lundi 11 janvier 2016

Une étrange cachette ***

Il s'attriste de la faiblesse des gens à dénigrer les personnes qu'ils ont aimées, d'amitié ou d'amour, au lieu de garder en eux, tel un précieux trésor, les moments qu'ils ont partagés ou vécus ensemble. On lui répond qu'il n'est pas simple de savoir se taire quand il le faudrait. Son regard réjoui nous dit combien la qualité de nos silences est appréciée. On a terminé de lire le neuvième roman de Hans-Jürgen Greif, Le photographe d'ombres. 

On a fait la connaissance de cet écrivain prolifique à la parution de son livre fascinant, Le Jugement, inspiré de la toile " Le jugement de Pâris ", signée Rubens. Faisant preuve d'une érudition hors du commun, tant sur la peinture que sur la musique, l'auteur offre au lecteur des fictions diversifiées, originales. Son dernier opus s'avère un flot déchirant de singuliers souvenirs basés sur la vie d'un homme, Dietrich Meinhart, qui n'a su se dépouiller du passé familial. L'histoire commence à sa mort, annoncée par son épouse, Rita Kohlweiss. Trois décennies auparavant, Dietrich, « Dirk pour les amis », et Rita se rencontrent dans la cafétéria de l'université où ils étudient. Attirance réciproque, elle, pour les yeux verts, captivants, de l'homme, lui, pour une insoutenable ressemblance de la jeune femme avec un enfant duquel nous ne savons rien. Ils se fréquenteront, se marieront. Cependant, Dirk arrache une insidieuse promesse à sa future épouse : ne pas avoir d'enfants. Ambitieuse, Rita ne pense qu'à sa carrière, n'envisage pas être mère. Depuis, elle est devenue directrice littéraire d'une importante maison d'édition, lui juriste, passionné d'art. Malgré l'interdit de son mari, elle a eu deux filles, ce qui lui vaudra le bannissement de Dirk, considérant qu'elle a trahi son serment. Bannissement qu'il paiera de son équilibre mental. Il boit à en perdre conscience. Homme élégant, courtois, professionnellement influent, Dirk sombre peu à peu dans une dépression inexplicable, jusqu'à se confiner au sous-sol de leur maison, dans une pièce meublée d'une chaise et d'un lutrin, se suffisant de quelques partitions et d'un accordéon.

Un personnage crucial intervient dans cette histoire énigmatique. Hanna, la mère de Rita qui, prétend-elle, s'est sacrifiée pour que sa fille, socialement, réussisse. Imposture constamment repoussée par Rita, celle-ci déniant sa ressemblance avec cette femme, leur cheminement familial parallèle n'a-t-il pas été analogue ? « Qu'elle le veuille ou non, des relents d'ambitions de Hanna lui collent à la peau. » Le père, porté disparu des camps de Sibérie, réapparaît dans un état de dépérissement extrême. Une fois rétabli, grâce au dévouement de Hanna, il se montre tyrannique, veule, profiteur. Alcoolique invétéré, il mourra " naturellement ", au grand soulagement de Hanna, qui reprendra son magasin de cigares en main, focalisant sur le bien-être de Rita, adolescente. Deux femmes trahies, deux femmes qui se confrontent, l'une et l'autre victimes obligées d'époux aux prises avec un tourment qu'elles ne savent soulager. Ni surtout comprendre, Dirk refusant de se livrer à toute confidence, de crainte de détruire son rêve. Car, songe il y a dans l'entêtement de Dirk à vouloir conserver ses jeunes années greffées à une réalité qui n'appartient plus qu'à son cerveau exalté. Amoureux de sa femme, porteur d'ombres, emprisonné dans un carcan de conformités, représentées par Hanna, par un entourage bien-pensant, Dirk n'aura plus l'envergure de lutter davantage.

Tout au long du récit, des voix intérieures s'insèrent, essaiment des indices troublants. Des lettres adressées à un être inconnu engendrent un suspense que le lecteur n'élucidera qu'à l'enterrement de Dirk. À Rita aussi sera révélée la cause du désespoir en partie chimérique de son mari. Vérité tronquée relatée par le père de Dirk, venu intentionnellement assister aux obsèques de son fils. Ne restera plus qu'un air d'accordéon, instrument désaccordé par le poids d'un passé dissimulé dans une étrange cachette. Des photos d'enfants, comme pour sublimer une faute supposée, dénoncée par un père rigoriste, préoccupé essentiellement de sa condition sociale.

Roman des mensonges obsessionnels, du refus de l'amour autre que celui d'un sentiment fraternel existant entre deux garçons, épris innocemment l'un de l'autre. Chacun y laissera sa jeunesse, ses raisons de vivre. Se taire, après avoir été violemment frappé sur la bouche, au point qu'une cicatrice indélébile témoignera d'un acte réprouvé qui ne pouvait que traverser l'esprit borné d'un homme despote et cruel. On a aimé qu'aucune morale n'interfère le récit, admirablement campé par Hans-Jürgen Greif qui, pour le bonheur du lecteur, nous fait part une fois encore de son érudition, accompagnant des existences bafouées par des silences coupables. Criminels et mortels.


Le photographe d'ombres, Hans-Jürgen Greif
Éditions de L'instant même, 2015, Québec, 192 pages

lundi 21 décembre 2015

Les fantômes de Nice ****

Avec ou sans visage pour s'y mirer, nos séjours parisiens sont de grâce. Théâtres et concerts. Musées, librairies, éditeurs, n'ont pas leur pareil au monde. Montmartre, la place du Tertre, le cabaret Au Lapin Agile et ses poètes. La place Furstenberg, ses paulownias, Delacroix. Montparnasse, les bistrots, les avenues, les rues animées, les ruelles resserrées, qui mènent nos pas vers Prévert et Brel. Brassens et Ferré. Barbara et Gréco. Paris, magique flânerie entre la lumière et ses ombres. On a lu Dimanches d'août, roman signé Patrick Modiano.

L'œuvre de ce remarquable écrivain enrichit l'une de nos bibliothèques, prenant ses aises entre les livres d'Alberto Manguel et ceux de Nina Berberova. Ce roman, que exceptionnellement on mentionne, fait ressurgir les thèmes chers à Modiano, soit les esquisses et les reliefs de personnages et de lieux. Les dérobades. D'interminables et d'étourdissantes promenades soutiennent le récit. Des silhouettes se diluent sous la pluie, se déploient sous un ciel bleu de chaleur ; les nuits, étoilées et tièdes, adoucissent les éléments perturbateurs, les métamorphosent, tel un masque recouvrant un visage, en de complices feutrés. L'œuvre détient les incertitudes que nous attendons de l'être humain, les interrogations que suscitent des incidents obscurs, toujours distillés au compte-gouttes. Il n'y a ni commencement ni fin, nous suivons des êtres égarés entre rêves et réalité. La leur, bien sûr. Celle qui fait qu'une aventure humaine s'avère fascinante, chaque page nous entretenant, avec minutie, de détails subtils, imperceptibles. L'écrivain nous surprend à parcourir des villes, souvent les mêmes, arpentant des rues grouillantes de quidams désemparés, agités de gestes mécaniques. Des avenues parsemées d'indices, atténués par le vacillement des rayons de soleil ou par le crépitement des averses. Paysage urbain voilé de ses stupeurs, qui envoûte le lecteur, l'incite à imaginer, sinon créer, un univers microscopique en compagnie d'un narrateur obsédé par un passé trouble, la mémoire ne retenant que des agissements brumeux, qui, peu à peu, se condensent en un ensemble de faits finissant par s'emboiter.

Ainsi Dimanches d'août qu'on a relu avec l'impression agréable de faire à nouveau la connaissance de Patrick Modiano, l'opus démêlant une énigme survenue bien des années plus tôt. À Nice où s'enlisent des souvenirs que l'écrivain essaie de relater, solitaire et nostalgique. Lentement, les morceaux du puzzle s'ajustent : le narrateur, Jean, ancien photographe, recherche Sylvia, prétendument mariée à Frédéric Villecourt, aperçue un matin d'été, au Beach de La Varenne. Cela est arrivé d'une manière banale, quand Jean envisageait de faire un album photos sur les plages fluviales de la région parisienne. Sylvia l'invite à dîner chez sa belle-mère et son mari, ce qu'il accepte. L'eau vaseuse de la Marne et un diamant que Frédéric affirme être unique, seront les pierres angulaires que Jean retiendra de cet inopiné rendez-vous. Nous saurons bientôt que Sylvia rejoint Jean dans la chambre qu'il a louée pour une quinzaine de jours. Plus tard, nous retrouverons le couple à Nice, occupant un minuscule appartement dans l'ancien hôtel Majestic. Un secret pèse sur eux, jamais divulgué, leur fuite les plombant dans une torpeur indolente. Dans ce même état d'esprit nébuleux, ils rencontreront les Neal, couple américain, énigmatique et flottant. Jean s'interrogera quand, de leur part, il soupçonnera des mensonges, contredisant ses conversations avec Virgil Neal. Ne se sont-ils pas glissés dans leur vie sans la moindre résistance, que s'est-il passé au juste ? Questionnement qui viendra trop tard, quand, une nuit d'été, Virgil Neal demandera à Jean d'aller acheter des cigarettes pour Barbara, son épouse.

La fin de l'histoire rebondit comme la " chute " d'une nouvelle. Déconcertante. Mais que réservent les images du passé, qui s'enchevêtrent dans un constant cheminement d'un endroit à l'autre ? D'un personnage à l'autre ? Les énigmes s'entrecroisent, évasives ; nous vagabondons, nous lecteurs, dans des suppositions irrésolues, soudainement sans importance, aux dires du narrateur. Que vaut une tacite connivence liant un homme et une femme lorsque l'un d'eux disparait ? Oublions-nous des pans entiers d'une époque encombrante, ou finissons-nous par nous persuader que certains événements n'ont jamais eu lieu ? Pendant plusieurs mois, le visage aimé de Sylvia a calqué une telle sérénité dans l'âme de Jean, que ressassant cet amour, ce dernier insère les êtres et les lieux dans une dimension représentative de sa propre réalité. Points de repères inventés pour survivre.

Ce roman de Patrick Modiano est l'un de son œuvre prolifique qui, avec Villa triste, nous a bouleversée. Les ambiances feutrées, les mots échangés entre les amants, bien souvent murmurés à l'oreille, ont captivé nos perceptions de lectrice. Des silences évocateurs dépeignant une chambre ou la salle à manger d'un hôtel. En parallèle, l'écrivain nous fait part de sa nostalgie pour les anciennes villas niçoises, la plupart abandonnées, témoins métaphoriques d'un passé révolu, rachetées et détruites par des promoteurs sans état d'âme. Ces demeures ne s'inscrivent-elles pas dans le prolongement des choses condamnées à mourir ? Le narrateur, épris de ces pierres fantomatiques, exacerbant une matérialité à saveur fabulatrice, renouant avec des personnes disparues, mortes ou vivantes, ne se complait-il pas dans un monde de revenants, comme le souligne un ambassadeur américain à la veille de rentrer définitivement aux États-Unis ?

Dimanches d'août pendant lesquels, dans des lieux anonymes, Jean et Sylvia se dissimulaient, persuadés que personne ne les rejoindrait. Il aura suffi d'une triviale rencontre et d'un rare diamant pour que la fatalité les chasse de leur retraite aléatoire, tout dans ce roman aux apparences inoffensives réveillant les fantômes.


Dimanches d'août, Patrick Modiano
Éditions Gallimard, Paris, 1986, 163 pages