lundi 7 octobre 2013

Des dames de compagnie *** 1/2

Aphorisme. La présomption de la jeunesse empile nos bienfaits dans une boîte à chapeaux, la sagesse de la maturité les range dans une boîte à chaussures, le détachement de la vieillesse les classe dans une boîte d'allumettes. On parle du dernier livre d'Alain Gagnon, Les Dames de l'Estuaire.

La science-fiction, le fantastique sont des genres peu usités dans la production romanesque qui se publie chaque saison au Québec. Il n'est pas simple d'exploiter des thèmes où l'humain traque des univers dissemblables, côtoie des êtres peu faits pour la vie terrestre. Pourquoi un écrivain s'intéresse-t-il à un tel sujet réfractaire ? Un refuge nécessaire au poète pour explorer ce dont, peut-être, il rêve de rejoindre ? Ces questions, n'attendant aucune réponse, nous viennent après la lecture de trois novellas signées Alain Gagnon, novellas où ne manquent pas les dames, qu'elles aient visage humain, qu'elles symbolisent la figure du jeu d'échecs où excelle l'écrivain. Récits funambulesques, fil tendu entre trois hommes se démenant avec une existence blessée par un précédent traumatisant. La Toupie, phare situé à l'embouchure du Saguenay, constamment corseté de brouillard, frappé par des tempêtes ravageuses. Andrei, écrivain slave, engoncé dans le remords d'un crime qu'il croit avoir commis sur Iar et Rada, ses meilleurs amis. Il est séparé de sa compagne, Irina, qui l'accusait d'être « un froussard ». Il fréquente les bars, lieux impersonnels, vides de tout élément accusateur. Dans l'un, il fera la connaissance de Pristine, jeune femme aux poignets marqués de cicatrices. Au phare, il est poursuivi par des paysages déformés, des bruits métalliques, qui se rapportent à l'homme qu'il a été à Krym. Pour s'apaiser, se rassurer, il relit des lettres d'Irina, sa Dame de cœur, qui le persuade de son innocence. Ne se raconte-t-il pas d'étranges et absurdes histoires ? S'il revient au pays, laquelle vivra-t-il ? Il en incombera à Pristine de la lui relater, le désignant tel un homme universellement souffrant ? Le surnaturel ici trouve sa place à l'intérieur des êtres — des femmes — virevoltant autour d'Andrei, comme si, malgré eux, ils adhéraient à son angoisse...

Dans l'estuaire du Saint-Laurent des dames s'y promènent, provoquent l'écrivain. S'inspirant d'une légende québécoise datant de 1884, Alain Gagnon fait revivre une Dame qui, lorsqu'elle apparaît à ses futures victimes, affirme que la vallée lui appartient depuis sa glaciation, aujourd'hui transformée en fleuve. Les villageois n'osent prononcer son nom de crainte qu'elle se manifeste. La Dame aux Glaïeuls. Pourtant, Jared Simon acceptera de garder un complexe hôtelier fermé durant l'hiver. L'endroit est idéal pour y terminer son roman. Solitude absolue, pense-t-il. Mais bientôt, des bruits anormaux, des ombres suspectes se manifestent. Des bancs de brume avalent parfois une blanche apparition. Sans intervention, la télé s'allume, le téléphone sonne. Des glaïeuls annoncent une présence, carte de visite ostentatoire dont le langage effraie Jared. Peu de distractions alentour. Un voisin prolixe, au loin les phares. Mau et Pat qui lui ont proposé ce « job ». Gladia, la femme aimée et quittée. Plus tard, le chien Boris. De multiples Gladia troubleront Jared. Un mot succinct écrit sur la grève. Le temps passe, la menace se resserre. La Dame aux Glaïeuls apparaît, disparaît. Reparaît. Souffle bref, bruissement d'ailes. Une jeune femme excentrique, Nikki, médium, rencontrée après avoir été chercher Boris, accompagnera Jared à l'hôtel. Elle veut venger Rick, son amoureux, frère de Pat, prétendument suicidé. Une nuit dramatique incitera violemment la Dame aux Glaïeuls, justicière improvisée, à révéler la raison de son exil terrestre : « des histoires entre dieux ». Mille morts endurées, elle, condamnée à ne pas mourir. Comment survivre sans se venger des humains qui, eux, ont le pouvoir de se corrompre ? Cruellement, la Dame aux Glaïeuls commettra une ultime ignition, calcinant les pierres, ceux qui les abritent. Cependant, la disparition de Jared Simon épaissira le mystère, amplifié par une dénommée Léa qui, dans son chalet, compulse des manuels de botanique, informant le lecteur de « tout ce qui touche à cette plante ». Le glaïeul.

Le dernier récit se trame autour du jeu d'échecs. Le Gambit de la Dame. Aucune dame visible n'entravera le destin de Sam, tueur à gages, qui, adolescent, de sang-froid, a abattu un fermier despotique. Ce dernier escroquait des villageois, les poussant à l'exil ou au suicide. Le Carcajou. Recruté par un mystérieux Pilou, Sam, sans état d'âme, perpétra des meurtres dont les raisons demeurent secrètes. En parallèle, il est bénévole dans un centre d'accueil pour vieillards. Il est aussi l'employé de Pilou qui gère un atelier de vieux ordinateurs. Deux solides alibis qui le protègent de tout soupçon. Pendant ce temps, la Dame aux échecs agit dans l'ombre, « s'insinue dans la vie d'un personnage », celui-ci étant Sam. La Dame déploie l'arme redoutable de sa machine de guerre. Sam, joueur vulgaire, mais lucide, ne pourra échapper à cette manœuvre meurtrière. Les pions se sont organisés : Pilou, Jade, jeune femme de qui Sam est amoureux, surgie de nulle part. Gambit de la Dame puisqu'elle sera, en partie, la cause de la perte de son amant. Phil, ami d'adolescence de Sam, sa compagne, Avril. D'autres, qui gravitent autour de son premier meurtre. Un sujet banal qui, mené d'une manière déconcertante, ésotérique, coupe le souffle au lecteur.

Trois novellas enveloppées de surnaturel, nourries d'un imaginaire riche et sans frontière, pouvons-nous avancer ; les thèmes, ne débordant pas des « séductions du Kamouraska », nous parviennent, dirons-nous, d'un au-delà palpable, embrumés d'êtres ni vivants ni fantomatiques. Mânes assoupis, fiévreux tremblements de l'âme, éblouissements du regard quand, spectres attentionnés à l'écriture du poète, ils transmettent au lecteur des messages venus d'outre-mondes. Il en faut des voix divinatoires pour décrypter la symbolique ailée de monstres malveillants ou, à l'inverse, dépeindre des silhouettes favorables, ombres portées, ravivant des feux cendreux, lassées des vicissitudes quotidiennes. La voix d'Alain Gagnon se pare de ces privilèges généreusement distribués par des dieux qui veillent. Le lecteur ne peut que remercier l'écrivain de partager avec lui l'intimité d'univers nobles ou factieux. Les univers ne font-ils pas l'homme ?


Les Dames de l'Estuaire, Alain Gagnon
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 155 pages











lundi 30 septembre 2013

Être ou ne pas être juif *** 1/2

On aime la pluie de début d'automne. Ciel métallique. On rêve de nuages qui déverseraient des orages de livres. Tonnerre de mots, éclairs de mots. On privilégie les livres vigoureux, on exècre les livres à l'eau de rose ! Toutefois, on recommande ceux-ci aux lecteurs et lectrices qui font leurs premiers pas sur l'herbe tendre de la lecture. Peu à peu, le rose s'enrichira de teintes plus vivifiantes. On s'attarde sur le roman d'André Vanasse, La flûte de Rafi.

Encouragé par sa grand-mère Rebeka, le 18 avril 1626, s'enfuit de chez ses parents, juifs ashkénazes, habitant Cracovie, Pawel Szojchet. Il a dix-huit ans et ne veut pas devenir un boucher rituel. Il déteste tuer les bêtes. Au port, l'attend le capitaine Elimeleh qui, sur son chaland, le mènera à Varsovie. Après une traversée de vingt jours, séjournant à Kuzmir, Elimeleh apprendra au jeune homme les habiletés et ruses du commerce. Pour la première fois, Pawel trahira honteusement son patronyme. Il s'appellera Pawel Hase. Le lièvre, surnom de Joseph. Seize jours plus tard, débarquant à Varsovie, Élimeleh lui conseillera d'aller vers l'Allemagne. À Hambourg, la communauté juive y est bien accueillie. La chance lui souriant, un navire marchand doit mettre le cap sur Hambourg. Le capitaine, Cristoval Nunès, juif séfarade, avisera Pawel de l'oppression des Juifs au XVIIe siècle. Plus tard, il vivra une passion avec une Cracovienne, Margalit Hirsch, trente ans, patronne de la pension où il résidera. Passion partagée qui poursuivra Pawel sa vie durant. Margalit détient aussi une parfumerie-herboristerie qui nous vaudra des pages succulentes sur la fabrication et composition des parfums. Décidé à s'installer à Hambourg, Pawel prendra des cours de hollandais avec Esther, une fillette de dix ans. Elle est la fille d'un marchand juif d'Amsterdam venu s'établir à Hambourg. Les projets de Pawel seront bouleversés par un drame fortuit. En plein hiver, un incendie détruira l'appartement des parents d'Esther. Elle perdra sa famille, sa sœur et son frère. Pawel sauvera la jeune fille, qui lui vouera un amour insensé sur lequel il fermera les yeux lorsqu'il deviendra son tuteur. Ils vivront ensemble dans un appartement déniché par le rabbin. Margalit, qu'il rencontre en cachette, rompra avec Pawel parce que trop attaché à lui. Influencé par Esther, peiné de la décision de sa maîtresse, il acceptera de demeurer à Amsterdam. Il y fera la connaissance de la parenté d'Esther, Hana et Orobio Alvarès, qui lui confirmeront la libéralité de la ville envers les Juifs, même si quelques ombres obscurcissent ce paysage idyllique. Son avenir étant incertain, Pawel fréquentera l'atelier d'art d'Hendrick van Uylemburgh, où il apprendra à déchiffrer les tableaux. Entre les deux hommes naîtra une sympathie naturelle. Nous quittons la vie quotidienne pour entrer dans le monde fascinant des peintres de l'époque que Pawel — lui-même excellent peintre — côtoiera quand il rentrera au service de van Uylemburgh. Semblables à Pawel, nous sommes ébranlés par l'apparition de peintres dont les œuvres ont traversé plusieurs siècles. Hendrick Avercamp, Pieter Lastman, et d'autres. On ne peut citer tous les artistes arpentant la galerie et l'école-atelier que fréquentera Rembrandt. En 1638, van Uylemburgh enverra Pawel en Europe à la recherche d'œuvres nouvelles. Après bien des drames sordides, il se fixera à Rouen, ville inhospitalière aux Juifs. Pawel devra masquer son appartenance religieuse, franciser son nom. Il deviendra Paul Vanas.

Ce long préambule, riche en événements socio-culturels, que l'on dépeint brièvement, n'offre qu'un avant-goût du destin hors du commun de Paul Vanas. Marié par devoir à Barbe Montel, fille de feu Jacob Montel, collectionneur, juif converti au catholicisme, il aura un fils, François, qui, après l'assassinat ignoble de ses parents, devra fuir en Nouvelle-France. Mais la flûte de Rafi ? Son fils étant doué pour la musique, Pawel lui fera donner des cours de flûte traversière, flûte fabriquée par le fleustier lyonnais Claude Rafi au XVIe siècle. Elle a ceci de particulier qu'elle est composée de deux morceaux. François ne se séparera jamais de l'instrument. Antidote lénitif à la longue et pénible traversée jusqu'en terre d'Amérique. Des soirées hivernales, des cérémonies religieuses aux Trois-Rivières devront beaucoup aux compositions et ritournelles du musicien. À sa flûte, François, époux de Jeanne Fourrier, père de onze enfants, propriétaire d'une ferme, confiera sa jeunesse heureuse avec ses parents, le souvenir attendrissant d'une adolescente, Ruth, aimée durant quelques semaines. Margalit, Esther, mystères féminins effleurés dans la vie de son père. Rebeka, la grand-mère qui avait failli quitter un époux attentionné pour un amour d'un soir. Sa vie accomplie durement, François Vanas sera enterré dignement avec sa flûte.

On laisse au lecteur le bonheur de découvrir ce dense et captivant et sensuel roman. On ne s'est pas attardée en Nouvelle-France par crainte de nous répéter. Là encore, le lecteur y trouvera son compte. Le périple bouleversant de Pawel et de François nous a semblé nécessaire pour nous faire découvrir la tragédie des Juifs au long des siècles. Deux hommes qui ont dû composer avec la stupidité bornée de leur époque. Récit fictif, qui a permis à André Vanasse de mettre au jour certains points — obscurs ? — de ses ascendances, ce que nous lisons avec curiosité dans son épilogue fort détaillé. On souhaite que son roman suscite un regard neuf et tolérant sur les premiers arrivants en Nouvelle-France. Déchirer l'image erronée d'hommes et de femmes, surtout d'hommes, débarquant avec grande âme dans un pays rébarbatif, où tout était à faire. En accord avec l'écrivain, on aime que l'éventail de nouveaux pionniers soit élargi. Même si ces Juifs pestiférés ne purent choisir leur terre d'accueil, au moins en celle-ci ont-ils pu y trouver quelque paix, à l'abri de discriminations humiliantes.

Roman-témoignage que nous devons lire, pour essayer de nous convaincre qu'au fond de nous, nous sommes tous juifs.


La flûte de Rafi, André Vanasse
XYZ éditeur, Montréal, 2013, 318 pages