mercredi 4 janvier 2012

Trois filles, un gars ****

Aux hommes et aux femmes qui nous lisent, on offre nos vœux de bonne et heureuse année 2012. À ceux et celles qui secouent une torpeur existentielle, filtrent des gouttes d'eau de l'immense océan où bouillonnent les injustices commises envers les êtres vivants, qu'ils soient d'espèces humaine ou animale, on redit notre admiration. Tel un prélude à un monde meilleur, on ne cesse de dénoncer la désespérance qui mine notre société moderne. On ouvre ce mois de janvier avec le roman de l'écrivaine afro-canadienne Dionne Brand, Les désirs de la ville.

 Ils sont jeunes et beaux. Ils ont entre vingt-trois et vingt-cinq ans. Ils partagent tout, vêtements et nourriture, dissimulent sous un air placide, leur histoire familiale. Issus de parents immigrants, ils refusent de vivre dans les méandres d'un continent qu'ils ne connaissent pas. Nés à Toronto, ils s'insèrent farouchement dans la ville, contrairement à leurs pères et mères qui, fermant la porte à toute intrusion étrangère, se replient dans des souvenirs des années quatre-vingt. Ils sont quatre à débouler dans les quartiers colorés de Toronto, partagés qu'ils sont entre leurs occupations et leur famille. Tuyen, Carla, Jackie, Oku. Tuyen, d'origine vietnamienne, artiste d'avant-garde, se terre dans un taudis assez grand pour y installer ses performances. Lesbienne affirmée, elle est amoureuse de Carla, sa voisine de palier. Ses parents, ses deux sœurs aînées, son frère Binh, ne comprennent pas pourquoi elle les a quittés. Un drame consume sa mère et son père : vingt ans plus tôt, sur le bateau qui les amenait à Hong-Kong, leur premier fils, Quy, leur a échappé. Le fantôme de l'enfant les hante, personnifié par la voix assourdie de Quy, entrecoupant les chapitres. Carla, de père noir et de mère blanche, sillonne la ville en vélo, elle est messagère. Elle habite l'appartement adjacent à celui de Tuyen ; les souris se promènent dans le plafond ou sur le plancher. Elle protège son frère Jamal qui, commettant des larcins de plus en plus graves, se retrouve régulièrement en prison. Elle hait son père, qui a poussé sa mère à se suicider quand elle était petite fille. Elle et Jamal ont été recueillis par Nadine, l'épouse de son père. Jackie, native de Halifax, Nouvelle-Écosse, tient une friperie, a un amant allemand. Ses parents, Noirs eux aussi, ne sont pas sans rappeler les héros de F. Scott Fitzgerald. Pendant quinze ans, ils ont mené grande vie, fréquentant les lieux branchés de l'époque, jusqu'à épuisement financier et perte de leur jeunesse. En continuant à vivre dans leur quartier misérable, Jackie « démontrait sa loyauté envers sa mère et son père », bien que sa décision ne fût pas simple. Oku est noir. Ses parents sont Jamaïcains. Il est poète, vit dans le sous-sol de leur maison. Pour des raisons particulières à ses vingt-cinq ans, il a déserté l'université où il préparait une maîtrise en littérature. Oku rôde du côté de chez Jackie de qui il est épris, déconfit qu'elle ait choisi un amant blanc. Gravite autour de ces acteurs hétéroclites un groupe de graffiteurs, qui tracent des tags sur les murs, essayant de lutter « contre la poésie moribonde de la ville anglicisée. »

L'action se déroule au printemps et le temps passant, la ville devient elle-même personnage. Ses désirs s'amalgament à ceux qui s'ancrent aux quatre jeunes, prisonniers de leur existence jalonnant celle de leurs parents. Si le climat familial les étouffe, tel un aimant, le cocon parental les attire. Tuyen, en conflit avec son frère Binh, qui fera l'impossible pour retrouver Quy, ne peut s'empêcher de ressentir à son égard une certaine admiration. Carla, persuadée que son père doit prendre en main Jamal, culpabilise sur son état d'adolescent attardé, y percevant le manque affectif d'Angie, leur mère aveuglée par les promesses mensongères de leur père. Jackie, propriétaire de son magasin de vêtements, nargue Oku en s'affichant avec Reiner, son amant allemand. Déchirés par un passé occulte, ils oscillent entre une tendresse désuète, le mépris de ce qui n'est pas le présent. D'ailleurs, la ville, constamment, les sollicite à partager ses désirs immédiats ; les leurs se manifestent dans des quartiers populaires, celui prospère où résident les parents de Tuyen, quartier aseptisé qu'elle rejette, inadéquat à ses aspirations artistiques. La ville s'avère polyphonique, les pièces musicales d'Ornette Coleman, celles de Coltran, Dexter Gordon, Charlie Rouse, mentionnées de page en page, scandent le récit, entraînent le lecteur non dans un courant joyeux mais à la poursuite d'un phénomène inaccessible convoité par Tuyen, Carla, Jackie et Oku. La Coupe du Monde entre la Corée et l'Italie, se jouant au Japon, exaltant tableau pluvieux, déclenchera à travers les photos prises par Tuyen, un processus irréversible, remettant en cause les valeurs qui ne cessent de les épuiser.

Roman psychologique s'il en est. À tour de rôle, les parents du continent de jadis, les enfants du temps présent, sont disséqués par la plume poétique, incisive de Dionne Brand. Mille détails géographiques décryptant la ville font de ses pierres, de son acier, de ses terrains, une entité complémentaire dérangeant les intentions parfois oniriques des protagonistes, détails dépeints minutieusement par l'écrivaine. Infortunés parce qu' immatures, Tuyen et son frère Binh provoqueront sans le vouloir une tragique erreur de stratégie.

Roman admirable aux relents surréalistes. Comment sauvegarder des êtres étourdis par l'incertitude de leurs projets, comment les guider sur des chemins parsemés d'incompréhension et de violence ? Tuyen, Carla, Jackie et Oku ne témoignent-ils pas d'une société migrante dont les désirs aboutissent sur une idéalisation forcenée du moment qu'ils vivent ? Instant fatidique certes qui, telle la fin du roman, nous somme de revenir au point de départ de ce que nous étions, de rompre le charme trompeur de ce que nous aurions voulu être.

On note que Dionne Brand a reçu, en 2005, le Toronto Book Award pour cette œuvre. On mentionne aussi l'excellence de la traduction signée Nicole Côté et Anton Iorga.


Les désirs de la ville, Dionne Brand
traduit de l'anglais (Canada) par Nicole Côté et Anton Iorga
Éditions L'Instant même, Québec, 2011, 298 pages.

6 commentaires:

  1. Voilà des voeux de bonne année qui sortent de l'ordinaire. Vaut la peine d'y répondre... de banale façon parce que je n'ai pas votre richesse de vocabulaire, pas pour les souhaits en tout cas. Alors bonne année à celle que je lis plus ou moins régulièrement, mais vers qui je reviens toujours parce que les "critiques" (j'ai hésité entre analyses, commentaires, opinions)qu'elle prend la peine de soigner sur les livres qu'elle lit valent qu'on y prête attention.
    Merci de continuer, merci d'être là. Et bonnes lectures en 2012.

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  2. merci ClaudeL, votre message me touche énormément. J'emploie le mot «critique» mais on me dit toujours que c'est autre chose... Faut bien une appellation à un article qu'on prend la peine d'écrire. Je vous fais part de voeux particuliers puisque vous avez eu la gentillesse de m'écrire. Si vous aimez les romans psychologiques, je vous recommande celui-ci. À la prochaine critique, soit le 16 janvier...

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  3. L'analyse que tu as faite de ce livre me donne immensément le goût de le lire. Merci Dominique!

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Commentaires: