lundi 9 mai 2016

Une île en héritage *** 1/2

Soyons vaniteuse. On apprécie que les milieux culturels lisent nos critiques. Certains nous demandent de les utiliser. Cette démonstration de politesse nous touche de plusieurs manières. D'abord, pour la délicatesse du geste, pour le fait que nos opinions littéraires ne sont pas négligeables, ni vaines. Une complicité s'établit entre gens qui savent lire, prennent référence là où les écrivains se manifestent avec des mots différents. On commente le récent roman de Claude-Emmanuelle Yance, L'île au Canot.

Voici un livre qui nous emporte dans un lieu et un temps étrangers aux nôtres. Le microcosme d'une société nous suffit pour en apprendre sur l'évolution d'un peuple. Sur ses joies, ses peines. Sa tolérance, ses impatiences. Ici, il s'agit d'une famille québécoise à la fin du dix-neuvième siècle. Deux frères s'apprêtent à annoncer à leurs parents qu'ils ont choisi leur future épouse. L'aîné, Jérémie, se heurte au refus catégorique du père quand il prononce le nom de la jeune fille. Flavie Lavoie. Une île achetée dans de ténébreuses conditions sépare irrévocablement les deux chefs de famille. Le fils cadet, Gabriel, n'a aucun souci à se faire, sa future épouse a reçu la bénédiction du père. Le mariage est prévu pour l'automne. Profitant de cette occasion, le père offrira un cadeau empoisonné à Gabriel, qui mettra Jérémie hors de lui, attisant sa jalousie haineuse contre son frère : il essaiera de le tuer. Le père le met à la porte, le reniant à jamais.

Cinq ans ont passé. Jérémie s'est marié deux fois, ses épouses sont mortes en couches, emportant avec elles leur bébé-mort né. Nous le retrouvons dans une taverne près de Montmagny, se lamentant sur son sort, sur la lâcheté du geste qu'il a commis envers Gabriel. Il boit trop, se laisse aller à une évidente déchéance physique et mentale. Un homme passant par là, le père Gosselin, recrute des jeunes gars pour travailler dans les Cantons-de-l'Est, faire barrage à l'envahissement des Anglais qui ont quitté les États-Unis, après l'indépendance. N'ayant rien à perdre, Jérémie accepte cette hasardeuse proposition, amplifiant son désir de s'éloigner de sa famille, surtout de Flavie, sa fiancée, envers qui il a commis un acte irréparable, croyant se l'attacher en bravant l'interdit de son père. Somerset, aujourd'hui Plessisville, nous informe l'écrivaine, s'avère le but du voyage.

Jérémie travaille à la tannerie. Des Indiens — des Abénaquis — y vendent des ballots de fourrures. Un jour d'automne, il aperçoit une femme blanche se mêlant à leur groupe. Elle a des racines indiennes ; après la mort de son mari, elle s'est rapprochée d'eux. Elle intrigue Jérémie qui, prudemment, fera sa connaissance. Il est amoureux. Pour Emma, il veut oublier sa vie d'autrefois. Elle est une femme forte, indépendante, mère d'un enfant de cinq ans, compatissante aux malheurs d'autrui, aux silences de Jérémie, qui, elle l'a deviné, lui cache un pan douloureux de son existence. Ils se marieront. Emma, habilement, interroge Jérémie sur ses déboires familiaux, qui, peu à peu, livre ses états d'âme blessée à cette femme compréhensive. Le bonheur semble sceller leurs mains, leurs corps, leurs cœurs. Cependant, un incendie détruira Somerset au point d'inciter Jérémie à s'exiler, au grand dam d'Emma. Il se rendra à Frankville, que traverse un train, où il est sûr de trouver un emploi à la « grosse » tannerie ; un logement leur conviendra en attendant de construire une maison. À son retour, il est si enthousiaste qu'Emma ne peut que le suivre, essayer de rebâtir sur des cendres.

Ils auront des enfants, seront heureux, jusqu'au jour où enfle la rumeur que les tanneries ne se portent plus très bien. Envoyé à Québec par son patron pour tester le phénomène, Jérémie ne revient pas à Frankville, porteur de bonnes nouvelles. Et puis, à Québec, une peau de sa vie de jeune homme l'a rattrapé sous la forme de Flavie, mère d'un adolescent. Ce qui s'ensuivra, rassurons le lecteur, se présentera pour le mieux après que la tannerie a déménagé en Ontario. Jérémie prendra sur lui de se refaire, tel un homme enfin libéré, signe qu'il a franchi plusieurs pas vers la maturité. Une lettre de sa mère ne sera pas étrangère à la transformation de ce fils insoumis.

Récit émouvant, farouche comme la force amoureuse d'Emma, déchirant comme le remords de Jérémie envers son frère. Un préambule daté de 1789 rebondira plus tard vers les origines d'Emma. Les chapitres sont entrecoupés de lettres éclaircissant le rôle que tiennent divers protagonistes, de poèmes évoquant la tendresse filtrant à travers la rudesse de Jérémie qui a subi la rancœur orgueilleuse de son père. Les sentiments excessifs d'une mère incomprise. C'est l'arrière-petite-fille de Jérémie qui clora l'histoire. Profitant d'une randonnée organisée sur l'île, « théâtre d'un si long déchirement », la visiteuse constate avec mélancolie que cette terre si disputée, aujourd'hui « sereine », n'a pas changé, même si elle est passée dans d'autres mains que celles de la lignée de Gabriel...


L'île au Canot, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 192 pages




 




lundi 2 mai 2016

Voyager pour ne pas grandir *** 1/2

Il fut un temps où on visitait quelques sites artistiques. Depuis, on les a désertés, ces mondes virtuels ne se renouvelant pas. À force de se scléroser, ils ont fini par nous lasser. Cependant, on éprouve un réel plaisir à suivre des artistes qui, sans cesse, agrémentent leurs concepts visuels d'une inventivité jubilatoire. Grâce à leur importance créatrice, ces lieux inspirés réjouissent le regard qu'on porte sur eux. On a lu Trans, le récent roman de Marie-Christine Arbour.

On peut avancer que ce titre n'incite pas à la lecture du cinquième opus de cette écrivaine que depuis son premier roman, on suit avec curiosité et rigueur. Intelligente, elle nargue et intrigue le lecteur avec ses histoires psychanalytiques. Faut-il la prendre au sérieux, faire confiance à la fiction derrière laquelle se profilent tant de vies tronquées ?

On entre dans Trans — préposition latine signifiant " à travers " — par la porte grande ouverte de l'enfance, celle de la petite fille Christine, déjà personnage central des précédents livres de l'écrivaine. Elle se présente dès son plus jeune âge, celui où l'enfant commence à raisonner. Ses parents sont des excentriques cultivés, un père physicien libéral, une mère élégante, soucieuse de ne pas vieillir trop vite. Plus tard, ils divorceront, le père ayant jeté son dévolu sur une très jolie jeune femme qui lui donnera trois fils. La mère se trouvera un amant, homme d'affaires, compagnon débonnaire, s'intéressant peu à la petite fille. Christine s'ébroue entre les deux couples, elle rêve de devenir ballerine mais son corps aux formes déjà « rondes » et ses « pieds plats » briseront ce refuge dans la beauté éphémère. Les voyages servent de dérivatif à modeler son indépendance, à nourrir ses fantasmes. Avec les quatre parents recomposés, elle arpente des univers disparates, tels les Baléares, le Mexique, l'Équateur, la Martinique. Des continents plus conventionnels, la France, l'Italie, les États-Unis. Des îles, des terres sur lesquelles elle s'accoutrera de personnages fictionnels, des marginaux excessifs, comme il y en a de surprenants dans l'œuvre d'Arbour, attirée par les laissés pour compte de notre planète. En même temps qu'elle les fréquente, sa personnalité rebelle s'affirme. Lucide, elle a conscience que son jeune âge la retient auprès de sa famille, surtout avec le père, qui lui donnera le goût des nombres. Modérément avec la mère qui lui prodigue des conseils corporels, chrysalide qui s'éveille, se transforme. Papillon, Christine ne le sera jamais, elle s'ennuie avec les êtres trop civilisés. Engoncés dans un conformisme qu'elle ne peut tolérer, tout en profitant de leurs largesses. Laconique, elle observe, se distrait avec des déclassés auxquels elle s'attache momentanément, sa famille ignorant le but de ses balades solitaires. Quand l'après-midi, ses parents — lesquels ? —font l'amour, ne la livrent-ils pas à la rue, à de douteuses rencontres ?

Elle se perd dans Paris, fait la connaissance d'un pickpocket qui l'abandonne sur un quai de métro, puis d'une transsexuelle, Marthe-Jules, qui la ramène au Ritz où séjourne le père. Aux îles Caïmans, elle rencontre un juif, rescapé d'un camp de concentration, qui l'accuse de ressembler à une nazie. Sa chevelure blonde exulte. Aux États-Unis, lors d'un voyage organisé pour jeunes filles aisées, suggéré par le père, elle délaissera ses compagnes, se hasardera dans une rue qu'elle a repérée, soudoiera une prostituée, Lesbia, qui lui révélera sa véritable identité. En Martinique, c'est avec des jumeaux  identiques qu'elle apprendra l'apport du narcissisme entre deux frères. Toujours ce double qui fascine Marie-Christine Arbour. Qui nous étonnera dans ses romans, mascarade d'elle-même et de ses protagonistes. Christine se considère comme une marionnette, assoupie entre ses parents délurés — sur un yacht luxueux ne pratiquent-ils pas l'échangisme avec un couple ami ? Ranimée au contact d'hommes-femmes qui la maintiennent dans un flot de sensualité qu'elle réprime, s'interdisant de grandir, les adultes l'abrutissant de leurs contraintes.

C'est l'un des romans les plus achevés de Marie-Christine Arbour, qu'on a lu avec délices. Si nous y retrouvons le monde cher à l'écrivaine, cette fois, elle a embelli ses récits de jeunesse d'une fraîcheur légère, faisant grâce au lecteur d'une représentation inutile à la compréhension de sa démarche fictive ou réelle, peu importe. La maturité de la fillette ne pouvait la diriger que vers l'essentiel d'une vie de femme qu'elle n'envisage pas sereinement, contrecarrée par une mère esclave des apparences, par un père cynique, superbement miroité dans la longue silhouette évanescente de sa deuxième épouse. Constamment, le roman se liquéfie dans le sang menstruel, d'où un clin d'œil ironique à la psychanalyse, se révèle à travers le mystère de sexes mal définis. L'acte d'amour interprété par Christine s'alimente d'un platonisme aux limites d'une anorexie amorcée par son corps qui, refusant de montrer sa nudité, se reflète dans le corps épanoui de ses compagnes et compagnons invertis. Manière jumelée de se suffire à soi-même.


Trans, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 241 pages