lundi 3 janvier 2022

Des hommes que ni le bien ni le mal ne rebutent *** 1/2

 


On a passé plus d'une heure au téléphone avec une compagnie spécialisée en réparations de boites vocales. On se rend compte qu'on ne fait aucun effort pour se prêter à la bienveillance de la personne qui, à l'autre bout, parvient à nous sortir d'une désagréable impasse. On a toujours été ainsi, réfractaire aux attraits électroniques qui, en bonne marche, gouvernent notre existence quotidienne. On a lu le roman de André Jacques, Les gouffres du Karst. 

C'est un sans-abri, mussé derrière un conteneur, qui assiste de loin à un meurtre. Il appelle le 9-1-1 et l'histoire commence. Orchestrée par ce troublant détail, l'occasion est belle pour faire la connaissance du major retraité de l'armée canadienne, Alexandre Jobin, taciturne et secret, un brin alcoolique. De sa compagne, Chrysanthy Orowitzn, originaire de Slovaquie. De Pavie, jeune femme imprévisible à la main justicière, et d'autres qui gravitent par nécessité autour de l'antiquaire et amateur d'art. Son magasin est tenu par Isabelle Bédard, présente dans une aventure antérieure, assisté du vieux Sam Wronski, ancien propriétaire des lieux, tous deux complices inconditionnels d'Alexandre Jobin. L'homme qui a été tué est l'un de ses amis, autrefois lieutenant dans l'armée canadienne. Jobin sera convoqué par le Service canadien du renseignement de sécurité pour poursuivre l'enquête. Depuis quelque temps, une recrudescence d'armes a été remarquée dans l'ensemble du Canada, sans connaitre leur provenance. C'est sur ce dossier épineux que travaillait l'ami de Jobin, Ian Fitzgerald. La filière remonte jusqu'aux Balkans, des rumeurs circulent à propos d'exilés bosniaques ou croates, de la mafia italienne, de gangs de rue. Dont pour certains le point de ralliement se situe dans un bistrot sur Van Horne, Le Zadar. Jobin connaissant les horreurs de la guerre des Balkans, il n'hésitera pas, à son corps défendant, à prendre les choses en main, lui qui a déjà fait preuve de son talent de fin limier dans des aventures qu'on n'a pas encore lues...

Thriller dans lequel les principaux acteurs voyagent, filent entre les mains des responsables du SPVM, eux aussi chargés de l'enquête. Ce qui met hors de lui le lieutenant-détective Lucien Latendresse, qui tient Alexandre Jobin en haute estime. Malgré le drame qui se joue, le comportement du détective est parfois cocasse, Jobin menant la vie dure à son collègue. De Montréal jusqu'en Croatie en passant par l'Italie, des hommes rivaux des uns des autres trament sur leur chemin sanguinaire des situations qui feront des victimes, toujours innocentes, qui échapperont aux bonnes intentions de Jobin qui tient à venger la mort de son collègue Ian Fitzgerald mais aussi celle de sa femme, morte officiellement d'un cancer foudroyant. C'est le général Dragomir Broz, responsable d'un réseau criminel qui sera visé en priorité. Il demeure en Croatie, intouchable malgré les soupçons pesant sur l'ampleur de son organisation aux douteuses apparences. Retraité dans sa villa sur l'île de Krk, il s'est recyclé dans le transport et le tourisme, considéré comme un héros de la guerre des Balkans. Histoire touffue mais combien haletante, le rythme galopé nous incite à suivre Alexandre Jobin, sa compagne Chrysanthy, dans leur rôle de justicier et de justicière, sans oublier la mystérieuse Pavie, à la lame affutée quand il s'agit de décider du sort d'individus qu'elle soupçonne de méfaits irréparables. On ne sait trop qui elle est mais on préfère l'entourer de mystère, d'où son charme androgyne. Quand le général et Jobin, implacables ennemis de guerre, se battront à mort dans la clairière au Kratz, Jobin devra la vie sauve à Pavie, bouleversé qu'il est par les réminiscences qui ne cessent de le hanter, sous formes de " failles ", ainsi nommées par l'écrivain André Jacques. Tels des indices qui s'amalgament entre passé et présent, qui assoiffent la tête et le cœur d'un enquêteur exacerbé par la lâcheté mensongère de sbires attirés par plus fort que les risques de leur engagement mortifère.

Si on ne fait qu'effleurer le sort des bons et des pervers, c'est qu'il serait dommage de dévoiler l'intrigue d'une manière historique et humaine. Parvenue jusqu'à nous sous la plume dynamique d'André Jacques, on accorde à l'écrivain le bénéfice non du doute mais celui d'une évidente certitude : il a l'art de concocter un récit cinématographique, rebondissant d'événements sordides qui nous tiennent en haleine jusqu'à retrouver notre souffle à la dernière page. Les protagonistes, reluqués à la taille de la revanche qu'ils désirent prendre sur le temps assoupi, nous fascinent de leur trop-plein de fatuité, de leur félonie mal contenue. Ou plus compensatoire, certains de leur intégrité. Aucune moralité ne transpire entre les lignes, l'action est là qui sert de psychologie à qui veut en chercher parmi les agissements d'hommes formés en connaissance de cause, les guerres leur servant de tremplin expiatoire irréversible, la haine nourrissant leur insuffisance à ne pas avoir tué davantage. Ce sont les éléments inusités comme un tableau de l'artiste serbe Vladimir Velickovic, planqué parmi les armes, qui servira d'appât, au même titre qu'une machine à tuer. Que devient l'art quand il n'est plus que prétexte à se transformer en couverture ostentatoire, taché de l'odeur de sang et de soufre ? Objet métaphorique, défait de son attrait artistique, qui nous fait nous interroger sur certains êtres occupant le livre, telle Pavie dont le comportement laisse envisager un lourd héritage affectif. Chrysanthy, amoureuse parfois agressive envers son compagnon, se présentant à lui comme une indispensable interprète. Que dire des hommes et des femmes, bons et moins bons, défilant autour d'Alexandre Jobin, lui-même réduit au rôle gluant de l'anguille par ses supérieurs ? Chacun exerce une profession qui doit beaucoup à une double personnalité, dont l'une, fonctionnelle, que l'armée conditionne au bas de son échelle militaire, la vie civile ne pouvant offrir à ces hommes endoctrinés semblable gouvernance. Les cauchemars d'Alexandre Jobin sont comme une métaphore inavouée du comportement rationalisé de ces hommes où peu se devine. Seulement se laisse entrevoir.

Avec un plaisir jouissif on a lu ce roman policier, qui nous a dépaysée de nos habituelles lectures portées sur l'âme et ses états cassables, parfois usés, évoquant l'image d'un doigt se posant sur la corne d'un escargot, se retirant prestement dans sa coquille. Inversement, cette fiction — en est-elle une  ? — nous a révélé des hommes imbus de leur condition humaine, comme le général Broz qui se croit invincible, mais qui assuré de cette conviction trompeuse y laissera sa peau, souillée du sang de crimes impunis. Alexandre Jobin, curieux personnage pénétré d'un mal-être existentiel, mène ce bal de vivants et de morts avec un désenchantement déconcertant, qui nous éloigne de l'image narcissique de James Bond. Anti-héros par excellence, Alexandre Jobin nous est d'autant plus sympathique qu'il nous faut gratter sa couenne bourrue pour y trouver des brins de tendresse éparpillés sous une couche de rudesse qu'il ne réserve qu'aux êtres vils. Ambiance masculine, lecture pour hommes, on ne sait trop, mais de temps à autre cette évasion au sein de mondes interlopes nous remet hâtivement les pieds sur une terre porteuse de multiples dangers. On a apprécié notre incursion touristique, entre bords de mer chatoyants, comme dirait Chrysanthy, flânant sur les plages adriatiques pendant que son amant, rébarbatif à la détente, crie vengeance... 


Les gouffres du Karst, André Jacques

Éditions Druide, Montréal, 2021, 428 pages

 

lundi 20 décembre 2021

Un homme qui a juré de s'éblouir *** 1/2


Nous voici pénétrés d'une saison différente. Le soleil décline, les jours raccourcissent, les orangés se dépouillent de leur rutilance estivale. On jette un clin d'œil désabusé du côté des vêtements, nous disant que le coton et la laine feront bientôt place au lin et à la soie. Le chauffage grogne dans les radiateurs, on entrouvre les fenêtres, on ne les ouvre plus. Déconvenue attristée du temps qui nous rappelle à l'ordre des saisons. On a lu le roman de Maxime Mongeon, Cette vie qui n'est pas la tienne.

Depuis plusieurs semaines, on est dans la foulée des livres qui contiennent beaucoup d'émotions nostalgiques. Livres intériorisés, d'où peut-être cet épanchement de sentiments trop longuement retenus, par le procédé de l'écriture. Il suffit de s'en aller vers des lieux ignorant nos habitudes pour que la vulnérabilité de la mémoire altère nos certitudes. Ce qui arrive au narrateur du roman de Maxime Mongeon qui, las de son existence monotone, profite d'un élan de tendresse sensuelle envers sa femme, Céline, pour lui annoncer qu'il va faire un voyage qui l'éloignera d'elle et de leurs fils. Ce qu'elle approuve pleinement, ayant saisi le désarroi de son compagnon, qui cherche autre chose en lui. Ou ailleurs. Ailleurs qui ne sera jamais nommé mais dépeint quand il prendra pension dans un café-hôtel, loin de la ville, proche de la mer. Nous sommes prévenus de la violence du climat politico-social. C'est l'armée qui dirige sauvagement l'île, les meurtres neutralisant la vie de ceux qui résistent. Règne l'omerta, ce que comprendra le narrateur quand il essaiera de parler de l'assassinat d'un homme, commis à son arrivée.

Préambule obsessionnel dont se sert le narrateur pour nous confier que son voisin, Sam, s'est noyé dans sa piscine. Accident, suicide ? Sam était un écrivain méconnu, auteur de plusieurs essais négligés par la critique. Bouleversé, le narrateur a emporté quelques livres de Sam sur l'île, une part de sa correspondance, se souvenant de ses infractions dans sa maison, autorisées par le fils. C'est un fil d'Ariane que le narrateur utilise, enfermé dans sa propre grotte pour nous faire part de ses intériorités de cinquantenaire désenchanté. Les êtres qu'il côtoie, ceux du café-hôtel, ont fait le choix de s'installer sur l'île corrompue pour échapper à quelque modernisme qu'ils jugent néfaste, contrairement à lui qui a toujours manqué de courage pour satisfaire ses nécessités, comme celle d'écrire, s'étant contenté de conformisme. Il y a Alexandre, le chef de cuisine, jeune homme au regard plein de bonté, avec qui il crée un silencieux lien cordial. Maria, femme à tout faire, que le narrateur admire, « telle une reine dont la modestie irradie. Elle possède cette démarche à travers laquelle le sort du monde semble jeté. » Mais il y a surtout le botaniste, « grand gaillard aux lunettes rondes » qui répertorie toutes les espèces de plantes, avec qui il se liera malgré lui, le botaniste ayant saisi la débandade mentale du voyageur. Son état gravement dépressif. D'autres, marginaux, comme Pierre et sa femme Francine. Le narrateur, entre ses contemplations sur le magistral paysage océanique, s'enferme dans sa chambre à lire les essais de Sam, sa correspondance. Dans un calepin ordinaire, il prend des notes, mentionne sa relation bancale avec sa femme, Céline, la mort de Sam qu'il a sorti de la piscine, regrettant amèrement de ne pas lui avoir accordé plus d'importance, leurs conversations se limitant à celles d'un bon voisinage. Il s'enfoncera de plus en plus dans un remords inconcevable, mêlant sa vie et son désir d'écrire, ignorant que Sam se penchait sur le sort du monde, le sien se limitant à son couple, ses fils, son travail. Traumatisé par le décès de son voisin, il se rendra chez un psychologue, pensant disséquer sa souffrance mais le spécialiste semble décontenancé par les propos de son patient, inapte à diriger sa vie, à donner un sens à ses désirs embrouillés dans une démission prématurée, dépassé qu'il est par ses rêves émiettés, par ce qu'il désirait entreprendre alors que Sam, veuf, se démenait pour le mieux avec les mots, ses vérités profondes. Le narrateur donne l'impression de vagabonder dans un rêve enfantin d'où est exclue toute forme de maturité. Il ne choisit pas, influençable, il subit. Il se baigne dans l'océan avec Alexandre, boit des bières offertes par Pierre, patron de l'hôtel. Rien de consistant n'émane de sa retraite, oubliant même de donner de ses nouvelles à sa femme. On dirait que la sentence qu'il énonce contre lui dans la maison de Sam, qui donne le titre au roman, contient ses problématiques, ses refus à faire partie du monde. À l'affronter dignement. Ses réminiscences portant sur ses proches sont effleurées, telles ses relations avec ses collègues de travail. Se délie douloureusement l'existence cauchemardesque d'un homme qui se pense victime d'un songe inaccompli, la vie ne tenant qu'à un fil noué de ses surprenantes déconvenues.

Il faudrait citer des pages entières de ce magnifique récit, pour mettre en relief la poésie qui découle des réflexions du narrateur, conjuguées à la voix de l'écrivain Maxime Mongeon, qu'on a lu pour la première fois. Découverte littéraire impressionnante qu'il eût été impardonnable de négliger parmi les livres de cette fin de saison. L'histoire pathétique de cet homme demande une certaine exigence de lecture mais plus on l'accompagne dans ses contradictions, plus on se demande ce que peuvent lui apporter les personnes qui, comme lui, se laissent aller aux bienfaits de l'île, loin de l'armée meurtrière, loin des menaces qu'il a subies à l'aéroport. Portrait, car c'en un, d'une existence refoulée au centre de ses manques vitaux. C'est un jeune inconnu qu'il a regardé fixement dans les yeux, alors qu'il aurait dû baisser les siens, sur les conseils du botaniste, qui se fera le justicier de ses imprudences velléitaires. Se jetant dans une piscine imaginaire d'où il sera peut-être sauvé par une pensée fulgurante vers Sam. Le botaniste qui aura lu son calepin, confidences que le narrateur aurait dû évoquer à voix haute, le défaisant de ses erreurs humaines ramassées d'une œuvre qui le dépersonnalise, le réduit à l'état d'un homme qui a construit son enfer dans une île empoisonnée de ses rebelles, « paradis désolé qui m'avale tout entier. » N'est-ce pas la signature d'un homme qui refuse toute présence, se réfugiant dans des « petits bouis-bouis » lieux où il se sent réellement vivant, se contaminant lui-même de ses rejets, de ses peurs, de ses outrances ? Dans une solitude exacerbée par la beauté du paysage qu'il ne sait partager, seulement dépeindre, comme si les mots n'avaient aucun pouvoir sur les fatidiques illusions qu'il s'est créées pour accéder à une vie qui lui a échappé, se désespérant de sa brièveté, du peu d'attention qu'il lui a concédé, vie que nous ne pouvons jamais recommencer...


Cette vie qui n'est pas la tienne, Maxime Mongeon

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 135 pages