lundi 23 août 2010

Un manoir sous influence ****

Contemplant la rivière qui coule silencieusement, on admire les nénuphars roses et blancs en fleur. Un étrange silence nous fait parler à voix basse, saluer la personne qui passe d'un signe de tête. On n'oserait pousser un cri, éclater de rire. Les arbres eux-mêmes se tiennent immobiles, quelques-unes de leurs branches se mirent dans l'eau placide. Ambiance suffisamment trouble pour terminer la lecture du roman de Sarah Waters, L'Indésirable.

La première fois qu'il entre à Hundreds Hall, le narrateur a dix ans. Sa mère y travaille comme bonne d'enfants. Le colonel Ayres, son épouse et leur fille Suzan habitent le manoir. Tous les trois « formaient une famille ravissante. » Ce sont des gens importants dans la région. La demeure se dresse presque irréelle tant sa majestueuse architecture impressionne... Trente ans plus tard, le narrateur est devenu le docteur Faraday, ses parents sont morts, la Deuxième Guerre mondiale est terminée. Coventry se reconstruit. Appelé au manoir pour soigner un malaise de leur jeune domestique, le narrateur est stupéfait de son aspect délabré. N'y vivent plus modestement que Mrs Aydes, Roderick, son fils, Caroline, sa fille. Ruinés, ils n'ont d'autres ressources que les produits de leur ferme. Le colonel est décédé d'une rupture d'anévrisme, Suzan de diphtérie. Fasciné par cette décrépitude due à la guerre, le docteur Faraday imagine les fastes qui, autrefois, illuminaient la maison familiale, tissaient des liens étroits avec ses occupants. Au fur et à mesure que l'intrigue déroule ses fils d'or, plus tard de plomb, la demeure se fait personnage bienveillant puis hostile. Semblable à Mrs Aydes, Roderick et Caroline, le manoir dissimule de lourds secrets sous ses murs détrempés, ses planchers qui craquent, ses tissus effilochés, ses objets désuets. Les pierres, sculptées par morceaux entiers, se détachent. La mauvaise herbe envahit les marches fendues. Impressions fugaces dépeintes par le docteur Faraday qui, peu à peu, se transforment en un mal-être exténuant. « La maison est gloutonne, avide. » Elle se défend contre les intrus venus de l'extérieur. Rancunière, elle s'en prend aux trois résidents, inventant des ombres gluantes, créant des spectres effrayants. Le passé jaillit de toutes parts, telle une folie héréditaire, une hystérie collective que camoufle faussement la vie quotidienne. Sa mère et son frère hors d'atteinte, Caroline dissimule une inquiétude grandissante derrière un travail acharné, repoussant sans raison apparente l'amour que lui voue le docteur Faraday.

Il est impossible de décrire pleinement, et ce serait dommage, une histoire aussi obsédante, menée de main de maître par Sarah Waters. Seules les écrivaines anglaises parviennent à traverser avec autant de créativité et de talent la frontière tangible séparant la réalité du fantastique. On aime les descriptions presque balzaciennes, tout en dentelles, des lieux captés par le docteur Faraday. Le regard minutieux de l'auteure se partage entre les faits historiques et la dégradation sociale d'un siècle en pleine évolution. Sarah Waters nous imprègne de l'atmosphère insouciante qui régnait jadis dans certaines familles bourgeoises, victimes imprévisibles de la Deuxième Guerre mondiale. Les événements tragiques qui secouent le manoir annihilent le souvenir de réjouissances, témoignant de mondains rapports de voisinage. Faire taire les rumeurs qui se manifestent chaque jour plus révélatrices autour de Hundreds Hall s'avère une raison suffisante à sauvegarder l'orgueil unissant ces êtres menacés d'extinction. Feu et eau, bruissements et frôlements se mêlent à la respiration haletante de la maison, à celle oppressée des protagonistes titubant dans des ornières empoisonnées... Le docteur Faraday relate en spectateur impuissant, parfois naïf, des calamités survenues trois ans plus tôt. Il ne comprend toujours pas les forces abjectes qui ont anéanti Hundreds Hall, comme si le manoir avait abrité des êtres nuisibles qui se seraient retournés contre la bâtisse jusqu'à ce que les ronces, le lierre et autres plantes dévoratrices l'asphyxient à leur tour.

Roman dense et captivant comme il ne s'en écrit plus de nos jours. Les acteurs surgis d'un monde révolu n'ont su s'adapter à l'ère moderne de l'après-guerre. Si Hundreds Hall les a protégés des nécessités contemporaines, le manoir a éveillé des consciences empreintes de regrets maléfiques, stigmatisées de présages pervers. Ce que Caroline a très bien saisi, confiant au docteur Faraday qu'elle n'avait plus sa place en Angleterre. Pierre et chair se sont heurtées mortellement, chacun éprouvant l'échec irréversible de ses douloureux mystères. L'indésirable, revenant enfantin, n'est-ce pas refuser de garder les yeux ouverts sur sa propre déchéance ? Renoncer à fuir tôt ou tard « quelque chose » d'inconnu qui, un jour ou l'autre, frappera de plein fouet ?

À lire, pour se rendre compte que le vieil homme en nous ne supporte pas d'être dérangé. Défier les lois de l'équilibre nous déporterait au delà de péripéties contingentes ; rassurés, nous y rencontrerions Lewis Carroll, Charles Dickens, Edgar Poe, précurseurs géniaux de ce conte fabuleux et terrifiant !

On note l'originalité de la présentation de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia. L'ensemble s'accorde harmonieusement avec la mélancolie se dégageant du récit.


L'Indésirable, Sarah Waters
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2010, 584 pages

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