Aphorisme. On imagine une femme qui se prévaudrait d'une foi indéfectible en Dieu, mais dont les agissements seraient guidés par un esprit démoniaque. Corsetée dans ses frustrations, asphyxiée par ses refoulements. Chaque jour témoigne de cette accablante faillite humaine, qu'on observe en se taisant. On a lu Derrière la porte, roman de Sarah Waters.
Avant de commenter cette histoire fascinante, nous devons remonter le cours du temps, nous replonger dans le contexte particulier d'une étouffante époque. Il sera plus simple de comprendre l'amour que se portent deux jeunes femmes vingtenaires, dans un Royaume-Uni à peine remis des affres de l'ère victorienne répressive. L'action se déroule en 1922, la Grande Guerre s'est terminée quatre ans plus tôt. La reine Victoria est morte en 1901, l'écrivain irlandais Oscar Wilde est décédé à Paris en 1900, après avoir été condamné aux travaux forcés, accusé d'homosexualité. Bloomsbury bat son plein, Virginia Woolf se noiera en 1941. Lourds points de repères historiques et sociaux pour affronter le choc toujours palpable de la barbarie meurtrière qu'engendre une guerre. La misère sévit rudement, le chômage emprisonne les hommes dans une indécence morale suspecte et dangereuse. Certaines familles sont ruinées, vivotent chichement. Par cette porte entrouverte, nous atteignons Frances Wray et sa mère qui vivent modestement dans la demeure familiale. Le père est mort en leur laissant des dettes faramineuses, les deux frères de Frances ont été tués au combat. Pour survivre, la mère et la fille ont dû sous-louer l'étage de la maison à un jeune couple, Lilian et Leonard Barber. Lui est agent d'assurances, elle, Lilian, décore leur deux-pièces, les femmes anglaises n'ayant pas le loisir de travailler hors de chez elles. Peu à peu, pour des raisons domestiques, Lilian et Frances feront plus ample connaissance, seront attirées l'une vers l'autre. Lilian parce que, excessive et désœuvrée, s'ennuie, Frances pour combler son manque de sensualité envers les femmes qu'elle a toujours désirées. Adolescente, elle a noué une liaison avec une jeune artiste de qui elle a dû rompre, sa mère, rigoriste victorienne, lui ayant interdit de revoir Christina. Déception amoureuse qu'elle confiera à Lilian, un après-midi où elles se trouvent seules. Celle-ci sera troublée par cet aveu, concevant mal que de tels sentiments fussent possibles entre deux personnes du même sexe. Ce qui l'amènera à narrer à Frances les conditions intéressées de son mariage avec Leonard. On peut avancer que le décor est planté pour qu'elles tombent dans les bras l'une de l'autre. Refoulées sentimentales, elles s'aimeront passionnément, sexuellement, rusant avec les conventions, jusqu'à ce qu'un drame éclate. Un accident provoqué par la haine de Lilian que lui inspire dorénavant son mari. Un drame qui fera d'elles des complices involontaires avant de les séparer. Un temps de rémission et de réflexion surviendra qui, peut-être, réparera les dégâts outranciers familiaux, allégera les malentendus sociétaux auxquels les amantes devaient faire face pour préserver leur relation amoureuse.
Ce n'est pas tant la passion unissant Frances et Lilian qui nous a intéressée, mais le rôle insoumis de Frances qui, dotée d'une personnalité rebelle et moderne, refuse de s'assujettir aux contraintes qu'impose une éducation bourgeoise au début du XXe siècle. Libre, elle l'est en partie, sa mère honorant ses rendez-vous hebdomadaires chez ses fidèles amies. Ce qui laisse à Frances le temps de faire de longues promenades dans la petite ville où elle réside. De mesurer l'éclat de la lumière parcimonieuse de l'automne. La pluie et ses ombres gluantes. De revoir Christina avec qui elle entretient une amitié nostalgique. Un rêve la calcine, celui de vivre avec Lilian, cette dernière reprochant à son amie de se réfugier dans des rêveries stériles, d'embellir leur réalité alors que l'existence d'une femme mariée s'avère sans but, sinon mener une vie obscure en élevant ses enfants. Désarroi de Frances qu'elle ne partage avec personne. Que faire d'autre quand, pour des raisons mesquines d'économie, les domestiques ont été renvoyés, qu'elle, Frances, régit une maison devenue source d'angoisse, lieu insoupçonné d'un drame inexplicable ? Que faire quand le voisinage ne cesse de surveiller vos moindres écarts de conduite ? De se questionner sur le comportement rébarbatif d'une jeune femme de vingt-six ans, encore célibataire ? Autant de degrés de révolte où se terre Frances, attendant que le monde se transforme. Monde se limitant à ses deuils, à ses nuits sans sommeil, à la méfiance que lui inspire la monotonie des jours qui passent, alors que chaque seconde contient le secret de ses sentiments exacerbés envers Lilian.
Roman psychologique, comme seules savent les tramer les écrivaines anglaises d'hier et d'aujourd'hui. Si Virginia Woolf a révolutionné le caractère du roman britannique, l'imagination et la subjectivité, à travers sa pensée d'essayiste et de critique parfaitement structurée, la littérature féminine anglaise — de nos jours, féministe — possède un fatalisme dramatique inimitable, nous rappelant, à ce titre, certains grands films de ce pays. L'histoire ici est banale, deux femmes qui s'éprennent l'une de l'autre n'est plus proscrit par les Sylla de tout poil, mais revu et corrigé, comme on dit, par une écrivaine d'outre-Manche, le sujet livresque se transforme en un chef-d'œuvre épique auquel il est impossible de résister. On le savoure lentement au gré de nos diverses occupations, sachant que la dernière page notifie une fin irrémédiable. Derrière la porte, ne se meuvent plus que des personnages de papier composés sur mesure, pour notre bonheur de partager quelque intimité littéraire en leur compagnie.
On félicite Alain Defossé pour l'excellence de la traduction.
Aux lecteurs et lectrices francophones, on signale que cet ouvrage est disponible en France, aux éditions Denoël.
Derrière la porte, Sarah Waters
Traduit de l'anglais par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2015, 576 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 24 août 2015
lundi 10 août 2015
Éternelle Shéhérazade *** 1/2
On apprécie le monde actuel, sa technologie de l'informatique nous convient. Voyageant loin du Canada, on a téléchargé, partagé, critiques et images. Expédié et reçu des courriels. Uniformité lisse de la pensée virtuelle, telle la robotique fusionnant avec le corps humain. Illusion rassurante du don d'ubiquité. On a lu La marchande de sable, roman signé Katia Belkhodja.
Est-ce un roman ? Certainement pas. Nous lisons un conte oriental, une fable moderne où l'auteure met en scène une éternelle Shéhérazade interchangeable. Fiction qui se passe de libellé trompeur, faisons place à la jeune femme en quête de ses origines. Plus précisément de sa langue maternelle. Comme dans les contes, nous voguons entre réalisme et fantasmagorie, entre tendresse et cruauté. Il s'agit d'une histoire révélée par le truchement de voix qui racontent ou se racontent. Les pleureuses et le vent omniprésent nous conduisent en Kabylie, région historique, au nord de l'Algérie. Existait en ces temps reculés, une ville, aujourd'hui ensablée, où se sont déroulés d'étranges phénomènes entre Arabes, Kabyles et Occidentaux. Essayons de désensabler un moment la cité, de faire revivre femmes et hommes retournés dans le Sahara.
Shéhérazade, alias Sherry, est née neuf mois après le passage d'un facteur. Elle a pour mère Marylin, pour père, le boucher. La mère redoute la chaleur, Shéhérazade constamment grelotte. Première incidence contradictoire et frappante qui nous fait douter de la réalité — laquelle ? —, dépeinte par une narratrice observant de loin ses personnages, sans qu'elle les perçoive vraiment ou intervienne souvent. L'Occident et l'Orient s'embrouillent. Tel le vent qui a enseigné l'arabe à Shéhérazade, de qui elle répète le discours avec une complicité non feinte. Le facteur, prétendent les femmes de la tribu, est un homme bleu, inévitablement venu du désert. Lui aussi parle arabe. Indissociables, la fille de Marylin et la ville vivent en parfaite harmonie, se pliant aux traditions immuables. Fille et ville jumelles, toutes deux enfantées aux portes du désert. D'où l'enchantement de la petite fille qui contemple beaucoup plus qu'elle parle. Elle ira jusqu'à confier au lecteur, et au vent, qu'elle a un frère inexistant, qui a été pendu. Symbole des injustices commises au nom de la méconnaissance. De l'intolérance. En quelle langue s'expriment les adultes : le couturier, le forgeron, le boulanger ? Un relent de colonialisme noue la gorge. Le facteur voyage. Shéhérazade comprendra longtemps après que les voyages sont inscrits dans le sang. Tout est apprentissage en elle, la tribu oscillant entre nomadisme et sédentarité. L'impression demeure que Shéhérazade est constamment menacée parce que lucide, désillusionnée. Silence d'une jeune femme trop impressionnable ? L'ombre d'Électre, la lumineuse, nous frôle. Le fils du boulanger n'avoue-t-il pas qu'il est imprudent de regarder Shéhérazade dans les yeux, elle hypnotise, chacun meurt. Il l'apprendra à ses dépens. Les pleureuses font part de leur immense chagrin : les larmes ont brûlé leurs yeux. C'est là que le récit, comme un hommage à la Shéhérazade des célèbres Nuits, s'amplifie. Les pleureuses y pourvoient. De l'enchantement, nous basculons dans la vengeance. L'ombre du frère inexistant pendu demande réparation.
Même si le conte, spiralé, atteint plusieurs niveaux, que de symboles contemporains traversent ici la fable. Accaparent notre attention chaque jour informée de la transhumance humaine. Nous imaginons des êtres exténués par des guerres fratricides, s'en aller vers des lieux improvisés où les langues se diversifient de dangereuse manière, contraints à un nomadisme de fortune. Nous ignorons comment ces phénomènes guerriers pourront s'interrompre, sans que les villes et les pierres ne s'insurgent, se souvenant d'un bien-être établi depuis que la mémoire verbalise. Le frère inexistant serait-il le représentant d'une brutale incohérence lorsqu'il s'agit de s'intégrer à une nouvelle société, de confronter l'incompréhensible ? La ville outragée rase ses limites frontalières avant de s'avaler elle-même, encouragée par Shéhérazade. Ainsi nait une légende, celle d'une petite fille qui porterait en elle l'histoire du Nord et du Sud. Froidure et chaleur. Occident et Orient, poids insensé sur ses frêles épaules. Tant d'esquisses, si mises bout à bout, nous aideraient à ne pas perdre pied. Mondes scarifiés qui ne demandent qu'à se recomposer avant de glisser dans la mouvance torride et glacée du désert. Ainsi se désagrège une légende.
C'est une allégorie constante que Katia Belkhodja mène jusqu'à la fin du récit. L'écriture envoûte, le rythme lancine. La parole musique, l'humour allège la métaphore. Si l'auteure abolit le temps et l'espace, n'est-ce pas pour cerner une ville qui rappellerait des époques où vivre s'avérait une normalité, où aucune cité ne disparaissait pour alimenter les lamentations des pleureuses ? Pour qu'elles psalmodient la lugubre mélopée de peuples privés de leur langue, de leur héritage culturel ? Ère transie de civilisations déplacées. Hier, femmes et hommes tenaient leur rôle acquis dès l'enfance, en même temps qu'impressionnait une langue « faite de roucoulements et de notes gutturales », transmise de génération en génération. Ère d'une abondante chaleur nourricière.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce conte rebelle, qui remet les pendules à l'heure sur la migration et les dommages qu'elle suscite au sein de populations inadaptées, soumises au circuit labyrinthique d'un monde, et même de plusieurs, dépourvu de repères nécessaires aux villes en proie à d'incessants mirages. Pierres et sable s'incrustant dans leurs propres failles, nomades et sédentaires formant une alliance où s'équilibrent le temps et l'espace si fragiles dans leur entité. Cette histoire se bouclant à l'infini, on aimerait que Sherry-Shéhérazade interrompe sa marche épuisante vers des puits stériles. Que le monde moderne l'adopte, elle et ses frères et sœurs infortunés, sans se soucier de leurs multiples différences.
La marchande de sable, Katia Belkhodja
Éditions XYZ, Montréal, 2015, 75 pages
Est-ce un roman ? Certainement pas. Nous lisons un conte oriental, une fable moderne où l'auteure met en scène une éternelle Shéhérazade interchangeable. Fiction qui se passe de libellé trompeur, faisons place à la jeune femme en quête de ses origines. Plus précisément de sa langue maternelle. Comme dans les contes, nous voguons entre réalisme et fantasmagorie, entre tendresse et cruauté. Il s'agit d'une histoire révélée par le truchement de voix qui racontent ou se racontent. Les pleureuses et le vent omniprésent nous conduisent en Kabylie, région historique, au nord de l'Algérie. Existait en ces temps reculés, une ville, aujourd'hui ensablée, où se sont déroulés d'étranges phénomènes entre Arabes, Kabyles et Occidentaux. Essayons de désensabler un moment la cité, de faire revivre femmes et hommes retournés dans le Sahara.
Shéhérazade, alias Sherry, est née neuf mois après le passage d'un facteur. Elle a pour mère Marylin, pour père, le boucher. La mère redoute la chaleur, Shéhérazade constamment grelotte. Première incidence contradictoire et frappante qui nous fait douter de la réalité — laquelle ? —, dépeinte par une narratrice observant de loin ses personnages, sans qu'elle les perçoive vraiment ou intervienne souvent. L'Occident et l'Orient s'embrouillent. Tel le vent qui a enseigné l'arabe à Shéhérazade, de qui elle répète le discours avec une complicité non feinte. Le facteur, prétendent les femmes de la tribu, est un homme bleu, inévitablement venu du désert. Lui aussi parle arabe. Indissociables, la fille de Marylin et la ville vivent en parfaite harmonie, se pliant aux traditions immuables. Fille et ville jumelles, toutes deux enfantées aux portes du désert. D'où l'enchantement de la petite fille qui contemple beaucoup plus qu'elle parle. Elle ira jusqu'à confier au lecteur, et au vent, qu'elle a un frère inexistant, qui a été pendu. Symbole des injustices commises au nom de la méconnaissance. De l'intolérance. En quelle langue s'expriment les adultes : le couturier, le forgeron, le boulanger ? Un relent de colonialisme noue la gorge. Le facteur voyage. Shéhérazade comprendra longtemps après que les voyages sont inscrits dans le sang. Tout est apprentissage en elle, la tribu oscillant entre nomadisme et sédentarité. L'impression demeure que Shéhérazade est constamment menacée parce que lucide, désillusionnée. Silence d'une jeune femme trop impressionnable ? L'ombre d'Électre, la lumineuse, nous frôle. Le fils du boulanger n'avoue-t-il pas qu'il est imprudent de regarder Shéhérazade dans les yeux, elle hypnotise, chacun meurt. Il l'apprendra à ses dépens. Les pleureuses font part de leur immense chagrin : les larmes ont brûlé leurs yeux. C'est là que le récit, comme un hommage à la Shéhérazade des célèbres Nuits, s'amplifie. Les pleureuses y pourvoient. De l'enchantement, nous basculons dans la vengeance. L'ombre du frère inexistant pendu demande réparation.
Même si le conte, spiralé, atteint plusieurs niveaux, que de symboles contemporains traversent ici la fable. Accaparent notre attention chaque jour informée de la transhumance humaine. Nous imaginons des êtres exténués par des guerres fratricides, s'en aller vers des lieux improvisés où les langues se diversifient de dangereuse manière, contraints à un nomadisme de fortune. Nous ignorons comment ces phénomènes guerriers pourront s'interrompre, sans que les villes et les pierres ne s'insurgent, se souvenant d'un bien-être établi depuis que la mémoire verbalise. Le frère inexistant serait-il le représentant d'une brutale incohérence lorsqu'il s'agit de s'intégrer à une nouvelle société, de confronter l'incompréhensible ? La ville outragée rase ses limites frontalières avant de s'avaler elle-même, encouragée par Shéhérazade. Ainsi nait une légende, celle d'une petite fille qui porterait en elle l'histoire du Nord et du Sud. Froidure et chaleur. Occident et Orient, poids insensé sur ses frêles épaules. Tant d'esquisses, si mises bout à bout, nous aideraient à ne pas perdre pied. Mondes scarifiés qui ne demandent qu'à se recomposer avant de glisser dans la mouvance torride et glacée du désert. Ainsi se désagrège une légende.
C'est une allégorie constante que Katia Belkhodja mène jusqu'à la fin du récit. L'écriture envoûte, le rythme lancine. La parole musique, l'humour allège la métaphore. Si l'auteure abolit le temps et l'espace, n'est-ce pas pour cerner une ville qui rappellerait des époques où vivre s'avérait une normalité, où aucune cité ne disparaissait pour alimenter les lamentations des pleureuses ? Pour qu'elles psalmodient la lugubre mélopée de peuples privés de leur langue, de leur héritage culturel ? Ère transie de civilisations déplacées. Hier, femmes et hommes tenaient leur rôle acquis dès l'enfance, en même temps qu'impressionnait une langue « faite de roucoulements et de notes gutturales », transmise de génération en génération. Ère d'une abondante chaleur nourricière.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce conte rebelle, qui remet les pendules à l'heure sur la migration et les dommages qu'elle suscite au sein de populations inadaptées, soumises au circuit labyrinthique d'un monde, et même de plusieurs, dépourvu de repères nécessaires aux villes en proie à d'incessants mirages. Pierres et sable s'incrustant dans leurs propres failles, nomades et sédentaires formant une alliance où s'équilibrent le temps et l'espace si fragiles dans leur entité. Cette histoire se bouclant à l'infini, on aimerait que Sherry-Shéhérazade interrompe sa marche épuisante vers des puits stériles. Que le monde moderne l'adopte, elle et ses frères et sœurs infortunés, sans se soucier de leurs multiples différences.
La marchande de sable, Katia Belkhodja
Éditions XYZ, Montréal, 2015, 75 pages
Inscription à :
Articles (Atom)