mardi 1 mars 2016

Le champ magnétique de l'amour ****

Hiver inévitable malgré quelques sursauts de tiédeur en décembre. Neige grise en ville, neige blanche dans les campagnes. Les arbres du parc dégoulinent de larmes glacées, les écureuils panachent leur queue, s'en recouvrent le museau. Les canards de l'étang ne seront de retour qu'en mai. Le temps de mourir d'ici l'éclosion des fleurs, le friselis des pelouses. En attendant de cligner des yeux face au soleil bienfaisant sur la peau, on commente le roman de Sean Michaels, Corps conducteurs.

C'est une vie légendaire que nous propose le jeune écrivain. Celle de Léon Termen, inventeur du thérémine, premier instrument de musique électronique. En fait, il se nommait Lev Sergueïevitch Termen. Né en 1896 à Saint-Pétersbourg, il relate son histoire exceptionnelle à bord du bateau qui le ramène en Russie. Séquestré dans sa cabine, il s'adresse à la femme aimée, la plus grande interprète de thérémine, Clara Rockmore. Amour à sens unique qui nourrira le génie de Léon Termen, ingénieur touche-à-tout fasciné par l'électromagnétisme, les effets de l'électricité. Il ne vivra qu'à travers des prismes sonores d'inventivité, de torpeur amoureuse, de crédulité insouciante envers ses semblables.

Si Termen ne croyait pas au destin, sa vie s'en imprégna, les circonstances historiques et sociétales le façonnant pour le meilleur et pour le pire. Il visita l'Europe, retourna en Russie où il inventa le thérémine. Il présentera son instrument à Vladimir Ilitch Lénine, alors au pouvoir, qui s'en éprendra. Grâce à ce dernier, lors de tournées et de conférences, il démontra au peuple russe les capacités étonnantes de cet instrument. À Berlin, il a fait la connaissance d'un homme suspect, Pash, qui aura une influence compromettante sur lui. L'homme deviendra son agent, son gérant. Ensemble, ils partiront en Amérique, où peu de temps après leur arrivée, la presse internationale louera les découvertes de Termen, qui séduisent les hommes d'affaires, les industriels, les musiciens, les compositeurs. Ébloui mais lucide, Termen se rend compte que les artifices environnants ne lui suffisent pas. Il est un chercheur, pas un mondain. Pourtant, il sera adulé, sollicité pour son génie, estimé pour son charisme. Sa vie est une fête qui se déroulera pendant onze ans. Il ouvrira le premier studio Thérémine à New York, qui sera fréquenté par des danseurs, des compositeurs célèbres et, lui, Termen, vautré dans ses bocaux pleins d'écrous, de boulons, de tournevis. De câbles, de matériel électrique. Il fera la connaissance de Clara Rockmore, la femme qui deviendra son unique amour. Plus tard, elle refusera de l'épouser. Lors d'un concert, il apprendra son mariage. Brisé, dépité, il épousera la danseuse noire américaine, Lavinia Williams.

Pendant ce temps de fastes, le piège se resserre. Pash a disparu, deux hommes, à figure patibulaire, Karl et Karl, donnent rendez-vous régulièrement à Termen dans un « casse-croûte » anonyme. S'ajoute à ces sournoises menaces, le crash de 1929 qui secouera l'Amérique. RCA, qui a signé avec l'ingénieur une entente de commercialisation du thérémine, change ses plans. Plus tard, quand il sera accusé de plagiat par la De Forest Radio Company, RCA retirera les thérémines du marché. Lénine est mort, Joseph Staline lui succède, Termen sera sommé de rentrer expressément au pays. Il devra abandonner ses biens, au point que ses amis croiront qu'il a été assassiné. Même Lavinia, sa femme, à la suite de démarches dans les ambassades, n'aura plus de ses nouvelles.

Le livre étant une sorte de biographie libre, l'auteur ayant prêté à son personnage des rôles fictifs, nous débordons de sa teneur pour entrer dans la terrifiante odyssée qui attend Lev Sergueïevitch après son arrivée à Léningrad. Très vite, il sera convoqué dans les bureaux du NKVD, interrogé avec une violence psychologique insensée qui lui fait avouer ce qu'il n'a jamais été : un espion à la solde des États-Unis. Condamné à huit ans de goulag, il connaîtra l'humiliation, la famine, entouré de dangereux criminels. Après plusieurs mois de souffrance inhumaine, son ingéniosité de savant lui vaudra d'être rappelé à Moscou. Enfermé avec d'autres scientifiques dans une charachka, laboratoire surveillé par la police secrète du Kremlin, il inventera le système d'écoute Bourane, précurseur du micro-espion laser, utilisé pour espionner les ambassades européennes à Moscou. Après sa libération, en 1947, il continuera ses recherches. Deux ans avant sa mort, en 1993, il se rendra à New York pour, une ultime fois, revoir Clara Rockmore.

Roman magistral où les péripéties se chevauchent, renouant avec une époque aujourd'hui révolue. Les folles années du début du XXe siècle. La Seconde Guerre mondiale balaiera la facilité frivole commune aux grandes capitales. Années extravagantes — celles aussi de la Prohibition — qui ne pouvaient durer sans que la tragédie humaine ne les saccage. Époque qui a servi le génie de certains hommes, comme le fut Léon Termen, admiré par une société qui, au fond, lui ressemblait, le soustrayait aux responsabilités auxquelles il n'a su faire face, ce qu'avait pressenti Clara Rockmore, malgré sa jeunesse. Les temps forts du roman, sinon électrisés, conduisent le lecteur vers des fins plausibles qui n'en sont pas, le thérémine passionnant les musiciens contemporains.

L'excellence de la traduction par l'écrivaine Catherine Leroux est à souligner. Le dynamisme de l'écriture, orchestrée par Sean Michaels, retentissant dans les airs, si chers à Lev Termen, sa vie ayant été un souffle brûlant s'appesantissant sur les êtres et les choses qu'il approchait. Catherine Leroux, avec virtuosité, s'est faite la fidèle interprète de ce roman biographique fascinant.

Cette première œuvre a valu à Sean Michaels le prestigieux prix Giller.



Corps conducteurs, Sean Michaels
Traduction de l'anglais par Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages



lundi 22 février 2016

L'amour indigne d'un père *** 1/2

Patchwork et télégraphie. Souffrir et garder un esprit revanchard, indécent masochisme. Les espions, les espionnes, on les bloque. Écrire sous l'effet d'une émotivité impulsive ne signifie pas avoir du talent. Dans les livres, les fautes grammaticales nous horripilent. Oser prétendre que l'être humain est fait d'un bloc et non d'une multitude. La mauvaise foi qu'utilisent les gens à bout d'arguments. Une rose jaune trouvée devant la porte nous remet en mémoire la mort du poète espagnol Antonio Machado. On a lu le roman de France Martineau, Bonsoir la muette.

Lors de son émission culte " Apostrophes ", Bernard Pivot s'était dit irrité par les livres présentés sous le label roman, alors qu'ils n'en sont pas. Pour la même raison, on a éprouvé un brin d'agacement en lisant ce premier livre. Si un roman se construit autour d'une histoire fictive, celle qu'on vient de lire est le témoignage poignant d'une femme qui, fillette et adolescente, a été abusée à répétition par son père. Pour occulter davantage le récit, ou se distancier d'elle-même, l'auteure présente ses parents sous des initiales. M. / mère, P. / père. Les sœurs et les frères sont nommés sans embarras, la narratrice se prénomme France, empruntant l'identité de l'écrivaine. Et que dire de la photo de la page couverture. Est-ce un roman ?

La mère agonise. P. lui tient la main, les enfants, devenus adultes, trois filles et deux garçons, essaient de se comporter telle une fratrie unie. Cependant, un malaise subsiste qui incitera France à se rappeler ses très jeunes années partagées entre les grands-parents et les parents. Deux milieux socialement opposés, M. vient d'une famille bourgeoise, P. est issu de la classe ouvrière. Le mariage a été réglé rapidement : M. est enceinte. P. imposera très vite son pouvoir tyrannique. France, la troisième enfant, est une petite fille impressionnable et lucide qui détectera dès son plus jeune âge, l'hostilité qui règne entre ses parents et leurs enfants. Elle réalisera aussi qu'elle ne doit pas compter sur la protection de M., inconditionnellement amoureuse de P., l'un et l'autre vivant dans un univers mensonger d'où les enfants sont exclus. À quatre ans, comme pour pallier son manque d'affection, France décide de ne plus parler, en quelque sorte de s'annihiler, observant de loin les péripéties parentales, le bruit des voix exagérant leur écho, la blessant intérieurement. Le père la bat, se rend compte de l'attrait peureux qu'il exerce sur elle. Les premiers dérèglements de P. se révèleront dans la bibliothèque, quand il surprend la fillette dans ce lieu interdit aux enfants. Les caresses perfides font place à la violence physique, attouchements qui perturberont France, la traumatiseront sans que jamais M. ne s'interpose, alors qu'elle « sait », qu'elle subit les infidélités de P., réfugiée dans un monde fabriqué de sentiments résignés qu'elle rumine, dérangée par les exigences de ses enfants qu'elle abandonne à leur sort. Ils sont pouilleux, ont faim. L'argent manque, nous ne savons trop quel métier exerce P. à part l'attribution de quelques charges de cours après avoir obtenu une maîtrise dont il tire un vaniteux orgueil. Constamment, il rate un doctorat. Ne reniant pas ses origines familiales modestes, il veut prouver que, muni de diplômes, il lui est possible d'intégrer un milieu intellectuel. Aigri par ses échecs répétitifs, il se venge sur une femme amoureusement soumise, sur des enfants terrorisés.

Pendant ce temps de viols incessants, France va à l'école, traverse une crise de mysticisme, s'automutile. Elle se détruit, redoutant un malheur sur sa famille si elle ne sacrifie pas son corps devenu trop visible. À l'instant de se suicider, l'image du père omnipotent anéantit son odieux projet. Anorexique, rejetée de tous, elle trouvera un répit dans le théâtre, une troupe scolaire composée de jeunes marginaux. Élève intelligente, elle prend peu à peu conscience de ce qu'elle représente, ses succès scolaires font d'elle une adolescente capable de s'éprendre d'un animateur, un peu plus âgé qu'elle. Cependant, son âme reste marquée au fer rouge, stigmatisée par les agressions du père. À la suite d'une crise d'appendicite aiguë, la toute-puissance de P. s'amoindrit. À l'hôpital, la bonté des infirmières, « la blancheur des draps [ ... ] », la nourriture régulièrement apportée sur un plateau, elle connait sa première rémission. Plus forte et indépendante, elle retournera chez M. et P. mais leur univers s'écroule : France en bâtit un autre, égoïste dit-elle,  où il lui est permis de vivre. Pratiquant le ski et le kayak, son corps est mobilisé par des jeux extérieurs qui l'éloignent de sa famille. À dix-huit ans, elle quitte ses parents, délaisse ses frères et sœurs ; mettant un terme à tant de souillures incestueuses, d'incompréhension maternelle, elle repart à neuf.

Traversée infernale dans un désert d'humains indignes, qu'on a résumée, les étapes dégradantes de l'enfance et de l'adolescence de France s'avérant un chemin de croix qui l'a menée aux limites vertigineuses de la folie. Plus tard, âgé et malade, P. niera les agressions commises sur sa fille. À la toute fin du témoignage, le lecteur apprendra pour quelle raison horrible, l'impureté, ce que France pensait de son corps meurtri par le poids abject du père sur le sien, l'a conduite au bord d'un précipice d'où au moindre bouleversement ajouté, elle n'aurait pas manqué de débouler mortellement.

Le thème du père violeur est récurrent dans la littérature québécoise, celle des années cinquante et soixante, mais rarement a-t-on lu un récit aussi richement analysé, superbement écrit, d'une plume avertie, contemporaine, la main de France Martineau ne manifestant aucun tremblement faillible, la voix aucun trémolo affecté, opportuniste. Une étroite empathie liant la petite fille et la femme équilibrée qu'est devenue France. La mère d'elle-même ? Prosopopée du sentiment maternel s'il n'est pas sevré à un âge défini.


Bonsoir la muette, France Martineau
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2016, 106 pages