Le temps de feuilleter un livre, d'en lire quelques pages, on se rend compte que le fond de l'air contient des senteurs que seul le printemps possède. Un retour à la vie pour tous ceux qui souffrent, une source d'énergie pour ceux qui en ont besoin. En attendant ces effets tonifiants sur la misère du monde, on parle des récits de Normand Corbeil, Les années-tennis.
Quatre récits qui appartiennent au temps de la jeunesse, synonymes des années-tennis. Nous savons que les grands champions de ce noble sport sont jeunes et qu'au delà de la trentaine, déclinent leur fougue, leur vivacité. Ainsi, les protagonistes parcourant les récits de Normand Corbeil prennent-ils le tennis comme point de ralliement pour se raconter ou relater les déboires inavoués de leurs partenaires et amis. Ils ont été jeunes, ont joué ensemble de fabuleuses parties, se sont renvoyé des balles tant sur les courts que dans leur existence. Michel se souvient chaleureusement de Pierre-Robert Wilson, dit Bob, qui a disparu. Les deux hommes se sont fréquentés « une bonne quinzaine d'années » mais la vie les a séparés, comme elle a dispersé, après les années quatre-vingt, leur groupe de tennis. Tous avaient dans la trentaine, « Borg et McEnroe fascinaient la planète [...] » Nous devons ce récit intense au sergent M. qui enquête sur la disparition de la bicyclette de la fille de Michel ! De fil en aiguille, la conversation s'engage sur le parcours des uns et des autres jusqu'au moment où le sergent M. interroge Michel sur la disparition de Pierre-Robert Wilson que personne n'a vraiment connu. Alors, déboule une histoire édifiante, remplie d'une tendresse nostalgique pour un homme que la peur de vieillir tenaille. Quand sa femme le quittera pour un voyage indéterminé avec une amie, il ne se remettra pas de ce dernier avatar. Il étouffera sa douleur derrière un double subterfuge, procédé qu'il utilisait habilement envers ses partenaires de tennis...
Le deuxième récit donne la parole à Arnold, autre joueur passionné des années quatre-vingt. Il s'apprête à partir en vacances en Europe, à quitter pour un mois son appartement et ses amis, dont une certaine Gisèle avec qui il a ébauché une liaison. À mesure que s'écoule le temps, l'angoisse le taraude ; Arnold réalise qu'il n'a aucune raison, ni envie, de s'éloigner de sa ville. Nulle part le passé surgira, ce sera le vide, le creux qu'éprouve celui qui a abandonné ses racines. Un mois pendant lequel les années-tennis occuperont l'espace touristique. Les habitudes fabriquent autour du corps d'Arnold une toile d'araignée qui le protège mal des décalages rythmant ses constants combats. « Une habitude, c'est un pli cosmique. » Cauchemars nocturnes et diurnes, réflexions existentielles qu'il ressasse, ne se donnant pas la peine d'ouvrir les yeux sur Nice : il « s'ennuie de ce qui est si près qu'on ne le voit plus. » Vacances ratées, vacances aveugles, tel un mur dressé devant un avenir improbable. Pour enrayer son anxiété, alléger ses phobies, il écrira dans un cahier d'écolier de courtes anecdotes. Funambule éveillé, il traîne sa solitude amère au centre de paysages que son esprit survolté embrume, frôle des hommes et des femmes qui, eux, ne le voient pas, Arnold empruntant l'allure révoltée d'un exilé incompris...
Les troisième et quatrième récits dépeignent deux hommes aux antipodes l'un de l'autre. Bernard décrit son beau-père, Henri, homme à la fois secret et débonnaire, qui, derrière une formidable pudeur, dissimule une grave maladie du cœur dont il mourra. Bernard et Henri ont joué au tennis ensemble, bien que ce dernier fût un joueur médiocre. Les filles d'Henri subjuguent les deux hommes même si l'une d'elles, Viviane, est l'épouse du narrateur. Enfants, elles ont été rompues à la danse, leur gestuelle en a gardé une langueur sensuelle. À l'agonie, ce sont leurs jambes nues qu'Henri voudra revoir... Le dernier récit met en scène Pascal, joueur de tennis du groupe. Narcissique à outrance, il ne doute pas de l'effet qu'il produit sur ses partenaires ou ses amis. Pascal se sent parfaitement à l'aise dans l'ère de l'image qui étale sa magie un peu partout. Rien ni personne ne le menace, croit-il, jusqu'au jour où il fera la connaissance d'Édouard, « le plus que parfait ». Subjugué, Pascal le décrira avec les yeux du cœur, ces yeux incapables d'objectivité ; tous deux joueront au chat et à la souris, philosophant sur la manière d'être et de voir, échange où excelle Édouard, laissant Pascal pantelant. Il faudra qu'un incident déclenche une alarme dans la tête de celui-ci pour qu'il retrouve ses esprits. Étrange match de tennis et complicité avortée.
Profitant de narrer magnifiquement l'histoire de quatre hommes hantés par leur jeunesse égarée, Normand Corbeil glisse entre chaque ligne une pensée philosophique sur la condition de l'être humain, sur ses failles et sa profondeur. Sur ses ressources et ses incapacités à regarder la vie en face quand se présentent d'imprévisibles bouleversements, bousculant la fade inertie du quotidien. Tous les quatre incitent leur narrateur à se projeter dans le miroir que l'existence a dressé, pour mieux contempler leurs lacunes. Autant dire que ces matches en simple aboutissent à des matches en double ! Des récits où le point de mire se maintient au niveau élevé du tennis professionnel. On ne regardera plus jouer Roger Federer et ses adversaires avec l'œil néophyte du spectateur parfois un peu désabusé...
Les années-tennis, Normand Corbeil
VLB éditeur, Montréal, 2009, 202 pages
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