lundi 11 juillet 2016

Le sang réconciliateur *** 1/2

Innocemment, S. nous demande pour quelles raisons on ne parle que de livres qui nous plaisent. On lui répond qu'étant soi-même écrivaine, notre rôle n'est pas de juger d'un livre mais d'en signaler les qualités. On se permet quelques prudentes remarques sur des éléments par trop visibles. Le reste n'est pas de notre ressort, on n'est pas éditrice. On se penche sur le récent roman d'Elsa Pépin, Les sanguines. 

Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce livre insolite ne peut laisser quiconque indifférent. L'histoire captive ou rebute. Le sang y coule abondamment, non pour des causes de tuerie, mais pour la vie qu'il brasse dans nos artères et nos veines. Nous traversons des siècles à partir d'un récit contemporain. Deux sœurs, Sarah lunaire, Avril solaire, s'affrontent sans jamais vraiment se détester. Sarah, solitaire, est une passionnée qui ne réussit pas à s'affirmer. Copiste, elle s'est fait vampiriser par un amant plus âgé qu'elle, pour qui elle était prête à sacrifier son talent d'artiste peintre. À l'inverse, Avril s'est mariée, est mère de deux petites filles, un mari dont l'auteure ne nous dit pas grand-chose. Elle a désiré être danseuse, actrice, chanteuse, ses échecs ont abouti à un bouleversement irrémédiable. Elle est atteinte d'une leucémie rare. Seule, peut la sauver une greffe de la moelle épinière. Et seule, sa sœur sera en mesure de la lui donner.

On a résumé la trame moderne du récit. Nous nous faufilons dans un siècle où des médecins se demandent, en disséquant des cadavres, comment irrigue le sang dans le corps. L'un d'eux, Jean-Baptiste Denis, médecin de Louis XIV, espérant guérir l'aliénation, transfèrera du sang animal dans celui d'un homme dément, repéré dans une rue. Nous sommes en 1667. En parallèle, sous le règne de Charles Ier, William Harvey, médecin anglais, se cherche un cœur pour tester et prouver le mouvement circulaire du muscle. Ces deux anecdotes sont habilement dépeintes par l'écrivaine, nécessaires au déroulement de la maladie sanguine d'Avril.

Tôt dans le roman, un homme surgira dans le présent de Sarah, Victor Eliot, rescapé provisoire d'une grave leucémie. Enfermé dans sa chambre, il ne se résoud pas à mourir seul. Pendant ses six mois de rémission, il a mené une vie dissolue, persuadé de sa guérison. Maintenant que le mal a récidivé, il se consacre à des recherches scientifiques, tout en faisant face à des souvenirs familiaux. Il a eu un frère jumeau qui est mort, alors qu'il aurait pu le sauver. On est frappée par l'ombre portée du frère hypothétique, comme le mari d'Avril, émigré balkanais, qui a perdu un frère et ses parents durant la guerre. Symbolisme s'appliquant à la relation complexe qu'entretiennent les deux sœurs Becker. Le lecteur devra partager avec Sarah une intériorité qui, peu à peu, fera la lumière sur son rapport à ses parents, à Avril, à son amant qui l'a considérée telle une esclave au service de sa réputation d'artiste. De passive, Sarah devient furie. Mais aussi perméable au dernier désir d'Avril, au chagrin incommensurable de leurs parents, à la tendresse des deux fillettes de sa sœur. Ouverture aussi sur son art, étouffé par le rejet familial, par les outrances d'un homme définitivement banni de son existence. Aux yeux de Sarah, il a commis l'irréparable.

Récit composé de couches successives, telle l'accumulation de roches sédimentaires. L'art de Sarah en est constamment le fil conducteur, qu'elle pratique d'abord pour gagner sa vie. Qui lui permet de se retrouver face à elle-même, comme les changements déconcertants opérés chez Avril lui feront prendre conscience de plusieurs de ses erreurs. Victor Eliot ne sera pas étranger à la métamorphose de Sarah, quand il lui enverra un étrange héritage.

Roman fascinant, construit avec intelligence, témoignant d'une surprenante empathie envers les êtres qui ont fait avancer la médecine. Des cobayes oubliés qui ont souffert, ont eu peur de mourir seuls, ignorant à quel point leur mort s'inscrivait dans une interminable lignée vitale. Et que de poésie pour narrer une balade tumultueuse dans les rigoles du sang, cet élément liquide impressionnant celui ou celle qui en ignore les méandres à l'intérieur du corps. Captivante et singulière histoire de deux sœurs portant en elles l'avenir du monde. Il suffira que l'une meure, que l'autre existe, pour éveiller la curiosité de professeurs, comme le fit Karl Lansteiner, dernier clin d'œil d'Elsa Pépin à un début de siècle encore balbutiant, avant de conclure à la réconciliation du sang entre des inconciliables.


Les sanguines, Elsa Pépin
Éditions Alto, Québec, 2016, 168 pages



lundi 20 juin 2016

Faire l'amour via Internet ***

Quelle joie que de savoir faire face à toutes ses ignorances, il y en a tellement en nous. Elles incitent à nous instruire avec appétit, sans trop se poser de questions. Nourriture de l'esprit comme celle dont nous alimentons le corps, l'aidant à pallier sa désintégration. L'esprit doit se traiter avec autant de constance, de bon goût. Surtout d'humilité. On a lu Boîte de messagerie sulfureuse, roman de Dominique Girard.

Annie-Claude, trentenaire, mariée à Étienne, mère d'une enfant de deux ans. Après son accouchement, elle a fait une dépression post-partum, qui l'a laissée très vulnérable. Elle est journaliste pigiste et blogueuse, son mari travaille dans un bureau. Depuis quelques jours, elle reçoit les messages d'un internaute, rencontré sur les réseaux sociaux, qui ne cesse de vanter sa beauté, puis, peu à peu, la harcèle, lui tenant un langage suggestif qui la trouble et la séduit. Annie-Claude, voluptueuse, un brin narcissique, sensible aux regards et hommages masculins, ne saura résister aux fantasmes de l'inconnu. Au détriment de son travail de blogueuse, de ses amies, du bien-être d'Étienne, celui-ci s'inquiétant de l'état de distraction où se trouve soudainement sa femme. Des incidents se produiront qui confirmeront sa jalousie, son agacement. Annie-Claude, revenant à de meilleures intentions envers son couple et son enfant, se confiera à sa psychologue qui lui conseillera de rompre sans délai avec le bellâtre. Ce qu'elle fera avant de revenir, pantelante, aux désirs de plus en plus exigeants de cet amant virtuel. Il lui proposera de faire sa connaissance dans un club échangiste. Où elle s'empressera d'aller, où il n'ira pas. L'étau se resserre et l'effraie quand elle se rend compte que deux hommes la suivent partout où elle se rend. Un soir, rentrant en voiture d'un souper avec son groupe d'amies, terriblement angoissée, ayant trop bu, elle évitera de justesse une catastrophe qui, enfin, lui fera prendre conscience de l'obsessionnelle emprise que l'internaute exerce sur son corps et son esprit.

Ceci est un résumé de l'histoire érotique que décrit habilement Dominique Girard. Cette dernière a su agencer le resserrement d'événements menaçant Annie-Claude, qui finissent par l'étouffer. Aveuglent sa raison plutôt pragmatique, n'hésitant pas à mettre en danger ce qu'elle possède de précieux, mari et enfant, pour plaire à un homme dont les proies sont des femmes jeunes et belles. L'écrivaine l'ayant dépeint, il se présente comme le type conventionnel du séducteur frustré, époux et père de famille affable. Ne se montrant jamais à ses victimes, il utilise un vocabulaire rationnel et intentionné pour stimuler les sens des jeunes femmes qu'il attrape dans ses filets. On a pensé aux tueurs pathologiques, cent manières existant de détruire une personne. Envisagée sous cet angle, la chair est triste quand elle n'est pas enrobée, de part et d'autre, d'un amusement jouissif. C'est un désir tourmenté qui nourrit cet échange d'où toute profondeur divertissante est bannie. Rapports épidermiques dépourvus de fantaisie charnelle, comme on l'apprécie dans la littérature libertine des XVIIe et XVIIIe siècles. Même la grivoiserie trop banalisée dans le langage superflu de l'internaute-séducteur a peu de portée sur le sujet — objet ? — féminin. Aucun plaisir ne se dégage du comportement lascif d'Annie-Claude, engagée presque de force dans cet ordonnancement de gestes impudiques — son partenaire ne la menace-t-il pas de tout révéler si elle rompt leur correspondance ?  —, elle s'enferre dans une situation qui aurait pu lui coûter la vie. Le " dérèglement de tous les sens " que suggère le poète, ne convient qu'à celui ou celle qui sait pratiquer les jeux délibérés du désir, l'amour étant une histoire sacrée ou profane qui n'a cours, ici, que pour sauver Annie-Claude du désastre.

À découvrir ou à relire les " petits " maîtres érotiques de siècles cités plus haut, sans oublier la brûlante Histoire d'O, signée Pauline Réage, publiée au début des années 1950, décriée par les féministes. Après ces lectures édifiantes traitant du danger grisant, souvent clandestin, de séduire sa ou son partenaire consentant, ce que n'est pas Annie-Claude, le lecteur et la lectrice choisiront de plonger dans l'érotisme virtuel où des mots, étonnamment machinaux, éveillent la libido de jeunes femmes en mal de réalité sensuelle. Ce qui est se suffire de peu. Et peut-être se mésestimer.

Le roman de Dominique Girard se lit agréablement. Après l'avoir fermé, on s'est dit avec indulgence et humour : Autres temps, autres mœurs. Autre littérature érotique...


Boîte de messagerie sulfureuse, Dominique Girard
Éditions La Semaine, Montréal, 2016, 183 pages