lundi 30 mars 2015

Sublimer la mort d'une mère ****

Aphorisme. Pour être libre, il faudrait être indifférent à la beauté du monde. Comment s'y résoudre quand un lever de soleil invente le premier matin de l'humanité ? Ce lever de soleil pouvant être le regard insondable d'un homme ou d'une femme qui ne sait plus se mirer ailleurs qu'en nous-même. On a lu le dernier roman de Patrick Nicol, La nageuse au milieu du lac.

Émouvante histoire que nous propose cet écrivain reconnu pour avoir publié une œuvre peu commune chez différents éditeurs. Le livre qui nous intéresse aujourd'hui, dénommé album et non roman, relate les préoccupations filiales d'un homme envers sa mère, pensionnaire d'un centre d'accueil, atteinte de l'une de ces « nombreuses maladies de vieillesse ». Si d'emblée, le lecteur est averti de l'amour inconditionnel du fils pour sa mère, sa fille, ses étudiants, ses voyages, s'avèrent des prétextes détournés à se pencher vers cette femme qui, malgré elle, nage à contre-courant de son existence. À ce jeu désespérant, nous risquons de perdre pied, ce qui arrive parfois au narrateur quand il doit se partager entre la vieille femme de quatre-vingts ans, sa profession, ses collègues, sa vie privée qui, selon les époques, est occupée par plusieurs « blondes ». Points de repères qui le conduisent sciemment du passé au présent, et inversement, mais surtout lui permettent de souffler quand l'état de la mère, allant d'un hôpital à la maison de retraite, de médecins en spécialistes, s'aggrave jusqu'à l'achèvement. Nageuse qui s'est noyée dans les eaux perturbées de sa mémoire, égarée dans les méandres d'une vie autrefois encombrée d'un mari, de cinq enfants.

Un tableau, une photo — ceci est visuel d'où l'idée atypique d'album —, le narrateur se repose sur les rives d'un lac fictif pour, à son tour, ne pas sombrer dans les eaux trop fades du quotidien. Quelques pages décrivent le passage ébouriffé des oiseaux, un cours animé au cégep, un voyage à Toronto en attendant son « amour » qui donne une conférence à l'université. Lui, préfère s'attarder au Royal Toronto Museum, dans la galerie de chinoiseries. Là, il imagine une scène loufoque avant de se remémorer l'hiver où sa mère a été malade. Autre tableau dans un jardin, il parle à l'absente. Se souvient avec tendresse de la jeune femme qui surveillait ses repas d'enfant, avant d'être assailli à nouveau par la vieille femme « désertée ». Les temps modernes, Gens de Dublin, autant de lieux dispersés où sa mère, soudainement, apparaît dans un parc, devant la statue d'Oscar Wilde. Charlie Chaplin est « pris dans les engrenages d'une énorme machine ». Plus tard, à la télé, que sa mère regarde avec sa petite-fille, sont projetées en boucle les images d'une princesse morte dans un accident de voiture. Les repères s'identifient sans s'attarder à l'événement lui-même.

Livre brisé, comme on le dit d'une ligne, chapitres éloquents cernés par l'état physique et mental de la mère, qui se dégrade. La vieille nageuse n'en peut plus de se disloquer dans des eaux tumultueuses. Le narrateur évoque son père, mort deux ans après sa naissance. Une maison bleue à Charlevoix où il passe des vacances avec une femme, la mère de sa fille. La mémoire se balade, fouille et creuse des instants que le lecteur rassemble d'un protagoniste à un lieu, relie à des émotions tues, ravivées en paraboles. Puis, la vie de la mère s'achève, sa mort annoncée par l'imparable phrase de Camus, « Aujourd'hui, maman est morte ». On s'y attendait presque, le narrateur intervenant, compassé, tel Meursault, l'homme pathétique de L'Étranger. Le temps de notre lecture, de nos réflexions attentives, on n'a cessé d'y songer.

Roman de l'éclatement jamais éparpillé, d'une cohérence harmonieuse. Structure fracassée, style sonore orchestrant une écriture débridée, amplitude de l'existence d'une femme aimée, d'un fils qui fusionne avec ses manques, ses aigreurs, parfois son cynisme, cachant une immense empathie désarmée. Pudeur des sentiments dissimulés sous un quotidien rarement insipide, bien que le narrateur entraînât le lecteur dans des raisonnements scabreux, prenant forme d'objets, de paysages, comme pour les dénier. Une vraie vie qui refléterait celle de l'écrivain, s'abstenant d'entrer dans des détails oiseux. Créer un personnage qui n'en serait pas vraiment un ? Que le lecteur percevrait comme un être antipathique ? Tout se peut en littérature, même ressentir une poignante mansuétude pour Meursault, qui témoigne d'un fait divers, le désarçonnant lui et ses juges. Son indifférence feinte envers sa mère morte. Se dérobant dans moult directions, que nous ne pouvons toutes emprunter, ce livre nous a fascinée, comme nous récitons inlassablement les strophes d'un poème qui, à sa première lecture, nous a semblé fondamental. 


La nageuse au milieu du lac, Patrick Nicol
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 160 pages.

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