lundi 8 août 2011

Des histoires adhésives *** 1/2

Pendant les congés de la deuxième quinzaine de juillet, on a l'impression de vivre sur une planète où les gens font preuve de gentillesse, de patience. Moins de monde, moins de coude à coude dans les transports en commun. Plus de tolérance envers les piétons, les automobilistes eux-mêmes laissent leur mécanique se la couler douce... Serions-nous trop nombreux sur notre Terre souillée par des usagers trop pressés, trop indifférents, parfois agressifs ? On parle du roman signé Marina Lewycka, Des adhésifs dans le monde moderne.

À la suite d'une discussion stupide, Rip Sinclair claque la porte de l'appartement qu'il partage avec son épouse, Georgie, et leurs deux enfants, Stella et Ben. Excédé, il annonce qu'il va vivre avec Pete, son partenaire de squash. Celui-ci est marié à Ottoline. Ils habitent une grande maison et louent « parfois le dernier étage transformé en appartement. » Désemparée et en colère, Georgie se débarrasse spontanément des affaires de son mari. Heureuse initiative qui lui fera faire la connaissance d'une vieille dame juive crasseuse, qui se présente à elle comme étant madame Naomi Shapiro, quatre-vingt-un ans. Elle vit avec sept chats grincheux et pisseurs dans une maison délabrée et puante, au nom biblique, Canaan House. La dame et la maison ont une histoire palpitante que Georgie, tout en écrivant un roman à l'eau de rose, essaiera de percer et de résoudre. Elle se heurtera à tant de facettes incohérentes, qu'elle n'hésitera pas à les comparer aux articles qu'elle rédige pour la revue Des adhésifs dans le monde moderne. Métaphore essaimant le roman, les personnages et les chats s'agitant comme sur une scène de théâtre. Chacun colle à l'autre, dépend de l'autre, malgré de multiples divergences les opposant radicalement. Georgie devra démonter les usurpations de Naomi Shapiro, qui se dissimule depuis soixante ans derrière une douloureuse histoire d'amour. Sa tyrannique voisine admise à l'hôpital à la suite d'une chute dans la neige, Georgie s'occupera d'elle comme elle le fait avec Ben, son fils de quinze ans, qui traverse une troublante crise mystique. Elle imaginera que la maison, un personnage en soi, appartient à l'une de ses tantes, qui veut la mettre en vente. Elle aura alors affaire à de véreux agents immobiliers, sera exposée à tous les compromis malveillants pour acquérir la demeure. Ils collent à Georgie, à Mr Ali, à ses deux neveux qui entreprennent, tant bien que mal, de la rénover. L'un des agents collera tellement à Georgie qu'il éveillera en elle des sensations perverses... Au fur et à mesure que l'intrigue se dénoue, les protagonistes mettent au jour des blessures purulentes, inguérissables. Thématiques complexes qui, sous le couvert d'un humour féroce, d'une légèreté grinçante, s'agglutinent au roman. Pièces d'un puzzle qu'il est bon de souligner : création d'Israël, conflits israëlo-palestiniens, immigration, Deuxième Guerre mondiale, solitude de la vieillesse, révolte des mineurs avant et sous Margaret Thatcher.

Une dualité permanente, tels des jumeaux ennemis, crée des situations où le passé et le présent se disputent une place indéterminée, affaiblissant un précaire avenir. Nous avons l'impression que les luttes finissent toujours par se résorber, ce qui est improbable dans certains cas désespérés. Le monde évolue mais pour aller où ? La maison aux odeurs fétides renferme bien des secrets rassemblés dans des lettres froissées, des photos jaunies, que Naomi Shapiro n'est pas à même de soustraire aux témoins de son passé lequel, sans cesse, ressurgit. Jusqu'à son supposé fils sioniste qui devra partager quelques chambres avec les neveux palestiniens de Mr Ali. Perpétuel affrontement entre des êtres déchirés, exaltés par la convoitise d'une terre constamment saccagée par des hommes à la recherche d'un pays. Une patrie acquise durement après que tous ont été rejetés...

Étonnée par tant d'incompréhension haineuse, Georgie, en désaccord total avec son mari, réalise qu'il est plus facile de se venger que de faire la paix. Ce qui la fait réfléchir et, écrire, sous la plume de Marina Lewycka, des propos réalistes qui font mouche. « Parfois, quand j'essaie de comprendre ce qui se passe dans le monde, je me surprends à penser à de la colle. » Roman perçu par une femme que chacun utilise à sa manière, d'où son prénom mutilé chaque fois que l'un d'eux recourt à sa générosité. Même son mari se rendra compte que Georgie n'est plus la femme qui se tracassait pour des futilités.

L'action se déroule en six mois, à Londres, entre l'automne et le printemps. Temps nécessaire à Georgie pour mesurer la bêtifiante sottise humaine. Essayer de recoller ce qui en vaut la peine en philosophant sur les attraits des adhésifs, vaste métaphore décryptant les relations interpersonnelles. En dernier recours, après avoir réussi à réconcilier ceux et celles qui, victimes d'un passé houleux, ne pensaient pas que le pardon fût possible. Georgie, elle aussi aux prises avec une famille récalcitrante, comprend que « tout est étroitement lié, maintenu par une force mystérieuse, que l'on peut appeler colle, si l'on veut. » Elle spécifie « les baleines et les dauphins, les Palestiniens et les juifs, les forêts tropicales, les chats de gouttière, les grandes demeures et les villages de mineurs. »

L'humour omniprésent, soutenant magistralement le récit, se révèle la grande porte de sortie lorsque les différences, si difficiles à admettre, nous font planer au-dessus de toute indulgence ; elles nous initient à la détestation plutôt qu'à nous délasser dans une paisible cohabitation, Georgie parvenant à disséminer dans l'esprit surchauffé des antagonistes des soupçons de douceur.

Toutefois, le titre original We are all made of glue, convient mieux aux pertinences de l'histoire que sa traduction en français. À lire pendant les chaudes journées estivales pour ajouter à nos bonheurs de lecture !


Des adhésifs dans le monde moderne, Marina Lewycka
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Sabine Porte
éditions Alto, Québec, 2011, 585 pages










lundi 25 juillet 2011

Autour d'un homme absent *** 1/2

Dernièrement, on a fait un rêve étrange. Corps plié vers l'avant, une main tenant un bâton noueux, une vieille femme traversait à pas incertains une clairière d'acacias en fleur. Spectatrice de ce tableau vivant, on s'est souvenue que, petite fille, on se promenait dans cette même clairière. La vie se boucle-t-elle ainsi ? Aujourd'hui, on parle du roman de Christine Eddie, Parapluies.

Béatrice raconte comment Matteo l'a quittée une nuit, alors que la veille, avec des amis, ils ont joyeusement fêté son quarantième anniversaire à elle dans un chic restaurant japonais. Ils sont en couple depuis quinze ans, tout semble aller bien entre eux. Ils s'aiment. Béatrice est correctrice dans « une agence qui produit des catalogues électroniques », Matteo enseigne la littérature dans une université. Très apprécié de ses étudiants, il leur consacre beaucoup de son temps. La mère de ce dernier, Francesca, vit dans l'appartement du rez-de-chaussée. Seul point sombre à leur existence sans failles, ils n'ont pas d'enfants, Béatrice est stérile. Elle a songé à l'adoption, Matteo a habilement découragé ce désir légitime. Béatrice s'interroge longuement sur la disparition de son conjoint quand, passant l'aspirateur sous le lit, le goulot de l'appareil lui rapporte une petite culotte « avec de la dentelle rose pâle », trop grande pour elle. Choc douloureux qui la jette vers Aisha, Somalienne de treize ans, qui a été lapidée parce qu'elle a dénoncé à la milice les hommes qui l'ont violée... Béatrice porte la jeune fille en elle, lui parle, la protège. Le fantôme d'Aisha lui permet de relativiser son malheur, d'évaluer sa chance d'être une femme occidentale indépendante. À l'hôpital, quand sa belle-mère se remettra d'un accident vasculaire cérébral, elle fera la connaissance d'une fillette, Thalie, qui, croit-elle, ressemble à Aisha. Bien sûr, Béatrice fera le tour des amies, des collègues de Matteo pour enfin s'arrêter sur une certaine Daphnée ( avec un e ) Sanschagrin, qu'elle soupçonne d'avoir débauché son conjoint. Depuis que sa vie a basculé dans son quarantième anniversaire, il pleut.

Nous délaissons momentanément Béatrice et entrons dans l'univers adolescent de Daphnée Sanschagrin. Obèse et fille unique, elle se dit sauvée par les livres qu'elle a découverts quand elle s'est lassée des moqueries de ses amies. Du primaire à l'université, son parcours est semé d'embûches cruelles subies par la fréquentation de garçons et de filles qui n'ont aucune indulgence pour sa corpulence. Dans un demi sous-sol qu'elle a loué, elle rêve de rencontrer le docteur Jivago. La littérature russe n'a plus de secret pour elle. Pourquoi n'irait-elle pas sur place pour en savoir davantage ? Fascinée par les cours dynamiques de Matteo Jordi, éperdument amoureuse, Daphnée devient son assistante. Lui ne prête pas attention à ses avances, il est aveuglé, essoufflé par Catherine, doctorante en littérature. Coup de poing en plein visage qu'il ne sait comment soigner, et dont sa jeune cinquantaine est responsable, se plaint-il à ses deux meilleurs amis. Catherine est mère célibataire d'une petite métisse prénommée Thalie, déjà rencontrée brièvement dans l'existence de Béatrice. Alors qu'il a rendez-vous avec Catherine, celle-ci se dédit, aucune gardienne n'est disponible. Daphnée, écoutant la conversation téléphonique dans le bureau de son directeur de maîtrise, se propose de jouer ce rôle, elle « sait y faire avec les bébés. » Matteo jubile, affirme qu'elle est un ange.

Troisième femme du roman : Catherine. Elle est très séduisante et va d'un homme à un autre. Elle travaille dans une librairie, habite un HLM, se présente à Matteo Jordi, décidée à faire une thèse de doctorat sur la différence de plusieurs littératures. Elle est aussi la maman de Thalie qui, à dix ans, lui pose des questions embarrassantes sur son papa. Catherine bafouille, se contredit, élude. Incapable de supporter davantage les tricheries de sa mère, Thalie vendra des journaux, de manière à gagner des sous qui l'aideront à retrouver son père, qu'elle pense être Barak Obama... Puis, un matin, une vieille dame lui ouvre sa porte, elle est italienne, prépare à la fillette du chocolat chaud, elle s'appelle Francesca. Il ne cesse de pleuvoir.


C'est un lot de surprises arc-en-ciel que nous offre Christine Eddie. Magnifiquement structuré, le roman fait penser à deux mains qui se joignent autour d'autres mains, celles-là, immobiles et boueuses. Ce sont les mains de Matteo qui ne peuvent plus tendre la lettre qu'il a écrite à Béatrice. Le destin de trois femmes s'imbrique, abritant des vies alternées sous des parapluies imaginaires. Superbe parabole. L'auteure ne dit-elle pas « qu'on traîne en soi un sac de plomb […] » ? Le tour de force de Christine Eddie, c'est d'avoir utilisé un ton primesautier pour dénoncer des « choses terribles ». Aucun apitoiement, tout est légèreté. L'être humain n'est-il pas composé de ces situations déchirantes qui le font se lamenter, avivant les larmes. Les soupçons de Béatrice ne s'appuient-ils pas sur une réalité surfaite, comme si la disparition de Matteo s'avérait nécessaire pour mettre en branle une machine infernale qui nous assourdit. La vieillesse, la solitude, la paternité, la maternité. Le sort des petites filles somaliennes, africaines. Moult sujets traités par l'auteure, déliant une profonde lucidité, un nœud coulant dans la gorge. Générosité de sa part, soustrayant le lecteur à trop de désarroi, alimentant une mûre et amère réflexion sur nos capacités à cheminer dans des sentiers tracés au hasard des forêts dans lesquelles nous nous enfonçons, sans ombre pour nous rafraîchir, ni eau pour nous désaltérer. À lire absolument.


Parapluies, Christine Eddie
éditions Alto, Québec, 2011, 200 pages