lundi 8 février 2016

Sous le signe de la maturité *** 1/2

Après avoir publié une critique, on commente les propos de nos lecteurs et lectrices, qui s'affichent d'une manière franche et sympathique. Du revers de la main, on chasse les mouches qui bourdonnent inlassablement, elles nuisent à la bonne santé de notre monde harmonieusement ordonné. On aime les êtres passionnés de livres, dépourvus d'entêtement oisif. Obsessionnel. Ce qui nous amène à parler du roman de Louis Gagné, Une mouche en novembre.

Qu'est-il arrivé à Boniface Saint-Jean, cinquante et un ans, pour être devenu cet homme taciturne, maniaque, observateur patient et minutieux, amateur d'art, de cravates et de leurs nœuds ? Nous apprenons qu'il a été licencié d'une firme d'ingénieurs-conseils. Pour réfléchir à son état de chômeur, il s'isole dans le cimetière anglican de Ludovica. Il fait froid, c'est novembre qui arbore son brouillard, son soleil pâle. Le narrateur se concentre sur le fossoyeur occupé à creuser une tombe, puis sur trois dobermans menaçants, traversant le cimetière. L'un des chiens essaie d'ouvrir une sépulture, un mendiant inuit le chasse. Sur la pierre tombale est inscrit le nom d'une femme qui jouera un rôle poignant dans le cheminement du narrateur. Enfin, ce dernier arrive chez lui, il dépeint un Christ agonisant décorant le vestibule, le tic-tac de l'horloge le ramène à la réalité des choses comme l'a fait le croassement d'une corneille dans le cimetière. En de courtes et intenses séquences, nous partageons les rêveries déférentes de Boniface Saint-Jean, alors que les ombres s'agglutinent dans l'appartement, intensifient les petits bruits familiers.

Dans la ville de Ludovica, se dresse un château protégé de ses remparts, un fleuve y coule paisiblement. On pense à Québec avec ses rues en pente. Le décor est planté pour que  Boniface Saint-Jean y puise des visions obsédantes. Rencontres fortuites, rarement innocentes. L'écrivain ne se contente pas de brosser la surface des êtres ni des choses, il creuse, démontre que l'envers de soi, des objets, échappe souvent à leur accordance. Un Christ crucifié, les lumières éteintes de l'appartement, un nœud de cravate, une fenêtre, des murs blancs, sont là des indices suffisamment intrigants pour tendre une oreille attentive vers un narrateur qui ne sait plus très bien où il en est. Ne vit-il pas par procuration ? Il a peu de souvenirs précis, le présent tient toute la place, affirme-t-il. L'un d'eux s'avère prépondérant : cinq ans plus tôt, dans une gare, sans lui porter secours, il observait une femme sur le point d'accoucher, qui mettra au monde une petite fille au prénom mythologique, au destin nébuleux.

Le présent et le passé s'embrouillent. Les images se superposent, se chiffonnent, tel un château de cartes s'effondre au moindre battement de cils. Un homme qui se prétend artiste, un vieux couple misérable, et toujours la plainte lancinante de la femme enceinte. Du sang sur le trottoir et dans la gare exprime la douleur humaine. Plus tard, pour son anniversaire, Boniface Saint-Jean se rend dans un pub d'où il sortira en titubant. Il y aura fait la connaissance d'une certaine Gloria, ancienne tenancière de bordel, aux dires de Léo, serveur à la retraite qui lui racontera une histoire de vengeance. Dans la rue, un homme l'accoste qui se prétend un proche de Jean Cocteau. Il l'entraînera dans une galerie d'art où le réel se distord sur une pirouette.

Plus nous avançons dans le roman, plus les étaux se regroupent, se referment. Étouffants, allant d'un personnage de hasard à un autre, constante réplique. Marche irrévocable vers le fleuve Cocyte, ses rives, nourries de pleurs, ne possédant aucun port d'attache. Histoire en équilibre sur le temps, sur les expériences qui nous font devenir mobiles ou stagnants, démontrant que la beauté s'allie inévitablement avec la laideur. Le bien avec le mal. La souffrance avec le plaisir. Récit où chaque interprétation se pare de symbolisme, l'écrivain, ou le narrateur, faisant preuve d'une maturité poussée à ses extrêmes. Autre aperçu qui nous a subjuguée : l'écriture cursive, un langage dépouillé, un style qu'Albert Camus n'aurait pas renié. Hommage à l'école existentialiste ?

Un premier roman où chaque situation s'élucide selon sa propre sensibilité. On s'est laissée charmer par l'originalité d'une histoire taillée à même la chair et l'os d'un homme christique, par l'intelligence et le savoir d'un écrivain, Louis Gagné, qui scelle ici une alliance indissoluble entre chaos et harmonie, l'une se taillant la part du diable, l'autre la part de l'ange. À lire absolument.


Une mouche en novembre, Louis Gagné
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 135 pages




lundi 1 février 2016

Le jeune homme et l'homme mûr ****

On est désolée d'entrer dans la nouvelle année littéraire en laissant derrière soi moult livres qu'on ne lira pas. On a beau se dire qu'on trouvera des plages de liberté, on sait que cela sera infaisable. On a mis de côté un très court roman — rare trésor— qu'on a lu durant une nuit. Rose Envy*, signé Dominique de Rivaz. Il est probable qu'on le garde sous silence mais on le mentionne comme une œuvre singulière. L'amour cannibale au-delà de la mort. On parle de Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, dernier ouvrage de Dany Laferrière, membre de l'Académie française.

Le livre se divise en deux parties. L'une est de rencontres, l'autre de réflexions. Un jeune homme, Camerounais, vingt-trois ans, aborde l'écrivain alors que celui-ci s'apprête à entrer dans le petit bar propice à son inspiration de chroniqueur à la radio de Radio-Canada. Ce sera l'occasion d'un savoureux palabre entre Mongo et l'écrivain. Sur tout. Sur la vie, sur l'identité, sur l'amour, sur l'écriture. La lecture. Toujours sur un ton ludique de la part de Mongo, constamment ramené au réalisme de situations insolites qu'ignore un jeune immigré livré à lui-même. L'écrivain lui sert de grand frère, homme mûr par excellence : il y a quarante ans, il quittait Haïti pour vivre au Québec. En même temps que les apparitions impromptues de Mongo, s'immisce une jeune femme québécoise, Catherine, qui sert de modèle séduisant à son jeune amant, quand il doit se mettre au diapason de sa nouvelle culture.

En cette ère où de nombreux réfugiés se cherchent une terre d'accueil, le livre de Dany Laferrière s'impose telle une réalité lucide, particulière au pays que l'immigré abandonne, à celui qui reçoit cet orphelin — le survenant —, déconcerté par sa récente condition sociétale. L'écrivain invite Mongo à observer le comportement culturel des Québécois, leur manière de vivre, de penser. Leurs silences. Ces niveaux d'appréciations représentés par Catherine, qui a de la difficulté à suivre les tribulations de Mongo ; chez lui, il vit ce qu'il a rapporté de son pays natal. Les mœurs, les coutumes. Confidences faites à l'homme mûr, qui, avec ténacité, a tenté sa chance sur le continent nord-américain. Des notes intimes et réflexives relatées dans un carnet noir, les échanges rebondissant entre le narrateur et les deux jeunes, semblent inviter le lecteur à prendre part à la conversation. Il y sera question de la langue, de la religion, de l'immigration, de l'incompréhension qui risque de s'établir entre deux pays, leurs points cardinaux s'opposant : Nord et Sud. S'interrogeant quand interviennent les débats importants. La lecture de Borges apaise le profond questionnement qui ne cesse de foisonner dans la tête de l'homme mûr, lui qui a traversé les affres de l'exil du pays natal, d'une intégration difficile, mais qui en a retiré une sagesse inépuisable dont profitera Mongo dans la deuxième partie du livre.

Des pages sublimes atteignent le lecteur quand l'écrivain nous renseigne sur diverses phases de l'histoire québécoise, ancienne et contemporaine. De l'humour aussi lorsqu'il est question du portrait de deux frères ennemis : les premiers ministres, René Lévesque et Pierre Elliot Trudeau. L'un aimait les Anglais, l'autre les subissait. À partir de ces divergences, le ton est donné pour aborder des thèmes tout autant épineux : la discrimination, celui, âpre, des Amérindiens. Et bien d'autres. Les années soixante ont donné la parole aux « natifs » qui ont eu du mal à la formuler. À sortir du rôle assigné du père et de la mère pour se transformer en un homme et une femme, enfin libérés d'une Église astreignante. L'emprise sécuritaire des traditions mais aussi leur « mauvais goût ». Dans les années quatre-vingt, l'utilisation à outrance de la cinglante petite phrase : " C'est pas mon problème ", manière de se déresponsabiliser, de renvoyer à l'autre la balle perdue, égarée du désespoir. L'amitié, l'amour, le désir, l'importance du regard, concernent la jeunesse de Mongo, encore trop imprégné des principes originels. Si cette bible de judicieux conseils est à mettre dans les mains des immigrés, les lecteurs qui éprouvent de la considération respectueuse pour autrui, ne rechigneront pas à savourer cette longue aubade de connaissances.

Il nous serait impossible d'énumérer tous les propos radiophoniques que tient Dany Laferrière à travers sa vie d'homme universel, ses expériences d'écrivain reconnu et honoré, sa plénitude philosophique acquise à force de générosité envers des êtres analogues, ou dissemblables, ces êtres l'ayant incité à faire trembler ses certitudes. Comme tout un chacun, il en cultivait. Convictions ancrées dans ses durs apprentissages de jeune homme débarquant sur une terre fertile, repliée sur ses possibilités de recevoir et d'offrir, donc méfiante envers l'étranger. Durant les années soixante-dix, les  voyages faisaient encore partie du rêve. L'étranger, du purgatoire, non du paradis comme le pense naïvement Mongo, des personnes, chaque jour, nous rappelant notre degré permis de liberté.

Témoignage indispensable même si rien ne l'est. Le plaisir de lire l'emporte sur les préjugés, on se berce de l'érudition de l'écrivain, on oublie nos tracas d'immigrée en suivant Mongo à la trace, le conseillant de méditer chaque page éclairée de son mentor, de contourner les aléas que ce dernier a connus en son jeune âge. On aurait aimé que pareils privilèges nous soient accordés en temps égaré parmi les heures trop creuses...


* - Le roman Rose Envy de l'écrivaine Dominique de Rivaz est disponible aux éditions Hamac, au Québec. Aux éditions Zoé, en Suisse.


Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, Dany Laferrière
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2015, 299 pages