mardi 8 septembre 2015

Photos, pétrole et diamants ***

Pour des raisons professionnelles et d'intérêt, on va peu sur Facebook. Des tableaux et d'autres illustrations dans notre Journal, quelques commentaires auxquels on répond avec plaisir. Le partage de nos critiques dans notre blogue nous suffit. Cependant, on surveille avec rigueur les agissements de personnes qui pourraient nuire à nos écrits, ce qui, déjà, a été fait. On a terminé la lecture du troisième roman d'Éric de Belleval, Reportages sous influence.

À la fin des années quatre-vingt-dix, Jacques Bresson, photographe people, est envoyé en mission en Angola, à Luanda précisément, où sévit la guerre civile. Nous serons témoins de cette ahurissante aventure, dépeinte et vécue entre vérités et mensonges. Bresson a l'intuition que les personnes avec qui il partage ses journées se dérobent ou lui mentent. S'il ne comprend pas l'attitude froide et distante que lui réserve la jeune docteure, Hélène Garnier, responsable d'un petit dispensaire géré par Canadian Doctors, il ne comprend pas mieux le comportement cynique du responsable d'une clinique réservée aux expatriés canadiens et aux employés d'Alpha, compagnie pétrolière qui, sous des abords philanthropiques, tire les ficelles suspectes de la capitale angolaise.

Un événement inattendu viendra changer le cours de l'histoire, autant mentionner, l'aggraver. Parti avec le patron d'Alpha, hors de la capitale pour faire des photos couvrant sa mission, Bresson tombera dans une embuscade, sera gravement blessé, son influent partenaire assassiné par un milicien. Il sera opéré par la docteure Hélène Garnier, qui ne manque pas de l'humilier de ses sarcasmes. Aucun rapprochement cordial entre eux, mais un dédain flagrant de la part de la jeune femme, que le photographe essaie d'analyser sans y parvenir. Que cache Hélène derrière sa hargne que rien ne justifie en apparence ? Comment concilie-t-elle son engagement avec Canadian Doctors et sa profession de pédiatre à Vancouver ? Que dissimule le mépris du docteur Morel, responsable de la clinique ? Une connivence souterraine le rapproche-t-il de la jeune docteure, l'un et l'autre se soustrayant sans cesse aux décisions humanitaires de Bresson. Toutefois, celui-ci a conscience que sans Hélène il ne pourrait poursuivre sa mission photographique que son journal attend de lui. Du sensationnel autre que de jolies filles exhibitionnistes, juchées sur des talons de quinze centimètres.

Deuxième événement majeur qui mettra un terme définitif aux intentions professionnelles du photographe. Alors qu'ils roulent vers la Namibie, Bresson, Hélène et le chauffeur, seront pris en otages par un groupe d'hommes, qui amènera le trio au village. Ne sachant trop quoi faire d'eux, les mercenaires détiendront la docteure et le photographe de nombreux jours dans une case. Durant leur détention sauvage, Hélène s'exprimera violemment à travers un flot de sentiments contradictoires, apathie et colère, que son compagnon tentera d'apaiser en soulevant des questions sur elle-même, auxquelles elle refusera de répondre, s'enferrant davantage dans une spirale proche de la folie. Il faudra qu'un imprévu accidentel se produise dans le village pour qu'ils puissent s'échapper, clore un infernal tête-à-tête sans issue.

Le lecteur fait un détour par Ottawa avant de se retrouver à nouveau en Angola. Les protagonistes sont les mêmes, seule s'ajoute Jacqueline Fransten, épouse de feu le patron d'Alpha. C'est une femme proche de la soixantaine où s'est incrusté cette partie de l'Afrique, victime de tous les cauchemars qu'elle traverse. Dans un cercle plus privé, interviennent des personnages masqués, ambitieux, amoraux, se faisant passer pour les bienfaiteurs d'un continent défiguré par les famines, les épidémies. Les attentats et les émeutes qui en arrangent certains. Une fois encore, Jacques Bresson sera manipulé par une femme obnubilée par les diamants que détenait son défunt mari. Et si elle avait réussi à dénouer une vérité aléatoire concernant les principaux acteurs de ce drame, camouflé par des hommes prisonniers de leur voracité démesurée ? L'échec du reportage de Jacques Bresson symbolise le mensonge des photos, décrit au cours d'une réception, questionnement intense partagé entre le photographe et le patron d'Alpha, la veille de son assassinat. Questionnement solitaire et constant de Bresson, qui occupe une grande part du roman, se demandant ce qu'il représente au centre de cette pagaille meurtrière. Rien ne sera résolu. Les uns meurent, les autres rentrent dans leur pays, d'autres continuent, telle Hélène qui avoue à Bresson qu'elle est là pour « tuer le temps ». Pareil au photographe, le lecteur en doute, la personnalité de la jeune femme miroitant douloureusement d'un côté et de l'autre, elle ne laisse aucune place à l'auto-dérision.

Roman qu'on devine inspiré de faits vécus, l'auteur, Éric de Belleval, ayant dirigé la Fondation du groupe pétrolier ELF, et la Fondation de l'avenir pour la recherche médicale appliquée. On ne serait pas surprise que Belleval ait une passion légitime, celle de la photo, qui l'aurait incité à créer un personnage semblable à lui-même, faisant part au lecteur de sa répulsion pour toutes formes de guerres. On a aimé ce livre pour ce qu'il dénonce, des êtres qui ont cru que les effets toxiques du colonialisme leur serviraient d'appâts. Ont-ils échoué, se sont-ils enrichis ? On ne sait trop, l'écrivain abandonnant ses douteux personnages sur le tarmac du retour à Ottawa. Non sans conclure, lucide, qu'il s'était enfin libéré des « coups et des rires » que lui ont infligé des êtres pervertis, poursuivant leur course vers une fin rapide.


Reportages sous influence, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 262 pages

lundi 31 août 2015

Deux chasseurs et un ours ****

N. apprécie généreusement nos introductions. Enthousiaste, elle nous suggère de les convertir en de courtes nouvelles. On ne le fera pas, on préfère la spontanéité de l'instant qui nous fait prendre en main papier et stylo. Saisir la pensée fugitive qui, après l'avoir écrite, s'étiole, tels les brasillements d'un feu d'artifice. Penchons-nous sur le récent roman de Patrick Roy, L'homme qui a vu l'ours.

Après avoir flâné dans le roman lesbien de Sarah Waters, on aborde un milieu méconnu, celui des lutteurs. Univers masculin où les femmes se profilent en arrière-plan, attendent que leur homme revienne à la maison avec les honneurs du corps blessé, parfois grièvement. Ce n'est pas sur ce fait discutable que le roman de Patrick Roy ouvre ses pages, mais sur deux hommes qui règlent leurs comptes avec un inconnu. Prolégomènes qu'il sera temps d'éclaircir le moment venu.

Pour entrer dans l'histoire de l'Américain Tommy Madsen, nous devons faire confiance à Guillaume Fitzpatrick, Sherbrookois, quarantenaire, réputé journaliste au magazine Sports. Secondé par Hugo Turcotte, un collègue du Soleil, passionné de lutte, Fitzpatrick deviendra le biographe officiel de Madsen, géant aux cheveux longs et blonds, lutteur inégalé. Maintenant sur le déclin, il s'est retiré dans les montagnes Vertes, État du Vermont. Il vit seul, séparé de Laurie, il est père de deux enfants. Jusque-là, aucune surprise, la vie coule, telle que nous l'avons choisie, telle qu'elle nous dirige. Dès la première visite de Fitzpatrick chez Madsen, nous nous rendons compte que ce dernier est un homme auréolé de gloire, mais aussi de mystère. Nous apprendrons qu'un drame professionnel l'a poussé à retraiter. Même si les combats sont arrangés, les lutteurs ne peuvent toujours contrôler leur trop-plein, parfois provoqué, d'adrénaline, freiner leur rage, les transformant en tueurs. Ce qui est arrivé à Madsen au Centre Bell : l'un de ses adversaires, trop durement atteint, est devenu paraplégique. Depuis cet accident, il accepte des combats mineurs un peu partout aux États-Unis et au Canada. Le reste du temps, il vit reclus à Stowe, dans son luxueux chalet. Au fur et à mesure que Madsen se confie à Fitzpatrick, des zones sombres très sombres, qu'il ne tente pas d'éclaircir, créent un lourd et gluant malaise entre le lutteur et le journaliste. Ce qui incitera celui-ci à rencontrer le père de Madsen, Ezechiel, retiré dans le Maine, après qu'il a vendu sa compagnie de machines agricoles à Mark Stevenson, truand d'envergure qui, sans scrupules, sans conditions, a racheté les terres et les entreprises de fermiers alentour. Une pègre agricole s'est installée en Nouvelle-Angleterre contre laquelle personne n'ose intervenir. Autre combat sans pitié où les perdants ont vendu jusqu'à leur âme.

Manœuvre d'intimidation qui amènera le lecteur à mieux connaître Hugo Turcotte, l'associé de Guillaume Fitzpatrick. Pour se faire valoir dans sa rubrique sportive du quotidien Le Soleil, il déterrera pour ainsi dire la hache de guerre entre les clans à la solde d'Ezechiel Madsen. Curieux personnage que ce Turcotte évoqué par Patrick Roy. Diagnostiqué bipolaire, obsessionnel impénitent, depuis des mois, il joue aux échecs sur son ordinateur avec un Russe. Masochiste, il supporte, depuis bientôt un an, des maux de dents dont la séance de soins chez le dentiste vaut la peine d'être lue. Exhumant de vieilles affaires de meurtres, il sera au bord du drame quand il informera Fitzpatrick de ses fatidiques découvertes. Drame qu'il ne pourra éviter, ses pas s'étant égarés dans un tel tourbillon de violence qu'il sera trop tard pour revenir sur la terre ferme, surtout propre.

L'intervention des deux journalistes, dans cet univers implacable, sera adoucie par la vie familiale de Fitzpatrick dont le père, cardiaque, vit à Sherbrooke. Sa sœur, artiste, vit à Rouyn, la mère est morte d'un anévrisme cérébral. Les échanges affectifs entre le père et le fils demeurent à la limite de ce que deux personnes de génération différente se confient et dissimulent, bien que ni l'un ni l'autre n'ait une illusion quelconque sur le sort de l'autre. Le frère et la sœur partagent un climat d'inquiétude à propos de la santé du père, leur route ayant dévié de leur trajectoire commune dès l'adolescence. Il y a aussi Laurie, mère des deux enfants de Madsen de qui elle s'est séparée, lassée de ses absences réitérées, de son retrait dans un silence entêté. Laurie qui, après une brève aventure avec Fitzpatrick, le met en garde contre le père de Tommy et ses complices.

On a l'impression en lisant ce roman magnifiquement écrit, mené avec une rigueur presque maniaque, que l'auteur, Patrick Roy, s'est glissé, discret, entre les personnages qu'il a disséqués avant d'enregistrer leurs confidences scabreuses, sans jamais se montrer, comme si une main magique, ce que la main de l'écrivain ici est beaucoup, avait cerné un milieu craquelé de toutes parts. Famille amochée, profession sauvage, hommes de foire démontrant leur originalité physique, tel un handicap plutôt qu'un atout de la nature. Pantelants énergumènes quand ils se dévêtent de leur rôle d'« évadés d'asile », dont le témoignage biographique de certains démontrent la fragilité intérieure du corps, l'emballement anormal du cœur. Seul l'orgueil l'emporte, laissant peu de place au remords. Si Fitzpatrick en se revanchant, impitoyable, apporte un soupçon de dignité à la détresse humaine, il ne peut faire expier à des pervers leurs forfaits criminels. L'avant-dernier chapitre laisse le lecteur en état de choc, celui du spectateur haletant, qui ne saisit pas très bien ce qui s'est passé durant la confrontation d'un écrivain doué d'une maîtrise de plume exceptionnelle, avec des êtres nuisibles ou simplement démunis. Le roman fascine, on ne désire pas expliciter davantage les prolégomènes du début du livre, on s'en sert comme d'une dysharmonie dans cet univers nauséabond, où la vie se dénombre en perdants et vainqueurs, éclaboussée du sang des tricheurs, victimes et bourreaux. Du combat acharné des innocents, réfractaires malgré eux à toute forme de générosité.


L'homme qui a vu l'ours, Patrick Roy
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 464 pages