lundi 4 avril 2016

La menace vient de tous bords *** 1/2

Et si on délaissait la feuille blanche, comme certaines parcelles de notre vie, comme un livre qu'on n'écrira jamais, comme une nuit d'insomnie où, au matin, la brume l'emporte sur la clarté bleue du ciel ? Tant de suppositions attisent la crainte de découvrir le vide, occupé de nos échouements sur un bord d'océan, dans un sentier tracé par les pas de l'homme. On se repose, on est bien. Ci-joint nos commentaires que nous a inspirés le roman de Jean-Marc Ouellet, Les griffes de l'invisible.

La thématique proposée par l'écrivain s'avère très actuelle. Un avertissement romancé qu'il ne faut pas prendre à la légère sous couvert que nous faisons confiance à la fiction. À l'imagination fertile du conteur. Bien souvent, un fait divers prend la tournure inusitée d'une rumeur avant de se transformer en certitude, qui dénonce ou garantit la teneur du propos annoncé. L'histoire, ici, se présente sous l'aspect d'une menace signalée par l'auteur, mais aussi par l'anesthésiologiste qui pratique dans un hôpital de Québec. La vérité peut-elle se confondre avec l'allégorie ? Dans ce cas précis, il eût été rassurant d'inscrire ce récit parmi les affabulations d'un médecin en quête de sensations fortes. Mais après un détour dans ce récit passionnant, on ne pouvait que s'interroger, le sort d'Alex Fournier nous ayant troublée.

La vie de cet homme est jusqu'à présent sans problème. Ce jour-là, heureux, il rend visite à sa sœur, veuve, installée à la campagne, mère de deux jeunes enfants. D'emblée, elle lui confiera que son fils est atteint de leucémie, qu'il n'a que quelques mois à vivre ; Charles a toujours été sensible aux effets perturbateurs des ondes électromagnétiques. À son retour chez lui, ébranlé par les révélations de sa sœur, taraudé par la curiosité, le médecin se met en quête de cerner ce terrible sujet auprès de ses collègues, de ses amis. Bien que chacun s'apitoyât sur le sort désespéré du neveu, personne ne croit au danger de l'électromagnétisme. Alex a compris qu'il doit, de son propre chef, prendre les choses en main. À la suite d'une conférence donnée par un célèbre hémato-oncologue, qu'il rencontrera, il sera confirmé dans sa décision. Ce chercheur s'est vainement penché sur les causes mortelles des ondes électromagnétiques, il n'a reçu que railleries et sarcasmes de la part de ses pairs, au point de se rétracter, de quitter le Québec. Il met Alex en garde mais ne le dissuade pas de différer ses ambitieux projets.

Ce dernier enverra une lettre à l'agence gouvernementale l'informant des méfaits des émissions électromagnétiques, espérant atteindre la méga compagnie WBS, qui détient le monopole de l'ensemble industriel. Après un certain temps, des menaces d'intimidation seront envoyées à Alex Fournier, l'intimant de se mêler de ses propres affaires. Il n'en fera rien, et commence alors une série d'atteintes sur son entourage, sur des personnes qui sont au courant de ses desseins. Une journaliste, son ex-épouse. Un employé de l'agence qui avait, délibérément, considéré sa demande. Entretemps, Charles est mort, la vie professionnelle d'Alex Fournier est soumise à la personnalité parfois difficile de collègues qui ont remarqué la nervosité angoissée de l'anesthésiologiste. Ne pouvant se dépêtrer seul du terrifiant piège que lui a tendu la WBS, il devra porter plainte, utiliser les services de l'inspecteur Picard, qui doute de la véracité des péripéties de son client, celui-ci n'ayant aucun argument solide à lui fournir. Jusqu'au jour où les preuves d'assassinat s'accumulant contre lui, Alex Fournier sera emprisonné, en attendant son procès.

On ne dévoilera pas les intrigues se nouant autour du médecin, n'altérant en rien son désir de combattre les multinationales qui empochent les profits générés par les émissions électromagnétiques, ne se souciant pas de la santé des humains, des dérives de la nature, du comportement parfois instable des animaux. Des insectes. Si Alex paie le prix fort de son acharnement, il sortira grandi de cette adversité, ayant réussi à déstabiliser un univers pernicieux, ignoré de la majorité des mortels, victimes silencieuses d'une poignée de profiteurs qui n'ont rien à perdre, la vie pour eux étant secondaire.

Roman classé parmi le genre policier, ce qui nous a un peu étonnée, tant l'action, captivante, se déroule autour du médecin Alex Fournier, sa lutte visant un monolithe humain inébranlable, ses collègues l'abandonnant à ses délires donquichottesques. Au moment venu, il devra faire la part des choses, saisissant avec amertume la solitude qui l'accable. Explorer à sa source le mal qu'accentuent, dans ce récit palpitant, de courts intertextes, menant le lecteur à son point de non-retour. À lire pour réfléchir au destin de l'humanité, à son avenir compromis par le despotisme de cupides individus réfractaires à la continuité d'un monde, déjà meurtri par les guerres...


Les griffes de l'invisible, Jean-Marc Ouellet
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 197 pages




mardi 29 mars 2016

Un volcan dans le coma *** 1/2

Dans notre vie, il y a un homme à qui on tient énormément. Il nous donne de judicieux conseils. Il n'est pas très jeune, nous non plus. Il a beaucoup d'humour, nous aussi. Il n'est pas européen, ni nord-américain. Son pays a subi plusieurs dictatures coloniales, d'où son besoin de défendre plus démuni que lui. Sa curiosité intellectuelle l'incite à visiter notre blogue, voir qui s'y aventure imprudemment. Sa profession : avocat. On a lu le récent roman de Christiane Duchesne, Mourir de curiosité.

Un jeune homme de dix-sept ans, Emmanuel Audet, qui faisait du skateboard a été frappé gravement par un 4 x 4. Il est plongé dans un coma profond qui semble irréversible. Il se préparait à devenir danseur. Ses parents, sa proche famille, sa copine, se relaieront à son chevet, attendant douloureusement le pire. Las, chacun retourne à ses occupations, seule tante Rose, la silencieuse, lui tiendra compagnie, persuadée que sa présence quotidienne, telle une bouée improbable, le gardera en vie. Elle lui parle et, peu à peu, se laisse aller à relater l'arbre généalogique des Audet. Des histoires abracadabrantes d'hommes et de femmes excentriques, comme nous en trouvons dans toute famille qui se respecte. Rose s'occupe d'enfants maltraités, « ses petits des écoles », comme elle les appelle. Elle-même a subi bien des épreuves, qui ont réveillé en son cœur généreux un sentiment compassé envers les souffrants de ce monde.

L'histoire est simple, presque banale. L'écrivaine, grâce à son talent de conteuse, l'a transcendée en un récit imprégné de faits rémanents. Emmanuel repose dans un hôpital de Québec. La famille Audet et la copine Juliette abritent leur inquiétude près de la mer. La baie érige son œuvre conciliatrice entre le passé et le présent, orchestrée par tante Rose. Du XVIe au XXe siècle, défiant l'ordre chronologique, nous arpentons des lieux habités d'êtres qui, à l'époque où les hommes et les femmes ne devaient pas dévier du droit chemin, se sont avérés des originaux, au sens large du terme. On ne saurait tous les nommer bien que le sort de quelques-uns nous ait impressionnée ou amusée. Marie-des-Neiges entreprend un voyage périlleux pour retrouver son fiancé Fabien. Rosette-Odette et son fragile Irlandais. Onésime qui meurt une fois puis une deuxième à cent huit ans. Léonard qui attend une éventuelle fiancée devant une locomotive. Ismaël Audet, précurseur des lunettes fumées. On a aimé une très subtile métaphore sur les gènes, représentés par le fer. Un clou, une lame de couteau, une statue fondue. Ainsi nos ressemblances, physiques et psychiques, se réduisent-elles à un insignifiant minerai de fer. Plus Rose narre les aventures périlleuses de ses ancêtres, plus la mémoire d'Emmanuel se volcanise, emprisonnée dans un corps inerte. Son esprit effervescent s'insurge contre l'inertie de l'entourage familial et médical à saisir son besoin de vivre ; lentement, les élucubrations de Rose calmeront ses fureurs éruptives. Puis, ayant ressenti un changement dans le comportement du jeune homme, Rose accélèrera le rythme de ses contes, espérant en désespoir de toute probabilité qu'Emmanuel ouvrira une paupière.

Récit à l'écriture limpide, intelligemment efficace, comme sait si bien la manœuvrer l'écrivaine. En abonder des effets poétiques quand la nature, ici la mer et ses apaisements, ses plongées dans la bruyance des vagues, prend possession de la mémoire ancestrale. Au fur et à mesure qu'Emmanuel pénètre dans les méandres du coma, Rose déambule sur les avenues parfois obscures de la famille Audet. Le mystère réside aux portes de la mort, accentuant les risques qu'ont pris des hommes et des femmes pour faire évoluer le monde autour d'eux, surtout, pour que jamais nous ne les oublions. Amalgame symbolique de deux histoires qui se chevauchent, finissent par se rejoindre.

Roman qui, sous des airs de ne pas y toucher, se lit tels des contes nous enchantent avant de nous endormir. Emmanuelle et Rose se font complices involontaires, ne sachant trop sur quelle ancienne terre leurs péripéties mentales les entraîneront. Cela s'avère sans importance, le roman existe pour le meilleur de la lecture, avec ses affabulations quand il s'agit d'assoupir un volcan sur le point d'imploser. Sensibilité et tendresse émergent de ces univers dissonants, le passé se révélant une impasse feutrée où s'infiltrent les assourdissements d'un phénomène que Christiane Duchesne affronte sans faillir. Le coma et ses fantasmagories rarement élucidées. De ce roman, nous remontons soulagés de ne pas nous être heurtés à des écueils souterrains qu'ont su si bien écarter Emmanuel et Rose, guidés par la plume inspirée d'une écrivaine au talent inimitable.


Mourir par curiosité, Christiane Duchesne
Les Éditions du Boréal, Montréal, 2016, 296 pages