lundi 14 mars 2016

Entre les maux, il y a la fuite ***

Une vie ordinaire, avec femme et enfants, pour un homme extrêmement brillant, nous semble un choix farfelu. On a rêvé pour lui d'un avenir aventurier, inspiré du Grand Nord, symbolisé par le Sahara. Les espaces grandioses, même explorés, déjà conquis, se démesurent quand il s'agit d'ouvrir leurs frontières à tout être un tant soit peu original, de façonner un décor digne de nos espérances. On achève la lecture du roman de Marie Demers, In between.

Après avoir lu un essai éclairé mais exigeant, il nous est difficile de revenir à la facilité reposante de la fiction. Aussi attirant soit-il, un récit basé sur des faits allégoriques, nous déroute. On conçoit qu'un premier roman, avec ses maladresses, ses balbutiements, mérite qu'on s'y attarde indulgemment. On a donc accordé le bénéfice du doute à Marie Demers, jeune auteure qui, débordante d'énergie créatrice, nous a séduite avec ses éléments de fuite. Nous savons que fuir signifie souffrir au-delà du possible, vouloir guérir une profonde blessure que nous sommes incapables d'assumer. Échapper aux êtres qui nous entourent, nous aiment. C'est le cas d'Ariane, vingt et un ans, qui, séjournant en Asie, apprend que son père est mort brusquement. De retour à Montréal, elle va et vient entre sa mère, femme égarée en une perpétuelle adolescence, et sa belle-mère, pas trop abîmée par la perte de son conjoint. On a omis de mentionner que les parents d'Ariane ont divorcé quand celle-ci avait quatorze ans. Première rupture avec son monde coutumier, avec ses études. D'où ce voyage en Asie pour tenter, peut-être, de renouer avec une famille imaginaire. Après les obsèques de son père, elle n'hésitera pas à repartir. Elle choisira l'Argentine. Là-bas, elle sera serveuse, suivra des cours d'espagnol avec Alfredo, trente-cinq ans, de qui elle s'éprendra farouchement. Pour la première fois de sa courte existence, un sentiment amoureux bouleverse sa manière de regarder la vie à travers les yeux d'un homme qui, blessé par une autre femme, ne se décide pas à l'aimer comme elle voudrait l'être. Passionnément. Manque de confiance en lui, manque d'affection parentale en elle. Les deux se confondent sans jamais parvenir à un accord sentimental. Ariane s'éloignera de cet amant qui a peur d'unir un brin de son existence à la sienne, tellement endeuillée.

Sans transition, le lecteur déambule en France, d'abord à Paris, puis à Pau en compagnie d'une Ariane désemparée. C'est l'été, la ville est calme, elle a loué une chambre chez une vieille dame qui la prend en affection. Ariane a maintenant vingt et un ans, la boucle n'est pas encore bouclée, le deuil de son père la submerge ; plus tard, elle lui écrira des lettres qu'il ne recevra jamais. Sa mère lui envoie des textos, narrant ses jeux amoureux avec des hommes rencontrés sur des sites. Sa belle-mère, stable et réaliste, a trouvé avec qui combler sa solitude. À Pau, parmi les jeunes qu'elle fréquentera en suivant des cours de dessin, elle fera la connaissance de Daniel, qu'elle affectionne mais qu'elle n'aime pas. Alfredo dessine son ombre encombrante à laquelle Ariane est incapable d'échapper.

À travers ces périples endeuillés, des réminiscences de l'enfance et de l'adolescence d'Ariane parsèment le roman. Les discordes de ses parents, leur divorce, Diane, la « nouvelle amoureuse » de son père, Jaime, un homme plus âgé, qui la déflorera sur une plage des Caraïbes. Ainsi, nous avançons à pas saccadés dans le passé et le présent d'Ariane jusqu'à parcourir l'Inde avec elle. Elle rencontrera Teresa, amie du moment, avec qui elle se rendra d'une ville à l'autre. Le souvenir d'Alfredo s'est dissous, mais reste, tenace, l'image poignante du père à qui de là, elle adressera une dernière lettre. Il faudra qu'une catastrophe climatique secoue une région de l'Inde pour qu'Ariane choisisse l'une des routes qu'elle s'est douloureusement tracée.

Marie Demers rue dans les brancards hasardeux de l'écriture avec un talent qu'il nous a fait grand bien de découvrir. Il est dommage que son récit n'ait pas fait l'objet d'un travail éditorial plus exigeant. Des ruptures trop brusques, des emballements indomptés, auraient dû être évités. Un resserrement de l'ensemble du récit, surtout le séjour en Inde, aurait apporté plus de rigueur à l'histoire émouvante d'Ariane. Cependant, on n'hésitera pas à recommander ce premier roman, pour suivre la désespérance vagabonde d'une jeune femme intelligente et lucide. Savoir quels baumes modernes elle utilise pour cicatriser ses marasmes intérieurs. En abordant cette critique, on parlait d'indulgence...


In between, Marie Demers
Éditions Hurtubise, Montréal, 2016, 232 pages

lundi 7 mars 2016

Répression totalitaire *** 1/2

Le temps passe, l'hiver tire à sa fin. Allègrement, on envisage les prochains mois qui nous éloigneront des livres, nous propulseront vers des projets tout autres. On se rapprochera de personnes qui nous ressemblent, savent se taire quand il le faut. Au soleil, notre mémoire caméléon retiendra l'essentiel de ce qu'il faut entendre. Oasis rigoureuse où les fâcheux n'auront aucune place. On les laissera très loin derrière, à mâchouiller leurs rancœurs. On parle du roman de Sergio Kokis, Un petit livre.

On connaît peu l'œuvre prolifique de cet écrivain, lauréat de grands prix littéraires. Pourquoi lit-on un livre plutôt qu'un autre ? Question à laquelle on ne saurait répondre. Cette fois, le hasard a mis entre nos mains le dernier opus de Kokis, on ne pouvait passer outre. L'homme qui fait les frais de cette histoire crispante s'appelle Anton Antonitch Setotchkine, il a trente-neuf ans, est chargé de cours de langue et de littérature russes à l'Institut de formation des maîtres de Moscou. C'est la fin de l'année universitaire, ce soir-là, le professeur rapporte chez lui les dissertations de ses étudiants, ne se doutant pas du danger qui le guette. Une de ses étudiantes parmi les plus douées, et dont le père est un haut gradé de l'armée, en guise d'examen final a glissé dans sa « besace » un livre subversif signé Ievgueni Ivanovitch Zamiatine, accompagné d'une note explicative. Nous sommes au début des années 1930, Joseph Staline est au pouvoir et a établi une dictature personnelle. La délation bat son plein, chacun se méfie de jusqu'à son ombre. Dès 1921, le livre de Zamiatine, Nous autres, est censuré par le régime soviétique, son auteur a dû s'exiler en France où il mourra dans la misère.

Terrorisé, aidé de vodka et de cigarettes, sécurisé par l'absence momentanée de sa femme, Setotchkine lira l'ouvrage, nous fera part de son mariage désastreux avec une de ses anciennes étudiantes, de quatorze ans de moins que lui. Son parcours d'homme timide, introverti, son retour de la Première Guerre en 1918. Usant d'introspection, il finira par admettre qu'il est un dissident qui s'ignorait. Le livre de Zamiatine lui a révélé d'où lui venait son obscure marginalité. Pour son bien-être mental, il aimerait le remettre à la jeune femme qui s'est permis une telle indiscrétion. Le lendemain, arpentant les couloirs et la cantine de l'université, il ne peut que constater son absence. Après bien des tourments d'ordre paranoïaque, il finira par laisser le livre dans sa besace. Plus tard, il sera arrêté pour une raison à laquelle il ne s'attendait pas. De fil en aiguille traîtresse, il sera suspecté de rébellion intellectuelle, ce qu'il admettra face à un inspecteur contaminé par l'absurdité de la machine totalitaire soviétique. Des interrogatoires exténuants, des nuits éprouvantes, enfermé dans une prison sordide, Setotchkine sera condamné à l'exil. Entretemps, il apprendra qui l'a dénoncé, qui l'a surpris dans un état d'angoisse intermittente, lui qui, solitaire, n'aspire qu'à lire Dostoïevski dans un coin de son minuscule appartement.

Roman poignant où l'intelligence des dialogues nous montre à quel point il est simple de détourner un être de ses fonctions initiales, celles qui le responsabilisent, émancipent ses choix. Simple mais aussi risqué, l'absurde étant dépeint ici dans son entièreté grotesque, impuissant à élaborer une inférence sereine, incontestable. Les entretiens entre le professeur et l'inspecteur sont d'une humanité cruelle qu'il eût été rassurant de démonter, imitant en cela le père de l'étudiante, qui se rallie secrètement à la cause désespérée de Setotchkine, intervenant jusqu'à son départ en exil, au nord du Kazakhstan. Étonnamment, on a ressenti que les hommes de cette histoire, se situant à une époque peu éloignée de la nôtre, étaient empreints d'une fatidique lassitude morale, comme s'ils attendaient qu'une chose trop lourde allège leur fardeau. Il est impossible que l'inspecteur Piatakov, interrogeant habilement Setotchkine, n'ait pas envié le philosophique raisonnement de ses propos. Ramené à ce qu'il est devenu, confronté de temps à autre à lui-même sous la forme d'un double incorruptible, on se dit que sa tranquillité d'esprit devait être enraillée par des absurdités bureaucratiques auxquelles il lui était impossible d'échapper.

Hormis l'évocation d'une Russie sous influence politique meurtrière, Sergio Kokis rend hommage à l'écrivain Ievgueni Zamiatine qu'il cite en exergue. Il avise le lecteur de la force d'un individualisme constructif, d'une solitude nourricière, ces deux conjonctures s'avérant sources d'aspirations créatrices, apprises durant les phases nombrables de liberté et non sous le joug d'une poignée d'hommes affamés de pouvoir, développant méfiance délatrice et paroles mensongères, la peur de l'autre affranchissant les pires bassesses. Une société future devant se convertir au bonheur collectif, régie par un État Unique, comme le mentionne Ievgueni Zamiatine dans son brûlot visionnaire, Nous autres, publié la première fois à l'étranger, en 1924, tôt ou tard, se pulvérise, se désagrège.


Un petit livre, Sergio Kokis
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 224 pages