lundi 12 mai 2014

Un vieil homme et son royaume *** 1/2

On a peu parlé des dimanches. De ceux qui nous attristent, de ceux qui nous enchantent. On se laisse aller au labeur qui encombre nos journées coutumières. Le dimanche, on aime flâner, on téléphone aux amis qui nous font rire, on oublie les grincheux. On écoute Mozart, du jazz, du blues, on aime l'éclectisme de nos goûts musicaux. On ne lit surtout pas. Parlons du récit d'Alexandre Mc Cabe, Chez la Reine.

Grand-père Jérémie se meurt d'une leucémie. Il est à l'hôpital entouré de son épouse, de ses enfants et petits-enfants. Celui qui raconte est son petit-fils. Il a une vingtaine d'années, époque des certitudes mais aussi de l'éveil des grandes douleurs. Quand il partira de l'hôpital, il ira se reposer chez sa tante, chez la Reine « comme on la surnommait », propriétaire d'une épicerie à Sainte-Béatrix. S'il a échappé au retrait du monde à cause de l'atmosphère angoissante des hôpitaux, le narrateur, romantique, glissera dans ses souvenirs d'enfant et d'adolescent. La plupart, se repaissant de la présence de Jérémie. Certains, se confinant dans l'euphorie du corps, telle la première expérience sexuelle avec une jeune fille de son âge, maladroite, émouvante. Les émois de la chair juvénile. Le désarroi après avoir passé la nuit ensemble. Les années qui défilent. Les certitudes se fêlent, la sœur du narrateur lui apprend la maladie du grand-père. Le cinquantième anniversaire de mariage des grands-parents fêté chez la Reine. Son regard aigu sur les adultes qui font semblant de rien, continuent à vivre malgré le diagnostic énoncé. Le vertige de son petit-fils qui se rend compte de la marche inexorable du temps, tout ce qui meurt dans ce long chemin essaimé de joies, d'affliction fragilisant son entourage, comme si une désunion menaçait l'équilibre familial. Sa vie qui devrait l'entraîner ailleurs, ce dont il ne doute pas. La communion avec la nature, toujours dans les pas de Jérémie, agonisant.

Une attentive promenade autour de la maison le ramène aux automnes pétrifiés chez la Reine. À la chasse. À la grâce des cerfs, cervidés candides tués par son oncle, l'époux de sa tante. Au jardin fleuri de celle-ci. Ses efforts pour l'entretenir, vivaces et annuelles rivalisant de couleurs, ornent « chaque pierre pendant l'été. » Détails qui font que l'existence d'un jeune homme à la campagne alimentent des réminiscences proustiennes décrites avec une minutie particulière, le talent de l'auteur s'amplifiant au fur et à mesure que les pages déroulent les réflexions du narrateur ; mots qui jaillissent sous sa plume, tendres, limpides, toujours justes. Et grand-père se dressant tel un monolithe indestructible. Homme actif, taciturne, pourvu d'un humour aiguisé qu'il partage avec ses fils et petits-fils. Plus tard, avec l'ami volubile, cultivé, Victor Proteau, dépeint parmi les prismes déformés de l'enfance, comme le sera l'actrice Dorothée Raymond lorsqu'elle se ravitaille à l'épicerie de chez la Reine. Femme qui par sa profession se marginalise des villageois, fascine l'adolescent par « le soin qu'elle accordait à ses mouvements et à sa démarche. »

L'ensemble du récit est ainsi, bardé de souvenances bouleversantes où les protagonistes abondent, se présentant au hasard de la vie, les incitant à suivre l'exemple des grands-parents, adhérer à leur propre éducation. Bannir la paresse, les excès, les frivolités. Le narrateur nous montrera un grand-père rêvant d'un Québec libre, d'une province prolixe, vieil homme méfiant atavique des hommes politiques. Sourd en lui un passé chiche. « Une vie entière de privations et de labeur. » Mais le rêve s'interrompt brusquement. Grand-père se contente de jurer. Il est temps d'éteindre les lumières. Toutes, sans exception. Jérémie est mort.

Le récit se poursuit en France, le narrateur cédant la place à l'auteur Alexandre Mc Cabe. Ce dernier a rendez-vous avec la fille d'Albert Camus, Catherine, « son ayant droit. » Une femme qui se consacre avant tout au père qu'elle aime, négligeant le monstre sacré installé sur un douteux piédestal. Le lecteur perçoit l'auteur déambulant dans Aix-en-Provence, se mêler à la faune aixoise, se perdre dans des ruelles piétonnières. La densité historique et culturelle des lieux le dépasse. On aime marcher avec lui, se reposer à la terrasse de l'auberge où il découvre, stupéfié, la montagne Sainte-Victoire. Ancrage dans ce pays, conforté par la présence d'un couple avec qui il passera une nuit à se remémorer ceux et celles qui firent le Québec. Irlandais, Nantais. Normandie, Anjou. Des voix, celles de Louise Forestier, de Pauline Julien. Bien d'autres qui, cinq ans plus tard, reconduisent le lecteur au narrateur, debout devant la tombe du grand-père. Plus loin dans le temps, en compagnie d'une enfant qui lance des cailloux dans le fleuve. Tout commence, affirme Alexandre Mc Cabe, avec raison.

Tout commence aussi dans la vie de ce jeune écrivain au talent immense. On pense à Jean-François Beauchemin qui, chacun le sait, nous émeut au plus profond de nous-même. On mentionne le nom de cet écrivain, tellement chaque phrase d'Alexandre Mc Cabe nous réjouit, nous assure qu'un premier livre s'avère autre chose qu'un regard compatissant jeté sur son propre nombril, sur un esprit imbibé de scories vaines, sans parler de la médiocrité d'une cogitation superfétatoire. Se pencher sur soi, à la manière d'Alexandre Mc Cabe, témoigne d'une profonde générosité animant un être inspiré de ses ancêtres. D'un vieil homme et de son royaume ressuscité.


Chez la Reine, Alexandre Mc Cabe
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2014, 162 pages








lundi 28 avril 2014

Sur des airs de blues ***

Avril fleure bon le printemps. On rêve de forsythias épanouis, jaune rutilant. Les jonquilles, les tulipes font plisser les yeux de bonheur. Plus tard, les pivoines échevelées, le regard plongé dans un heureux passé. Les tulipiers aux teintes délicates, bien souvent haussés devant une fenêtre. Autres fleurs saisonnières, les livres qui exhalent l'encre et le papier. On a lu le roman de Stéphane Ledien, Bleu tout-puissant.

À Paris, il a été rédacteur dans une agence publicitaire. Avec son ami Antoine, directeur de création dans cette même agence, Gaspard a mené grand train de vie jusqu'à l'écœurement. Plus tard, Antoine, après quelques dérapages professionnels et sentimentaux, a immigré au Québec. A créé une petite agence, aidé de partenaires peu scrupuleux. La suite de l'aventure nous l'apprendra. Gaspard le retrouvera par hasard, juché sur le capot de sa voiture, en hiver, à Québec. Réduit à une situation précaire, il sera embauché par son complice parisien, ce qui lui assurera « un peu de stabilité sociale. » Mais son drame personnel, c'est qu'il s'ennuie et ne rêve que de musique. Deux fois par semaine, le soir et la nuit, il joue bellement de l'harmonica dans des salles où l'alcool, jaune et blanc, imbibe les nuits cafardeuses. N'en pouvant plus de sa vie morne à rédiger des brochures publicitaires, il décide, au grand dam d'Antoine, d'abandonner tout confort matériel pour se consacrer au blues. Et aussi à Mélanie, sa jeune voisine aux yeux mauves et à ses trois lapins blancs.

Mais Gaspard a un destin qui le mènera loin de lui-même, de ses projets d'harmoniciste. Il n'est qu'un pion déstabilisé, qui se heurte à des personnages surgis de nulle part, en ce sens qu'ils sont loin de ses rêves. Imprimer ses pas dans ceux de musiciens qu'il admire et dont il fait sa pitance quotidienne. Muddy Waters, B. B. King, Buddy Guy. Le fameux Robert Johnson qui aurait vendu son âme au diable « en échange d'un jeu de guitare incroyable et du succès en tant que chanteur... » Se rendre en pèlerinage à Chicago ou en Louisiane. Un champ de bataille où il veut apporter sa pierre à l'édifice en tant qu'harmoniciste à temps complet. Dans un bar, il fera la connaissance d'un agent d'artistes qui lui offrira une invitation pour qu'il aille voir l'exposition du célèbre photographe, Owen Rickenbaconfield, présentée au Musée des beaux-arts. Une curiosité légitime qui lui sera fatale quand il croisera sa route, acceptera de se laisser photographier par la star du néo pop art.

À partir de cet événement, Gaspard sombrera dans une désespérance qui se révèle, telle une obsession. Il est persuadé qu'Owen Rickenbaconfield lui a volé son âme, le photographe ayant une étrange réputation auprès de ses modèles, célèbres ou inconnus. Ce phénomène légendaire s'étant maintes fois perpétré, Gaspard ne manquera pas de s'enliser dans cette douteuse conviction. Il a perdu son âme, celle dont il a besoin pour jouer. Jusqu'à l'inévitable et surprenante catastrophe finale.

Roman original, chaque début de chapitre étant balisé d'une citation musicale de virtuoses, qui entraîne le lecteur jusque dans la descente aux enfers de son principal protagoniste. Un humour absurde dédramatise le sujet, l'ajuste aux difficultés d'interprétation qu'exige l'harmonica. Toutefois, on a été sevrée du bavardage de Gaspard, style délayé que nous rencontrons souvent dans les romans français, l'auteur, Stéphane Ledien, étant d'origine française.

À lire, pour la saveur théâtrale de dialogues échangés entre Gaspard et son compère Antoine. 


Bleu tout-puissant, Stéphane Ledien
Lévesque éditeur, Montréal, 2014, 215 pages