu, son amant. Plus tard, Jeremy, le colocataire de Francis.

Les péripéties déboulant, les années passent. Les êtres qui en sont témoins ou victimes vieillissent, ce dont ils sont rationnellement conscients, au point de s'égarer dans une solitude qu'ils se créent, cherchant, avides, ce qui ne leur convient pas. Se croisant les uns et les autres, ils n'atteignent jamais leur but, un sourd pressentiment les incitant à contourner un obstacle qui leur serait fatal. Ne sachant toucher le pôle magnétique qu'ils se sont fixé, dévorés qu'ils sont par leur équation personnelle, telles des épingles projetées contre un aimant. Englués dans une gigantesque toile d'araignée invisible, ils sont dispersés dans le maelström insipide d'un quotidien qu'ils n'ont pas choisi. Le temps se contracte, se dilate, nous ne savons trop. Effet élastique qui risque de se rompre. Étouffement qu'ils ressentent, comme l'individu innommé à la fin du roman. Est-ce Francis, Olden, Émile ? Et même Ariane posée là, telle la métaphore tragique d'une existence toujours sur le qui-vive.

Premier roman complexe, ambitieux, porté par une écriture vigoureuse. Réflexion intelligente d'un jeune auteur s'interrogeant sur les fracas temporels qui nous usent, fomentent de sournoises pérégrinations, faisant fi de nos consentements ou protestations. Nous voyageons beaucoup dans cette histoire singulière, en compagnie d'hommes et de femmes qui, tendant les mains, ne réussissent pas à agripper des doigts pour les unir en une harmonieuse complicité. La peur des autres et de soi les convie à s'étourdir avant d'échouer sur une île de solitude. Point de fuite dépeint par Pierre-Luc Landry qui bouscule des êtres manipulés par les caprices d'un espace-temps inhospitalier, aucun but vital ne soulevant nos enthousiasmes. Ce qui nous arrive n'est pas réel, confirme le recto d'un « papier blanc » expédié à Francis par le messager d'envois anonymes. Pas un seul instant, nous ne doutons de notre état de funambule.


L'équation du temps, Pierre-Luc Landry,
Éditions Druide, collection « Écarts », Montréal, 2013, 232 pages

mardi 30 avril 2013

Une maison pour Aline *** 1/2

Une émission télévisée, à coups d'artefacts contestables, nous persuade que dans des temps immémoriaux, des extraterrestres auraient visité la Terre, que de chez eux ils nous observent, qu'un jour lointain ils reviendront. On en est ravie, il serait désespérant de nous savoir seuls dans l'Univers. Pourtant, une question se pose : que représentent les dieux que, sous différentes dénominations, tant d'humains implorent ? Les guerres qu'ils suscitent, les œuvres d'art qu'ils inspirent, sont-elles les suaires de ce que nous sommes vraiment ? On a lu le premier roman d'Élise Lagacé, La courte année de Rivière-Longue.

Sur les bords de la rive sud du fleuve, un village s'endort doucement. Il est peuplé de personnes revêches qui ne dérogent pas à leurs habitudes. Quand Aline, cinq ans plus tôt, est partie clandestinement, abandonnant fille et mari, celui-ci ivrogne invétéré, les villageois ont préféré l'oublier. Le maire, le curé, le quincailler, l'épicier, le préposé du bureau de poste, la boulangère, les commères agencent l'épicentre de ce lieu que rien d'insolite ne doit déranger. Même les chiens n'y sont pas admis. Jusqu'au matin où un « étrange », conduisant son pick-up rouge, s'installe dans une maison abandonnée. La Maison Seule. Il s'appelle Roland, a la mine sombre, il est « barbu comme un ours ». Grand émoi chez les villageois qui acceptent mal cet intrus ; ne sachant d'où il vient, il ne peut qu'apporter le malheur. Acharné, retapant la maison de fond en comble, il attire les marginaux de l'endroit. Martin, le pêcheur dit Le Grand ; Mario, le fou de la localité, « parle quand il fait soleil, parle quand il pleut. » Marcelle, neuf ans, la fille d'Aline. Gitane, l'avocate locale ; Simone, à trois ans, est l'égale de Mario. Un an plus tôt, elle a frappé à la porte de la maison de Gitane. Prétend qu'un grand-père Ours l'a menée jusque chez elle. Verlaine, la seule chatte du village. Un oiseau, Poilu, « affreux volatile hirsute au plumage si dense qu'il donne l'illusion d'un pelage. » La boulangère, Madeleine, se joindra bientôt à eux. Rassemblé, ce groupe hétéroclite forme une famille que n'atteignent pas les âpres railleries des bien-pensants. Sans se lasser, ils construisent la Maison Seule afin qu'elle devienne la Maison Occupée. Roland poursuit son idée, Aline reviendra bientôt. Des lettres pour sa fille, déposées au bureau de poste, qu'il est seul à lire, attestent son prochain retour...

Le récit se compose d'allées et venues dans le passé de chacun, qui éclairent le lecteur sur des points obscurs, essentiels, de leurs expériences. Nous partageons les ennuis d'Aline avant son départ et pendant son absence. Pour des motifs trop lourds à élaborer, les villageois préfèrent ne plus la revoir. Ils ne parlent pas, ne savent, comment pourraient-ils porter  un jugement sensé sur  sa jeunesse aliénée ? Roland, en reconstruisant la Maison Seule, soulèvera plusieurs mystères inédits. Étrangement, quand Aline reviendra, accompagnée d'un grand-père Ours, des événements salutaires se produiront, soulageant les blessures, modérant les injustices. La Maison Occupée le sera par des êtres qui ont fait de leur existence solitaire et blessée la raison primordiale de se réunir. Lieu de ralliement où n'ont pas droit d'asile ceux et celles qui refusent la marginalité. La chatte Verlaine, le grand-père Ours, l'oiseau Poilu, merveilleux symboles informels d'une société récalcitrante à donner la parole aux bêtes, tous sentiments conformes ne devant pas dévier du droit chemin, souvent aride, épineux. Les habitants de Rivière-Longue paieront le prix de leurs silences et sarcasmes. Faut-il agir comme Aline, disparaître, éteindre la flamme des médisances, puis rentrer chez soi quand un « étrange » rebâtit ce qui nous appartient ? Flammes rancunières se transformant en une flamme de Pentecôte. Les insolents ne meurent pas tous, ce que l'auteure, indulgente, n'a pas désiré. Hors de la fiction, les fautes morales commises par ignorance ne trouvent pas toujours une issue favorable.

Premier roman percutant qui nous a agréablement surprise. Élise Lagacé écrit avec une assurance poétique convenant à l'atmosphère menaçante d'une histoire se déroulant dans un espace-temps qui, espérons-le, n'existe plus que dans l'imaginaire. Un style épuré, des phrases qui lancinent à tout propos. Effets théâtraux que souligne le décor précis d'un village aux prises avec des réfractaires, qu'ils soient ennemis de quelque changement ou enclins à dénoncer la monotonie d'années semblables aux autres. Tous ne s'attendent-ils pas à ce que Rivière-Longue soit « effacé des cartes routières » ? On souhaite qu'Aline et ses compagnons se réveillent d'un trop long sommeil épuisant, déjà ancrés qu'ils sont dans une routine confortable, risquant de malmener l'attente. Celle d'un avenir prometteur...


La courte année de Rivière-Longue, Élise Lagacé
Éditions Hurtubise, Montréal, 2013, 195 pages