Ces dernières semaines, on s'est appesantie sur les dérives du cœur et sur leurs conséquences. On revient à l'ordinaire de la vie, le cœur se révélant un viscère musculaire, qui bat pour que nous survivions, mission honorable. Laissons-le à son rôle de métronome, la tendance surfaite étant de le malmener, de le responsabiliser de nos misères humaines. On a lu le roman de Charlotte Gingras, No man's land.
Jeunes ou moins jeunes, à un moment de leur vie, moult femmes ont été outragées par les agissements d'hommes sans scrupules. Désir d'indépendance loin d'une compagne vieillissante, désir irrépressible de violenter une jeune fille. Lésées, rejetées, les deux femmes que met en scène Charlotte Gingras — exemples parmi tant d'autres —, se prénomment Éden et Jeanne. Un numéro ferait aussi bien l'affaire quand, piétonnières égarées à travers la ville inhospitalière, elles essaient de camoufler leur misère derrière un sourire ravagé de larmes ou derrière un visage hermétique comme une route fermée à ses extrémités. Éden, adolescente de quatorze ans, vit avec sa mère monoparentale alcoolique, ses deux sœurs et un frère, dans un quartier défavorisé de la ville. Avec sa petite sœur Fleur, elle fréquente à longueur de journée la bibliothèque pour y trouver un peu de chaleur, toutes les chaleurs, la bibliothécaire ayant saisi la misère des jeunes filles. Éden lit des romans d'amour, Fleur feuillette des livres traitant d'animaux. Fleur possède une innocence déjà flétrie, Éden rêve d'un prince charmant qui l'enlèverait à son univers sordide. Dans le parc où le soir elle se réfugie, son seul ami est un vieil arbre qu'elle appelle Grand-Père, cherchant en son écorce rugueuse, un semblant de tendresse. Elle y rencontrera un prince charmant qui abusera de sa crédulité, qui disparaîtra aussi promptement qu'il est apparu, laissant Éden désemparée. En parallèle, Jeanne, femme d'un certain âge, vieillit paisiblement dans sa maison du Nord. Après plusieurs années de vie commune, son compagnon lui fait savoir qu'il ne l'aime plus. Bouleversée, elle le quitte, se retrouve en ville avec deux valises et un sac à dos. Jeanne s'abritera quelque temps dans un appartement que des amis absents ont mis à sa disposition.
L'histoire se déroule en hiver, accentuant la condition précaire des deux protagonistes. Ce jour-là, veille du Jour de l'an, Éden quête dans le métro, Jeanne descend d'un wagon, se dirige vers la sortie. Embarrassée de ses bagages, elle bloque le passage. Éden lui offre son aide, elle reçoit un refus poli, stigmatisé d'un sourire triste. Un peu plus tard, intriguée, Éden sortira du métro, apercevra la vieille femme qui patauge péniblement dans la neige, les roulettes de l'une de ses valises s'embourbant dans la « sloche ». Éden courra la secourir. Lui offrira de boire un café dans un bistrot tout proche. Quelques minutes partagées ensemble, Éden et Jeanne ignorent qu'elles se reverront bientôt, pour essayer de colmater leur souffrance réciproque. Un périple douloureux les attend, surtout celui qu'elles affronteront sur l'île où Jeanne possède une cabane. Au temps du bonheur, elle aimait y flâner, observer le lent déploiement de la nature, l'agitation bruyante des oiseaux, la visite inopinée d'animaux sauvages. Cette fois, Jeanne n'y séjournera pas seule, elle deviendra « une famille d'accueil pendant l'été. »
Temps mort pour Éden qui, à la suite d'un incident citadin, refuse de parler, silence que Jeanne devra courageusement endurer. Les pierres transportées jusqu'au rivage, dessineront un cercle où les deux femmes, l'âme transie, s'enfermeront, Éden incapable de formuler un sentiment quelconque, Jeanne, constamment en révolte contre l'homme qui l'a pour toujours repoussée. On a l'impression que le silence têtu d'Éden stimule la réflexion amère de Jeanne, lui laisse entrevoir quelques rais lumineux qu'Éden, étouffant dans sa nuit infernale, ne sait encore déceler. Morte, elle l'était avant de rencontrer Jeanne, comment pourrait-elle revenir à la vie ? Comment Jeanne saurait-elle confier sa propre histoire à plus désespérée qu'elle-même ? La fiction ne contient aucun apaisement lorsque Jeanne lit à voix haute, il s'agit d'êtres humains qu'Éden, croit-elle, a abandonnés à leur sort tragique, et qu'elle aime encore. Pourquoi les avoir trahis, tués ? À quoi sert la parole quand nous ne pouvons rien pour nous-même ? Que dire de l'impuissance coupable éprouvée en face des autres ?
Récit découpé en trois parties. Le drame d'Éden occupe la première, celui de Jeanne trame la deuxième, la troisième réunit Éden et Jeanne, amalgamant deux histoires de solitude extrême. Une chaloupe, représentée par des pierres amassées par Jeanne et Éden, symbolise une probable noyade, l'esquif risquant de couler à la moindre imprudence verbale ou gestuelle de l'une ou de l'autre. La violence, du commencement à la fin du livre, est constamment sous-jacente, provoquée par des objets, des comportements, à l'affût de paroles maladroites, de regards poignants, tel un appel au secours qui n'atteindrait pas son but. Les autres, les insulaires, apportent leur part de générosité quand il s'agit de faciliter, d'embellir utilement le quotidien. Roman de la tendresse rédigé par une écrivaine aguerrie à l'écriture de romans jeunesse depuis une vingtaine d'années. On ne sait pour quelle raison, Charlotte Gingras a désiré écrire, destinée à un plus large public, une histoire aussi triste et vertigineuse, modulée d'espérance, se rattachant au désarroi implacable de deux femmes écorchées, abîmées par des partenaires de longue date ou de simple passage. Mais le pari, s'il y en a un, est amplement réussi. La lecture s'avère émouvante, on osera avancer, captivante.
No man's land, Charlotte Gingras
Éditions Druide, Montréal, 2014, 160 pages.
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