N. apprécie généreusement nos introductions. Enthousiaste, elle nous suggère de les convertir en de courtes nouvelles. On ne le fera pas, on préfère la spontanéité de l'instant qui nous fait prendre en main papier et stylo. Saisir la pensée fugitive qui, après l'avoir écrite, s'étiole, tels les brasillements d'un feu d'artifice. Penchons-nous sur le récent roman de Patrick Roy, L'homme qui a vu l'ours.
Après avoir flâné dans le roman lesbien de Sarah Waters, on aborde un milieu méconnu, celui des lutteurs. Univers masculin où les femmes se profilent en arrière-plan, attendent que leur homme revienne à la maison avec les honneurs du corps blessé, parfois grièvement. Ce n'est pas sur ce fait discutable que le roman de Patrick Roy ouvre ses pages, mais sur deux hommes qui règlent leurs comptes avec un inconnu. Prolégomènes qu'il sera temps d'éclaircir le moment venu.
Pour entrer dans l'histoire de l'Américain Tommy Madsen, nous devons faire confiance à Guillaume Fitzpatrick, Sherbrookois, quarantenaire, réputé journaliste au magazine Sports. Secondé par Hugo Turcotte, un collègue du Soleil, passionné de lutte, Fitzpatrick deviendra le biographe officiel de Madsen, géant aux cheveux longs et blonds, lutteur inégalé. Maintenant sur le déclin, il s'est retiré dans les montagnes Vertes, État du Vermont. Il vit seul, séparé de Laurie, il est père de deux enfants. Jusque-là, aucune surprise, la vie coule, telle que nous l'avons choisie, telle qu'elle nous dirige. Dès la première visite de Fitzpatrick chez Madsen, nous nous rendons compte que ce dernier est un homme auréolé de gloire, mais aussi de mystère. Nous apprendrons qu'un drame professionnel l'a poussé à retraiter. Même si les combats sont arrangés, les lutteurs ne peuvent toujours contrôler leur trop-plein, parfois provoqué, d'adrénaline, freiner leur rage, les transformant en tueurs. Ce qui est arrivé à Madsen au Centre Bell : l'un de ses adversaires, trop durement atteint, est devenu paraplégique. Depuis cet accident, il accepte des combats mineurs un peu partout aux États-Unis et au Canada. Le reste du temps, il vit reclus à Stowe, dans son luxueux chalet. Au fur et à mesure que Madsen se confie à Fitzpatrick, des zones sombres très sombres, qu'il ne tente pas d'éclaircir, créent un lourd et gluant malaise entre le lutteur et le journaliste. Ce qui incitera celui-ci à rencontrer le père de Madsen, Ezechiel, retiré dans le Maine, après qu'il a vendu sa compagnie de machines agricoles à Mark Stevenson, truand d'envergure qui, sans scrupules, sans conditions, a racheté les terres et les entreprises de fermiers alentour. Une pègre agricole s'est installée en Nouvelle-Angleterre contre laquelle personne n'ose intervenir. Autre combat sans pitié où les perdants ont vendu jusqu'à leur âme.
Manœuvre d'intimidation qui amènera le lecteur à mieux connaître Hugo Turcotte, l'associé de Guillaume Fitzpatrick. Pour se faire valoir dans sa rubrique sportive du quotidien Le Soleil, il déterrera pour ainsi dire la hache de guerre entre les clans à la solde d'Ezechiel Madsen. Curieux personnage que ce Turcotte évoqué par Patrick Roy. Diagnostiqué bipolaire, obsessionnel impénitent, depuis des mois, il joue aux échecs sur son ordinateur avec un Russe. Masochiste, il supporte, depuis bientôt un an, des maux de dents dont la séance de soins chez le dentiste vaut la peine d'être lue. Exhumant de vieilles affaires de meurtres, il sera au bord du drame quand il informera Fitzpatrick de ses fatidiques découvertes. Drame qu'il ne pourra éviter, ses pas s'étant égarés dans un tel tourbillon de violence qu'il sera trop tard pour revenir sur la terre ferme, surtout propre.
L'intervention des deux journalistes, dans cet univers implacable, sera adoucie par la vie familiale de Fitzpatrick dont le père, cardiaque, vit à Sherbrooke. Sa sœur, artiste, vit à Rouyn, la mère est morte d'un anévrisme cérébral. Les échanges affectifs entre le père et le fils demeurent à la limite de ce que deux personnes de génération différente se confient et dissimulent, bien que ni l'un ni l'autre n'ait une illusion quelconque sur le sort de l'autre. Le frère et la sœur partagent un climat d'inquiétude à propos de la santé du père, leur route ayant dévié de leur trajectoire commune dès l'adolescence. Il y a aussi Laurie, mère des deux enfants de Madsen de qui elle s'est séparée, lassée de ses absences réitérées, de son retrait dans un silence entêté. Laurie qui, après une brève aventure avec Fitzpatrick, le met en garde contre le père de Tommy et ses complices.
On a l'impression en lisant ce roman magnifiquement écrit, mené avec une rigueur presque maniaque, que l'auteur, Patrick Roy, s'est glissé, discret, entre les personnages qu'il a disséqués avant d'enregistrer leurs confidences scabreuses, sans jamais se montrer, comme si une main magique, ce que la main de l'écrivain ici est beaucoup, avait cerné un milieu craquelé de toutes parts. Famille amochée, profession sauvage, hommes de foire démontrant leur originalité physique, tel un handicap plutôt qu'un atout de la nature. Pantelants énergumènes quand ils se dévêtent de leur rôle d'« évadés d'asile », dont le témoignage biographique de certains démontrent la fragilité intérieure du corps, l'emballement anormal du cœur. Seul l'orgueil l'emporte, laissant peu de place au remords. Si Fitzpatrick en se revanchant, impitoyable, apporte un soupçon de dignité à la détresse humaine, il ne peut faire expier à des pervers leurs forfaits criminels. L'avant-dernier chapitre laisse le lecteur en état de choc, celui du spectateur haletant, qui ne saisit pas très bien ce qui s'est passé durant la confrontation d'un écrivain doué d'une maîtrise de plume exceptionnelle, avec des êtres nuisibles ou simplement démunis. Le roman fascine, on ne désire pas expliciter davantage les prolégomènes du début du livre, on s'en sert comme d'une dysharmonie dans cet univers nauséabond, où la vie se dénombre en perdants et vainqueurs, éclaboussée du sang des tricheurs, victimes et bourreaux. Du combat acharné des innocents, réfractaires malgré eux à toute forme de générosité.
L'homme qui a vu l'ours, Patrick Roy
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 464 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 31 août 2015
lundi 24 août 2015
Deux femmes, une passion ****
Aphorisme. On imagine une femme qui se prévaudrait d'une foi indéfectible en Dieu, mais dont les agissements seraient guidés par un esprit démoniaque. Corsetée dans ses frustrations, asphyxiée par ses refoulements. Chaque jour témoigne de cette accablante faillite humaine, qu'on observe en se taisant. On a lu Derrière la porte, roman de Sarah Waters.
Avant de commenter cette histoire fascinante, nous devons remonter le cours du temps, nous replonger dans le contexte particulier d'une étouffante époque. Il sera plus simple de comprendre l'amour que se portent deux jeunes femmes vingtenaires, dans un Royaume-Uni à peine remis des affres de l'ère victorienne répressive. L'action se déroule en 1922, la Grande Guerre s'est terminée quatre ans plus tôt. La reine Victoria est morte en 1901, l'écrivain irlandais Oscar Wilde est décédé à Paris en 1900, après avoir été condamné aux travaux forcés, accusé d'homosexualité. Bloomsbury bat son plein, Virginia Woolf se noiera en 1941. Lourds points de repères historiques et sociaux pour affronter le choc toujours palpable de la barbarie meurtrière qu'engendre une guerre. La misère sévit rudement, le chômage emprisonne les hommes dans une indécence morale suspecte et dangereuse. Certaines familles sont ruinées, vivotent chichement. Par cette porte entrouverte, nous atteignons Frances Wray et sa mère qui vivent modestement dans la demeure familiale. Le père est mort en leur laissant des dettes faramineuses, les deux frères de Frances ont été tués au combat. Pour survivre, la mère et la fille ont dû sous-louer l'étage de la maison à un jeune couple, Lilian et Leonard Barber. Lui est agent d'assurances, elle, Lilian, décore leur deux-pièces, les femmes anglaises n'ayant pas le loisir de travailler hors de chez elles. Peu à peu, pour des raisons domestiques, Lilian et Frances feront plus ample connaissance, seront attirées l'une vers l'autre. Lilian parce que, excessive et désœuvrée, s'ennuie, Frances pour combler son manque de sensualité envers les femmes qu'elle a toujours désirées. Adolescente, elle a noué une liaison avec une jeune artiste de qui elle a dû rompre, sa mère, rigoriste victorienne, lui ayant interdit de revoir Christina. Déception amoureuse qu'elle confiera à Lilian, un après-midi où elles se trouvent seules. Celle-ci sera troublée par cet aveu, concevant mal que de tels sentiments fussent possibles entre deux personnes du même sexe. Ce qui l'amènera à narrer à Frances les conditions intéressées de son mariage avec Leonard. On peut avancer que le décor est planté pour qu'elles tombent dans les bras l'une de l'autre. Refoulées sentimentales, elles s'aimeront passionnément, sexuellement, rusant avec les conventions, jusqu'à ce qu'un drame éclate. Un accident provoqué par la haine de Lilian que lui inspire dorénavant son mari. Un drame qui fera d'elles des complices involontaires avant de les séparer. Un temps de rémission et de réflexion surviendra qui, peut-être, réparera les dégâts outranciers familiaux, allégera les malentendus sociétaux auxquels les amantes devaient faire face pour préserver leur relation amoureuse.
Ce n'est pas tant la passion unissant Frances et Lilian qui nous a intéressée, mais le rôle insoumis de Frances qui, dotée d'une personnalité rebelle et moderne, refuse de s'assujettir aux contraintes qu'impose une éducation bourgeoise au début du XXe siècle. Libre, elle l'est en partie, sa mère honorant ses rendez-vous hebdomadaires chez ses fidèles amies. Ce qui laisse à Frances le temps de faire de longues promenades dans la petite ville où elle réside. De mesurer l'éclat de la lumière parcimonieuse de l'automne. La pluie et ses ombres gluantes. De revoir Christina avec qui elle entretient une amitié nostalgique. Un rêve la calcine, celui de vivre avec Lilian, cette dernière reprochant à son amie de se réfugier dans des rêveries stériles, d'embellir leur réalité alors que l'existence d'une femme mariée s'avère sans but, sinon mener une vie obscure en élevant ses enfants. Désarroi de Frances qu'elle ne partage avec personne. Que faire d'autre quand, pour des raisons mesquines d'économie, les domestiques ont été renvoyés, qu'elle, Frances, régit une maison devenue source d'angoisse, lieu insoupçonné d'un drame inexplicable ? Que faire quand le voisinage ne cesse de surveiller vos moindres écarts de conduite ? De se questionner sur le comportement rébarbatif d'une jeune femme de vingt-six ans, encore célibataire ? Autant de degrés de révolte où se terre Frances, attendant que le monde se transforme. Monde se limitant à ses deuils, à ses nuits sans sommeil, à la méfiance que lui inspire la monotonie des jours qui passent, alors que chaque seconde contient le secret de ses sentiments exacerbés envers Lilian.
Roman psychologique, comme seules savent les tramer les écrivaines anglaises d'hier et d'aujourd'hui. Si Virginia Woolf a révolutionné le caractère du roman britannique, l'imagination et la subjectivité, à travers sa pensée d'essayiste et de critique parfaitement structurée, la littérature féminine anglaise — de nos jours, féministe — possède un fatalisme dramatique inimitable, nous rappelant, à ce titre, certains grands films de ce pays. L'histoire ici est banale, deux femmes qui s'éprennent l'une de l'autre n'est plus proscrit par les Sylla de tout poil, mais revu et corrigé, comme on dit, par une écrivaine d'outre-Manche, le sujet livresque se transforme en un chef-d'œuvre épique auquel il est impossible de résister. On le savoure lentement au gré de nos diverses occupations, sachant que la dernière page notifie une fin irrémédiable. Derrière la porte, ne se meuvent plus que des personnages de papier composés sur mesure, pour notre bonheur de partager quelque intimité littéraire en leur compagnie.
On félicite Alain Defossé pour l'excellence de la traduction.
Aux lecteurs et lectrices francophones, on signale que cet ouvrage est disponible en France, aux éditions Denoël.
Derrière la porte, Sarah Waters
Traduit de l'anglais par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2015, 576 pages
Avant de commenter cette histoire fascinante, nous devons remonter le cours du temps, nous replonger dans le contexte particulier d'une étouffante époque. Il sera plus simple de comprendre l'amour que se portent deux jeunes femmes vingtenaires, dans un Royaume-Uni à peine remis des affres de l'ère victorienne répressive. L'action se déroule en 1922, la Grande Guerre s'est terminée quatre ans plus tôt. La reine Victoria est morte en 1901, l'écrivain irlandais Oscar Wilde est décédé à Paris en 1900, après avoir été condamné aux travaux forcés, accusé d'homosexualité. Bloomsbury bat son plein, Virginia Woolf se noiera en 1941. Lourds points de repères historiques et sociaux pour affronter le choc toujours palpable de la barbarie meurtrière qu'engendre une guerre. La misère sévit rudement, le chômage emprisonne les hommes dans une indécence morale suspecte et dangereuse. Certaines familles sont ruinées, vivotent chichement. Par cette porte entrouverte, nous atteignons Frances Wray et sa mère qui vivent modestement dans la demeure familiale. Le père est mort en leur laissant des dettes faramineuses, les deux frères de Frances ont été tués au combat. Pour survivre, la mère et la fille ont dû sous-louer l'étage de la maison à un jeune couple, Lilian et Leonard Barber. Lui est agent d'assurances, elle, Lilian, décore leur deux-pièces, les femmes anglaises n'ayant pas le loisir de travailler hors de chez elles. Peu à peu, pour des raisons domestiques, Lilian et Frances feront plus ample connaissance, seront attirées l'une vers l'autre. Lilian parce que, excessive et désœuvrée, s'ennuie, Frances pour combler son manque de sensualité envers les femmes qu'elle a toujours désirées. Adolescente, elle a noué une liaison avec une jeune artiste de qui elle a dû rompre, sa mère, rigoriste victorienne, lui ayant interdit de revoir Christina. Déception amoureuse qu'elle confiera à Lilian, un après-midi où elles se trouvent seules. Celle-ci sera troublée par cet aveu, concevant mal que de tels sentiments fussent possibles entre deux personnes du même sexe. Ce qui l'amènera à narrer à Frances les conditions intéressées de son mariage avec Leonard. On peut avancer que le décor est planté pour qu'elles tombent dans les bras l'une de l'autre. Refoulées sentimentales, elles s'aimeront passionnément, sexuellement, rusant avec les conventions, jusqu'à ce qu'un drame éclate. Un accident provoqué par la haine de Lilian que lui inspire dorénavant son mari. Un drame qui fera d'elles des complices involontaires avant de les séparer. Un temps de rémission et de réflexion surviendra qui, peut-être, réparera les dégâts outranciers familiaux, allégera les malentendus sociétaux auxquels les amantes devaient faire face pour préserver leur relation amoureuse.
Ce n'est pas tant la passion unissant Frances et Lilian qui nous a intéressée, mais le rôle insoumis de Frances qui, dotée d'une personnalité rebelle et moderne, refuse de s'assujettir aux contraintes qu'impose une éducation bourgeoise au début du XXe siècle. Libre, elle l'est en partie, sa mère honorant ses rendez-vous hebdomadaires chez ses fidèles amies. Ce qui laisse à Frances le temps de faire de longues promenades dans la petite ville où elle réside. De mesurer l'éclat de la lumière parcimonieuse de l'automne. La pluie et ses ombres gluantes. De revoir Christina avec qui elle entretient une amitié nostalgique. Un rêve la calcine, celui de vivre avec Lilian, cette dernière reprochant à son amie de se réfugier dans des rêveries stériles, d'embellir leur réalité alors que l'existence d'une femme mariée s'avère sans but, sinon mener une vie obscure en élevant ses enfants. Désarroi de Frances qu'elle ne partage avec personne. Que faire d'autre quand, pour des raisons mesquines d'économie, les domestiques ont été renvoyés, qu'elle, Frances, régit une maison devenue source d'angoisse, lieu insoupçonné d'un drame inexplicable ? Que faire quand le voisinage ne cesse de surveiller vos moindres écarts de conduite ? De se questionner sur le comportement rébarbatif d'une jeune femme de vingt-six ans, encore célibataire ? Autant de degrés de révolte où se terre Frances, attendant que le monde se transforme. Monde se limitant à ses deuils, à ses nuits sans sommeil, à la méfiance que lui inspire la monotonie des jours qui passent, alors que chaque seconde contient le secret de ses sentiments exacerbés envers Lilian.
Roman psychologique, comme seules savent les tramer les écrivaines anglaises d'hier et d'aujourd'hui. Si Virginia Woolf a révolutionné le caractère du roman britannique, l'imagination et la subjectivité, à travers sa pensée d'essayiste et de critique parfaitement structurée, la littérature féminine anglaise — de nos jours, féministe — possède un fatalisme dramatique inimitable, nous rappelant, à ce titre, certains grands films de ce pays. L'histoire ici est banale, deux femmes qui s'éprennent l'une de l'autre n'est plus proscrit par les Sylla de tout poil, mais revu et corrigé, comme on dit, par une écrivaine d'outre-Manche, le sujet livresque se transforme en un chef-d'œuvre épique auquel il est impossible de résister. On le savoure lentement au gré de nos diverses occupations, sachant que la dernière page notifie une fin irrémédiable. Derrière la porte, ne se meuvent plus que des personnages de papier composés sur mesure, pour notre bonheur de partager quelque intimité littéraire en leur compagnie.
On félicite Alain Defossé pour l'excellence de la traduction.
Aux lecteurs et lectrices francophones, on signale que cet ouvrage est disponible en France, aux éditions Denoël.
Derrière la porte, Sarah Waters
Traduit de l'anglais par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2015, 576 pages
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