L'été prend fin, notre périple de lectures estivales aussi. Avant d'entamer la saison littéraire automnale, on privilégie un roman policier qu'il sera plaisant de lire en pointant le nez vers les nuages, en respirant la brise, en contemplant les arbres, poumons de la nature. Le polar en question se titre Peaux de chagrins, son auteure se nomme Diane Vincent.
Sans crier gare, arrive chez la narratrice, Josette Marchand, son grand et vieil ami mexicain, Alejandro Xochitl, qui a besoin de ses soins. Ils se connaissent depuis une trentaine d'années, se rencontrent une fois tous les trois ans. L'un et l'autre, pour des raisons professionnelles, sont passionnés par la peau. Sandro est un maître tatoueur reconnu, un ethnologue respecté. Après avoir bourlingué à travers le monde, principalement au Japon, il a géré pendant douze ans un poste de conservateur au Musée de tatouage d'Amsterdam. Il s'est marié récemment à Gabriel Marshall, « percussionniste de profession ». Depuis quatre ans, tous deux vivent dans une fermette à Dunbrook, région du Haut-Saint-Laurent, où Gabriel élève quelques chèvres et fabrique des djembés. De son côté, Josette a ouvert un cabinet de massothérapie, boulevard Saint-Joseph. Elle s'est affiliée à Vincent Bastianello, lieutenant-détective, enquêteur-chef au département des « crimes bizarres ». Elle l'assiste sur des meurtres laissant d'étranges marques sur la peau : « mutilations, scarifications, écorchures, brûlures, piqûres ». Ce jour-là, quand Sandro s'abandonne aux « mains magiques » de Josette, l'œuvre sur son dos, signée du Grand Maître japonais Kazuo Oguri, a été ravagée ; le va-et-vient d'un outil tranchant a essayé de biffer le dessin original. Lui, Sandro, ne se souvient de rien.
À partir de ce saccage charnel, Josette Marchand et Vincent Bastianello seront mêlés à une histoire pour le moins sordide. Des disparitions d'hommes adultes, des cadavres de jeunes hommes, les dirigeront vers une ferme, proche de celle de Sandro et de Gabriel, où sous le couvert de camps récréatifs pour ados, se déroulent de mystérieux rites initiatiques. Dans le village, des rumeurs sourdent, peu à peu les langues se délient. Sandro et Gabriel, homosexuels, sont perçus comme « deux gars un peu artistes, mais sympathiques. » Toutefois, le doute plane sur Gabriel que ne quitte plus le jeune Frédéric Groleau. De fil en aiguille, comme le dit Josette, l'affaire se complique quand Frédéric, parti avec Gabriel au Drum Fest de Montréal, est sauvagement assassiné dans leur chambre d'hôtel : les tatouages autour de ses poignets, réalisés par Sandro, ont été écorchés. Pendant ce temps, Gabriel reste introuvable. Plus tard, nous apprendrons que Frédéric détenait des documents compromettants qui, mis au jour par Josette et Vincent, conduiront le lecteur sur une piste redoutable.
C'est comme si la complexité de l'histoire ouvrait quatre voies indépendantes : celles de Sandro et Gabriel, celles de Josette et Vincent. Les protagonistes, chacun de son côté, mènent leur propre enquête sans trop savoir où elle aboutira. Finalement, c'est Sam Lebovich, « un drôle de vétérinaire » des chèvres de Gabriel qui, ayant prononcé quelques paroles sibyllines, révélera à Josette l'existence d'une filière inattendue dans cette enquête : les tatouages faits sur des prisonnières à Buchenwald. L'auteure nous convie alors au cœur d'un drame inoubliable où sera retrouvé l'assassin de Frédéric Groleau, un jeune homme converti au nazisme, Jim Morin.
De croisements en recoupements, comme le dit encore Josette Marchand, sans négliger les rebondissements, l'intrigue ficelée par Diane Vincent est très habile et haletante. Derrière un humour pince-sans-rire et une légèreté de style efficace, l'auteure démontre, sans un brin de morale, combien les adolescents sont vulnérables à tous les idéaux. Il a suffi que Jim Morin se laisse embrigader dans un scénario inextricable, y jouant tous les rôles que des hommes impitoyables attendaient de lui. À travers la voix et les agissements de sa narratrice, Diane Vincent nous fait découvrir un pan horrible du nazisme, l'implacable férocité de ses bourreaux.
Roman policier captivant qu'on ne peut entièrement disséquer tant il est dense. Josette Marchand, la « fouineuse », mêlée aux enquêtes de son coéquipier Vincent Bastianello, ne manque ni d'audace ni de cran. Pour mieux faire connaissance avec le duo fraternel, on recommande la lecture du premier roman de Diane Vincent, Épidermes, publié en 2007 chez le même éditeur.
Peaux de chagrins, Diane Vincent
Les Éditions Triptyque, collection « L'Épaulard »
Montréal, 2009, 240 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 7 septembre 2009
lundi 31 août 2009
Année de plomb *** 1/2

L'été persistant à ralentir le cours normal de notre vie, on lit tout son soûl. Quelques nouveaux livres attirent notre regard ; selon nos humeurs estivales, on se laisse emporter par des histoires parfois douces et tendres, parfois dramatiques et cruelles comme celle du quatrième roman de Guy Lalancette, La conscience d'Éliah.
Nous sommes le 23 décembre 1964, dans un pensionnat de jeunes adolescents. Nous savons mesurer leur valeur quand, intégrés en petits groupes, ils s'en prennent à l'un d'entre eux. En l'occurrence Éliah Pommovosky, replié sur lui-même, victime d'une tragédie familiale qu'il a occultée à l'âge de six ans et demi. Depuis, tout amour lui est interdit. Et quand il s'attachera démesurément à l'un de ses camarades, aucun acte d'automutilation ne lui sera assez douloureux pour empêcher que se reforme l'image de sa mère clouée dans un fauteuil, du sang dégoulinant jusqu'à ses pieds ; son père regarde la télé, secoué d'un rire démoniaque. Le garçon responsable de telles commotions, entraînant d'irrépressibles blessures dans la chair d'Éliah, se nomme Gabriel Blanc. Il est beau et son sourire « lui prenait tout le visage ». Au fur et à mesure que son charme opère, un désir d'amour-haine se dessine dans la conscience épuisée d'Éliah ; sans cesse, il souhaite que Gabriel n'ait jamais existé, de la même manière qu'il a dénié le meurtre de sa mère, poignardée par son père. La souffrance occasionnée par l'amour de Gabriel sera l'exutoire nécessaire à dénouer l'horreur de son enfance au prix de la vie de son ami. De la sienne, neuf ans plus tard.
Nous sommes le 23 décembre 1973, Éliah agonise sur un lit d'hôpital. Sa conscience « squatteuse » — utilisait-on un tel terme dans les années soixante-dix ? — interpelle le lecteur en de courts et dissolus paragraphes. Le mystère d'Éliah, contenu dans un cahier bleu, titré Année Gabriel, est élucidé par Valérie Lambres, infirmière, confinée au chevet du jeune homme. Elle a été son amie d'enfance, son amante, par la suite son épouse délaissée le soir de ses noces. De leur liaison tumultueuse naîtra un enfant, Julian. Enseignant le français à la maternelle, Éliah sera de plus en plus oppressé par un passé qui s'étoffera de preuves accusatrices contre le soi-disant suicide de Gabriel Blanc. L'enquête menée à l'époque a été jugulée par les pères soucieux de protéger la réputation de leur établissement.
Si le meurtre de sa mère a amputé l'enfance d'Éliah, celui survenu au pensionnat le poursuivra sans répit. Que s'est-il passé la veille de Noël 1964 qui jettera Éliah du haut de la tour d'un réservoir ? Il n'a fallu que trois mois, de septembre à la fin de décembre, pour que l'existence d'élèves, témoins de pareille atrocité, soit bouleversée à jamais. Même le frère Léo, maître de salle, retournera à l'état civil. L'ère des pensionnats religieux loués par André Gide, Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte, ne sera suffisamment dépeinte. Ces auteurs ont connu les émois de la sensualité, les affres de la sexualité en éveil. Il semblerait qu'une nostalgie amère ait griffé leur cœur, perverti leur esprit, puisque, mettant leur talent d'écrivain au service de leur plume naguère qualifiée de sulfureuse, ils ont éprouvé le besoin d'absoudre leur détresse adolescente. Ainsi, Guy Lalancette, se saisissant à son tour d'un thème universel, le situe partout et nulle part. Faisant d'un drame intolérable une raison majeure de l'aborder en toute plénitude, de le raconter à distance des manques peureux, des vides que cerne le poids des mensonges. De la fragilité de l'âge vert...
C'est un récit poignant décalé dans le temps que les jeunes des années deux mille ne comprendraient pas : filles et garçons partagent leurs troubles juvéniles loin de tout enfermement empoisonné de miasmes d'encens, de parfums capiteux. L'écriture, qui elle-même porte les stigmates réparateurs, mais indélébiles, d'un vocabulaire fertile, épuré, donne un ton et un style passionnés parfaitement accordés au profil du monstre assoupi dans la tête d'Éliah, qu'il essaie de neutraliser en se tailladant la peau à coups d'objets divers. Quel dommage qu'un père, semblable au curé de campagne de Georges Bernanos, ne lui ait pas chuchoté : « Tout est grâce ». Roman provoquant en nous de sourdes rumeurs, sur nos lèvres certains sourires empreints d'une indicible indulgence.
À lire pour saisir l'aspect sociologique d'un temps heureusement révolu, pour démasquer des mentalités contraintes, mais aussi pour savourer le talent de l'auteur confirmé dans son troisième roman, Un amour empoulaillé, réédité en format de poche chez TYPO, paru en 2004 chez VLB.
La conscience d'Éliah, Guy Lalancette
VLB éditeur, Montréal, 2009, 202 pages
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