lundi 11 mai 2009

Fins du monde et autres catastrophes ***


Qu'est-ce que le bonheur de vivre ? Certains prétendent qu'il consiste en des instants : un sourire échangé, un regard fervent, un geste tendre. Effleurement du temps qui se disperse en fumée. Pourquoi le bonheur s'étirerait-il ? Quelques secondes suffisent pour tuer un être, pour que les radiations d'une bombe atomique anéantissent une capitale ? Ces questions nous sont venues à l'esprit après avoir lu le deuxième roman de Nicolas Dickner, Tarmac. Examinons de plus près si des réponses nous rassurent.

Août 1989. Deux adolescents de dix-sept ans, Michel — dit Mickey — Bauermann et Mary Hope Juliet Randall se rencontrent au stade municipal de Rivière-du-Loup. Ils ont en commun un regard lucide sur le monde et ses transformations. Leur famille a émigré au Québec. Les parents de Mickey, d'origine hollandaise, sont propriétaires d'une usine de ciment et de béton. Depuis sept générations, la famille Randall, originaire de Yarmouth, en Nouvelle-Écosse, « souffrait d'une grave obsession pour la fin du monde. » C'est ainsi qu'Ann Randall, la mère de Hope, décrète à son tour que la fin du monde aurait lieu durant l'été 1989. Au fur et à mesure qu'approche la date fatidique, elle sombre dans des « psychoses apocalyptiques [...] des périodes de fébrilité inexplicables. » Puis, mère et fille fuient au Nouveau-Brunswick et, cinq mille kilomètres plus loin, se posent à Rivière-du-Loup. Elles emménagent dans une ancienne animalerie alors qu'Ann Randall vacille au bord du gouffre.

Mickey et Hope se fréquentent, les choses de leur vie en sont là. Mickey qui traîne son ennui estival, reprend goût à l'été grâce à l'intelligence — Q.I. 195 — effervescente de la jeune fille. Les sciences, les langues, David Suzuki, les films de zombies, la passionnent. Elle évoque sans cesse les bouleversements qui essaiment sa génération, comme si ces événements, tragiques pour la plupart, lui servaient de support pour grandir. À défaut de l'unité familiale, elle se réfugie dans le moindre des maux, celui d'une possible fin du monde, le 17 juillet 2001. Entre sa mère que la dépression mine, le collège et Mickey, Hope se nourrit de spéculations philosophiques, de théorèmes vertigineux, entretient sa paresse en regardant la publicité à la télé au sous-sol chez son amoureux. Relation sensuelle et platonique, Hope n'a pas encore « subi son Mauvais-Quart-d'Heure » ! Obsédée par la date de sa propre fin du monde, telle une guerre insidieuse menée contre elle-même, Hope fascine Mickey, le force à voir plus loin que le ciment et le béton. Elle soigne sa mère, s'arrange de petits boulots, étudie sans se préoccuper du lendemain. Le départ de Ronald Reagan de la Maison-Blanche, la chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide, l'arrivée de Mikhail Gorbatchev, autant d'écueils à franchir sans se blesser gravement. Jusqu'au jour où Hope, feuilletant un « vieux numéro de Spider-Man », s'arrête à un encadré dans lequel un dénommé Charles Smith annonce la fin du monde le 17 juillet 2001 et expose ses prophéties traduites en dix-huit langues. Le destin de Hope bascule, elle doit absolument retrouver l'inconnu.

Quand Hope s'envole d'abord à New York, chez l'éditeur de Charles Smith, puis à Seattle, enfin à Tokyo, le narrateur devient spectateur et relate le voyage mouvementé de la jeune fille. La tension s'estompe avant que l'histoire reparte sur des rails endiablés où Hope, véritable locomotive, entraîne le lecteur vers des rebondissements imprévisibles, délirants d'imagination. La fin du roman s'avère une boucle où le temps se noue, se dénoue, prend à témoin Mickey qui désespère du retour de la fille prodigue. Dix ans ont passé, l'adolescent, désormais adulte, ne se remet pas du silence inexplicable de son amie de jeunesse. Dans une telle histoire abracadabrante, ne peut survenir qu'une fin digne de l'inénarrable Mary Hope Juliet Randall...

Roman riche en trouvailles inusitées, en situations burlesques, où sont rassemblées toutes les générations inquiètes du déséquilibre mondial. L'actualité de plus en plus voyeuse s'offre, impudique, aux regards avides d'une presse à sensation qui, livrant le pire, rarement le meilleur, nous reporte à Ann Randall assujettie à un discours qu'elle ne veut plus entendre, mais auquel elle ne peut se soustraire. Les clients du bar où elle travaille sont là pour lui rappeler que de multiples fins du monde se répandent insidieusement. Enfermée dans une bulle d'individualisme forcené, elle ne s'est pas rendu compte de l'absence de sa fille. Qui d'entre nous a conscience des événements menaçant notre sécurité ? Qui aurait prédit le terrorisme ? Plus éloigné, Hiroshima, Nagasaki ? Sans parler des séismes naturels obligeant à une transhumance humaine. Les effets nauséabonds du monde, leurs odeurs toxiques, font partie de l'air que nous respirons. Des pires catastrophes naît le désir de bâtir une humanité différente avec ce qu'elle comporte de bonté et de cruauté. D'incertitude et d'assurance.

À lire pour apprécier l'écriture fluide des chapitres chaotiques sous-titrés de manière loufoque mais combien efficace. Reconnaître aussi que d'une génération à une autre, tout est conçu pour changer et rester pareil, à l'extérieur ou à l'intérieur de nous-même. Grandes et petites catastrophes tiennent lieu de catalyseur quand nous devons lever les yeux au-dessus de notre auguste nombril ! Le poète Arthur Rimbaud n'a-t-il pas écrit : " On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans. " ?



Tarmac, Nicolas Dickner
Éditions Alto, Québec, 2009, 280 pages

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