lundi 30 mai 2016

Des livres pour tuer la route *** 1/2

On consacre notre Journal Facebook aux œuvres littéraires, à nos publications. À la peinture, à quelques diversités culturelles. Plusieurs personnes marchent chaleureusement dans nos pas, ce qui nous réjouit. Cette note pour calmer d'éventuels indiscrets, bien qu'on laissât une porte à peine entrouverte, de crainte que la rage de ne pouvoir nous lire la fracasse sous le poids des invectives, ce qui, déjà, nous est arrivé. On parle du deuxième roman de Francine Brunet, Le Géant.

On ne connaissait pas la littérature de cette écrivaine, on le regrette un peu. On ne sait trop pourquoi son premier roman, Le Nain, nous a échappé. Ne pouvant tout lire, on a dû le mettre de côté pour le temps estival, croyant bien faire. Cette fois, on s'est attardée longuement sur son nouvel opus où elle traite de tragédies familiales. Un ton léger, jubilant, rythme le récit, invite le lecteur à sourire au cours de deux centaines de pages. Le géant se nomme Victor Scapa, six pieds sept pouces, divorcé de Madeline, père de leur fille Rosie puis de Babal, autre fille conçue avec Franie, sa nouvelle compagne, botaniste réputée. Trucker de son métier, Victor roule sur les routes d'Amérique du Nord. Insipides trajets pendant lesquels les kilomètres défilent, monotones. Pour remédier à l'ennui, il a créé un club de lecture qui permet à ses compagnons, truckers eux-mêmes, d'échanger des livres audio, enregistrés par une mystérieuse comédienne. Histoire qui pourrait être simple mais qui ne l'est pas. Chacun porte ses drames, son enfance et son adolescence, d'une amère manière. Madeline, mère possessive de Rosie, compagne d'une neurochirurgienne, astreint l'adolescente à partager ses fins de semaine entre elle et son père. L'adolescente se révolte, captive de péripéties que ses quatorze ans exigent. Elle a le génie des nombres qu'elle intègre à la philosophie, au grand dam de sa professeure. Elle vit avec son père, Franie et sa petite sœur Babal, qui, elle, a des particularités troublantes au point de devoir cesser de lire à voix haute devant l'enfant. Franie, à vingt ans, entamait une carrière de comédienne, s'est retrouvée sur le pont Mercier d'où sa mère s'est jetée ; elle entretient une énigme qu'elle dénouera après la mort de vieilles tantes jumelles, Ani et Mary Ottawa, des Atikamekw, artisanes de renom, mortes à une minute d'intervalle.

En parallèle, un policier dénommé Luciano Vidal, trucker improvisé, mène une enquête au sein de la communauté des hommes de la route, sur une affaire de pédophilie. Lui aussi a un passé brumeux, le rapprochant amicalement de Victor Scapa. Dans les truck stops, il échange des CD, faisant s'interroger ses compagnons. L'enquête aboutira, mais pas comme nous l'avions prévue. L'aventure étant remisée au second plan, le lecteur sera dirigé vers une piste où le cannabis et autres plantes, sirotés à doses prudentes, permettaient aux deux tantes, Ani et Mary, et à leurs amies, d'écouter des CD très particuliers. Un coffret en bois, confié à Franie, leur héritière, renferme de précieux ingrédients. L'anecdote est racontée avec drôlerie par une colocataire intime de la résidence à La Tuque, en Haute Mauricie, où séjournaient les deux sœurs durant l'hiver. Sortant de leur demeure, Franie rencontrera un vieil homme effarant, qui la ramènera mentalement sur le pont Mercier où sa mère s'est suicidée.

Histoire d'hommes et de femmes et aussi de couleurs. Franie, Rosie et Babal ne sont-elles pas désignées de la teinte de leurs yeux et de leur chevelure ? L'adolescente et la petite fille, inséparables, habitent un univers singulier qui inquiète leurs parents avant de les rassurer, des examens médicaux ayant prouvé que le monde n'est pas machinalement rationnel. Ni peut-être tout à fait peint en noir et blanc.

L'écrivaine a opté pour un style pétillant, agrémenté d'onomatopées enfantines, qui convient parfaitement à cette grande famille unie jusque dans des loufoqueries invraisemblables, qui ne le sont pas toujours. Nous savons peu des individus, ce qui se trame de marginal s'ajustant mal aux êtres pétris de convenances.

Moment de délicieuse lecture où la dérision adoucit les blessures anciennes, remet au jour des jeux interdits, rafraîchit des fruits défendus. On aime que le monde ne soit pas constamment uniforme, que de volcaniques événements le secouent de sa torpeur. N'est-ce point connu que plus le monde s'agite, plus il étouffe dans l'enfermement de ses offenses ? L'humour, que Francine Brunet utilise pour dédramatiser le cas expiatoire de chacun de ses protagonistes, s'avère efficace, irrésistible.


Le Géant, Francine Brunet
Éditions internationales Alain Stanké,
Montréal, 2016, 224 pages


mardi 24 mai 2016

Deux frères justiciers ****

La haine qui déverse son flot de meurtres dans les pays européens et arabes nous amène à se poser la question suivante :  pourquoi un tel sentiment habite-t-il la tête et le cœur de certains êtres ? Sentiment abject qui fait agir à contre-courant de la nature humaine. Faut-il se détester à ce point pour se venger de soi sur des femmes, des enfants, et des hommes innocents, en paix avec eux-mêmes ? On parle d'une autre histoire de haine, soit le roman de Craig Shreve, Une nuit au Mississippi.

Nous sommes au début des années 1960, dans une ferme du Mississippi. Une famille de Noirs y vit, y cultive laborieusement le coton. Le père, la mère, les quatre enfants, deux filles et deux fils. C'est de ces derniers dont il sera question. Warren et Graden Williams. Un préambule informe le lecteur que l'un des assassins de Graden ouvre cette terrifiante histoire. Earl Olsen que nous retrouverons plus tard. Avant d'en arriver au dénouement mettant en scène des personnages secondaires, nous écoutons Warren narrer l'histoire de sa famille unie, qui va bientôt se disloquer à cause de la témérité inébranlable de Graden. Il veut changer le sort des Noirs, victimes de ségrégation raciale. Dès l'adolescence, il se différencie de son frère par son physique corpulent, par son désir de s'instruire. Malgré les reproches virulents du père, qui travaille durement au champ avec Warren, il s'échappe pour aller à l'école. La nuit, il s'enfuit de la maison rejoindre un groupe de jeunes rebelles qui partagent ses rêves édifiants de liberté. Warren, s'interrogeant sur les fugues nocturnes de son frère, finit par le suivre. Lui se contente de beuveries dans une sinistre cabane. Un soir, alors qu'il est malade, le père, qui a tout deviné des incartades dangereuses de son fils cadet, fait promettre à Warren de protéger son frère. Ce que ce dernier pense ne pas avoir fait la nuit où Graden se fera enlever par des Blancs qui jugent le jeune homme encombrant, risque de leur causer des ennuis.

Tel un sinistre fil conducteur, c'est par petites touches que le lecteur apprendra la mort horrible de Graden. Après ses funérailles, Warren part de chez ses parents, décidé à se venger des meurtriers de son frère, dont Earl Olsen qui, à l'époque du drame, avait l'âge des deux frères. Plusieurs décennies ont passé, Warren a parcouru l'Amérique, se dirigeant vers le nord où les Blancs lui manifesteront plus de clémence. À Chicago, un professeur d'université lui enseignera les mathématiques, les sciences, la littérature. Il y aura aussi Anne, étudiante amoureuse, qui ne lui veut que du bien. La vie de Warren ne sera que fuites sous l'œil vigilant de l'une de ses sœurs qui, de loin, ne le perd pas de vue. Les meurtriers de son frère seront enfin jugés, sauf Earl Olsen qui s'est réfugié discrètement au Canada. Dans la deuxième partie du roman, celui-ci prendra la parole, relatant ce qu'a été sa vie misérable au Mississippi. Nous nous rendrons compte que le père de chacun était bon et honnête, ne désirant pas que les choses aillent de l'avant, de crainte qu'elles tournent court. Seule, la couleur de leur peau les divisait. Quand Warren et Earl seront face à face, rien ne se déroulera comme aurait pu l'imaginer le lecteur. En fait, c'est Earl Olsen qui boucle le roman d'une manière inattendue.

Il est difficile de penser que de telles tragédies raciales ont pu se produire, il y a soixante ans environ. On se demande si des descendants de Noirs ne recherchent pas encore des Blancs qui les ont férocement outragés, l'histoire de la famille Williams se concluant quarante ans après que Graden soit assassiné. L'auteur, Craig Shreve, est lui-même descendant de la militante antiesclavagiste Mary Ann Shadd Cary.

Récit qui n'est pas sans rappeler les meilleures œuvres littéraires du sud des États-Unis — celles de William Faulkner, Robert Penn Warren, Tennessee Williams, entre autres —, l'atmosphère étouffante des villes, la méfiance sournoise des protagonistes, la haine suintant jusque dans les regards, le moindre geste suffisant à déclencher une horde de pensées violentes, souvent au détriment des Noirs. Pour avoir dansé avec une Blanche, Warren Williams paiera cher son audace. Un seul souvenir heureux traverse la vie de sa famille. S'est incrusté dans la mémoire du jeune homme. Une veille de jour de l'An, il a neigé fortement. Les deux frères, en riant, chahutent dans la neige. Les parents et leurs filles, attendris, les regardent, souhaitant qu'il neige tous les jours au Mississippi.

À lire absolument, pour ne pas oublier que toutes les peurs engendrent l'esclavage individuel ou collectif, l'inaction, comme le souhaitait le père de Graden et de Warren. Et celui, en filigrane, d'Earl Olsen.

Nos félicitations à Marie Frankland pour la qualité de sa traduction.


Une nuit au Mississippi, Craig Shreve
Traduit de l'anglais (Canada) par Marie Frankland
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2016, 197 pages