mardi 24 mai 2016

Deux frères justiciers ****

La haine qui déverse son flot de meurtres dans les pays européens et arabes nous amène à se poser la question suivante :  pourquoi un tel sentiment habite-t-il la tête et le cœur de certains êtres ? Sentiment abject qui fait agir à contre-courant de la nature humaine. Faut-il se détester à ce point pour se venger de soi sur des femmes, des enfants, et des hommes innocents, en paix avec eux-mêmes ? On parle d'une autre histoire de haine, soit le roman de Craig Shreve, Une nuit au Mississippi.

Nous sommes au début des années 1960, dans une ferme du Mississippi. Une famille de Noirs y vit, y cultive laborieusement le coton. Le père, la mère, les quatre enfants, deux filles et deux fils. C'est de ces derniers dont il sera question. Warren et Graden Williams. Un préambule informe le lecteur que l'un des assassins de Graden ouvre cette terrifiante histoire. Earl Olsen que nous retrouverons plus tard. Avant d'en arriver au dénouement mettant en scène des personnages secondaires, nous écoutons Warren narrer l'histoire de sa famille unie, qui va bientôt se disloquer à cause de la témérité inébranlable de Graden. Il veut changer le sort des Noirs, victimes de ségrégation raciale. Dès l'adolescence, il se différencie de son frère par son physique corpulent, par son désir de s'instruire. Malgré les reproches virulents du père, qui travaille durement au champ avec Warren, il s'échappe pour aller à l'école. La nuit, il s'enfuit de la maison rejoindre un groupe de jeunes rebelles qui partagent ses rêves édifiants de liberté. Warren, s'interrogeant sur les fugues nocturnes de son frère, finit par le suivre. Lui se contente de beuveries dans une sinistre cabane. Un soir, alors qu'il est malade, le père, qui a tout deviné des incartades dangereuses de son fils cadet, fait promettre à Warren de protéger son frère. Ce que ce dernier pense ne pas avoir fait la nuit où Graden se fera enlever par des Blancs qui jugent le jeune homme encombrant, risque de leur causer des ennuis.

Tel un sinistre fil conducteur, c'est par petites touches que le lecteur apprendra la mort horrible de Graden. Après ses funérailles, Warren part de chez ses parents, décidé à se venger des meurtriers de son frère, dont Earl Olsen qui, à l'époque du drame, avait l'âge des deux frères. Plusieurs décennies ont passé, Warren a parcouru l'Amérique, se dirigeant vers le nord où les Blancs lui manifesteront plus de clémence. À Chicago, un professeur d'université lui enseignera les mathématiques, les sciences, la littérature. Il y aura aussi Anne, étudiante amoureuse, qui ne lui veut que du bien. La vie de Warren ne sera que fuites sous l'œil vigilant de l'une de ses sœurs qui, de loin, ne le perd pas de vue. Les meurtriers de son frère seront enfin jugés, sauf Earl Olsen qui s'est réfugié discrètement au Canada. Dans la deuxième partie du roman, celui-ci prendra la parole, relatant ce qu'a été sa vie misérable au Mississippi. Nous nous rendrons compte que le père de chacun était bon et honnête, ne désirant pas que les choses aillent de l'avant, de crainte qu'elles tournent court. Seule, la couleur de leur peau les divisait. Quand Warren et Earl seront face à face, rien ne se déroulera comme aurait pu l'imaginer le lecteur. En fait, c'est Earl Olsen qui boucle le roman d'une manière inattendue.

Il est difficile de penser que de telles tragédies raciales ont pu se produire, il y a soixante ans environ. On se demande si des descendants de Noirs ne recherchent pas encore des Blancs qui les ont férocement outragés, l'histoire de la famille Williams se concluant quarante ans après que Graden soit assassiné. L'auteur, Craig Shreve, est lui-même descendant de la militante antiesclavagiste Mary Ann Shadd Cary.

Récit qui n'est pas sans rappeler les meilleures œuvres littéraires du sud des États-Unis — celles de William Faulkner, Robert Penn Warren, Tennessee Williams, entre autres —, l'atmosphère étouffante des villes, la méfiance sournoise des protagonistes, la haine suintant jusque dans les regards, le moindre geste suffisant à déclencher une horde de pensées violentes, souvent au détriment des Noirs. Pour avoir dansé avec une Blanche, Warren Williams paiera cher son audace. Un seul souvenir heureux traverse la vie de sa famille. S'est incrusté dans la mémoire du jeune homme. Une veille de jour de l'An, il a neigé fortement. Les deux frères, en riant, chahutent dans la neige. Les parents et leurs filles, attendris, les regardent, souhaitant qu'il neige tous les jours au Mississippi.

À lire absolument, pour ne pas oublier que toutes les peurs engendrent l'esclavage individuel ou collectif, l'inaction, comme le souhaitait le père de Graden et de Warren. Et celui, en filigrane, d'Earl Olsen.

Nos félicitations à Marie Frankland pour la qualité de sa traduction.


Une nuit au Mississippi, Craig Shreve
Traduit de l'anglais (Canada) par Marie Frankland
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2016, 197 pages






lundi 16 mai 2016

De terre ou de déchets, des îles ****

Réponse à un lecteur fidèle qui se reconnaîtra. Quand on lit un roman ou des nouvelles, on fait abstraction de l'identité de l'auteur. On ne privilégie personne. On prend plaisir à découvrir une histoire, la qualité de l'écriture, l'habileté à réunir les éléments qui façonnent un livre. Le favoritisme ne nous concerne pas, on se tient à l'affût d'un ouvrage qui nous a suffisamment intéressée pour lui consacrer quelques jours. On a une expérience de l'écriture et de la lecture qui nous permet d'évaluer un livre, sans pour autant affirmer qu'on a raison. On se penche sur le récent roman de David Turgeon, Le continent de plastique.

En l'an 2015, on se souvient d'avoir commenté ici le roman La fille d'Ulysse, signé Marie Pascale Hugo, qui s'avérait sensible au sort des déchets déversés dans un océan, se tuméfiant en une île instable et glauque. Ceci nous est revenu en mémoire après avoir lu les péripéties du narrateur anonyme s'affairant dans le dernier opus de David Turgeon. L'homme est jeune, bardé de diplômes, promis, comme les quatre amis de sa bande, à un avenir prometteur. Nanti de peu d'ambition, il se contente d'être l'assistant d'un écrivain reconnu — le maître — alors que ses amis enseignent à l'université. On se demande s'il a trouvé refuge sur le continent de plastique duquel il rêve depuis plus d'une décennie, avant de relater l'histoire d'un homme nonchalant, flegmatique, qui est lui-même. Les événements ont creusé leur empreinte, les protagonistes se sont débattus entre les mains d'un écrivain qui ne désire plus écrire, après l'avoir souhaité longuement. La vie de cet homme s'apparente à celle de beaucoup de ses semblables. Avec ses aléas, ses incertitudes, ses tragédies, ses amours éphémères ou impérissables.

Quand le lecteur fait sa connaissance, il vit avec Odette, prof brillante, cérébrale, irascible envers son compagnon, lui reprochant son manque d'aspiration professionnelle. Lui se satisfait de réviser les écrits du maître, de lui fournir de la matière pour qu'il rédige d'éventuels romans, de l'accompagner dans des lancements littéraires. Quand il abordera la fille de celui-ci, Marguerite, c'est du côté des galeries d'art qu'il prendra appui. Mettre un point final à ses velléités d'écrivain proviendra d'un homonyme qui, apprend-il, publie quelque roman populaire, ce qui, avec raison, le mortifie. Puis, il prendra la défense de Stéfanie, compagne de son ami Paul, qui, ayant publié un recueil de poésie, est accusée de plagiat. Tout ceci compose l'existence d'un homme trentenaire qui ne sait plus très bien où il en est. Des années plus tard, il écrira qu'il entrait dans une « période étrange » de sa vie. Le vide qu'il ressent le fait déambuler dans la ville, sous l'œil débonnaire du maître. Qui lui présente sa relationniste de presse, Denise Bruck. La jeune femme le charme, elle est étrangère, intelligente, pétillante. « Épatante ». Femme aimée détenant un terrifiant secret, qui précipitera la rupture avec Odette. Le continent de plastique rôde encore dans la tête du narrateur, tel un inaccomplissement qui le frustre. Puis, un soir, le continent se personnalisera grâce à la Fondation Schasch, organisme donateur de bourses du maître et d'un couple de scientifiques, qu'il rencontrera lors d'une réception à ladite Fondation. Le vieux mythe de l'île déserte, convertie en îlots de déchets dans le Pacifique, prend ici tout son sens. N'est-ce point une utopie que de vouloir mythifier une île, qu'elle soit rébarbative, paradisiaque ou amalgamée de particules de matières répugnantes ? Fascination du narrateur, comme l'ont été jadis les navigateurs empilant leurs rêves édifiants sur leur fragile embarcation. Qu'y a-t-il à découvrir encore sous nos latitudes polluées ? Plus grand-chose, sinon rien. Et pour combien de temps le sol stagnant de ces archipels assurera-t-il un équilibre précaire à celui et celle qui fouleront leur croûte magmatique ?

Autant de questions qui se posent pendant que le narrateur, de décennie en décennie, arpente son « feuilleton personnel ». On ne dévoilera pas les individus qui enrichissent ce feuilleton, ils inspirent des pages admirables à l'auteur-narrateur, qu'il serait dommage de les présenter d'une manière même succincte. La virée en bicyclette, la banlieue où résident Paul et Stéfanie, s'avèrent des séquences captivantes, l'humour les décapant de la tragédie qui couve. On ne s'attardera pas au style, ni à l'écriture, l'écrivain-narrateur n'apprécierait pas les redondances, les clichés utilisés à outrance lorsqu'il s'agit de débiter trop de compliments... Lectrice assidue, ce roman nous a subjuguée, la musicalité du ton à la Satie, embellie d'imparfaits du subjonctif, n'a pas manqué de nous séduire. La vie, ce qu'elle déballe et provoque, nos préférences, nos humeurs, nos enchantements, ne cumulerait-elle pas un îlot de déchets qu'un improbable narrateur soumettrait au bon vouloir d'un lecteur imaginaire, au même titre que les livres fomentent leur incursion inévitable dans un espace déterminé ? Dans ce récit fascinant, l'objet de papier sillonne les pages, contrecarre parfois les décisions du narrateur. Autre île indispensable où poser le pied sans craindre un possible naufrage. Toutefois, on préfère les îles patiemment conçues par la nature, qu'artificiellement taillées sur mesure par la négligence humaine.


Le continent de plastique, David Turgeon
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2016, 312 pages