Pour répondre à la question de plusieurs lectrices et lecteurs assidus, on aimerait écrire plus de critiques, en publier davantage. On ne le peut, d'autres engagements professionnels parcellisent notre temps en plages extrêmement occupées. Et comme pour tout un chacun, le quotidien exige qu'on lui réserve sa part de besogne, sans pour autant le réduire à une corvée insipide. On regrette de ne pouvoir faire mieux. On parle du dernier roman de Marie-Pascale Huglo, La fille d'Ulysse.
De retour d'un voyage tumultueux qui aura duré six mois, une jeune fille, légèrement boiteuse, écrit ce dont elle croit se souvenir. Elle vit sur une île innommée sur la carte du monde, avec Leena, sa sœur jumelle « dissemblable ». Le jour de leur seize ans, la mère les a mises à la porte, décrétant que ses filles étaient suffisamment affranchies pour vivre seules. Elles sont couturières et bâtardes. L'une rêve d'orfèvrerie, l'autre d'une librairie. L'adolescente largue Nolan, premier amant maladroit, s'empare de sa bicyclette, d'une pile de livres — dont l'Odyssée d'Homère —, de son passeport puis, pédale plusieurs heures pour rejoindre le « douanier-brigand » qui la fera embarquer sur un cargo de ravitaillement où voyagent plusieurs clandestins, ce qu'elle ignore. Après des jours terrifiants, enfermée à fond de cale, elle aborde un étrange continent qui se veut un monde nouveau. Une île surgie de l'océan, marécageuse, constituée de déchets. Comme il se doit, un gourou la gouverne, entouré d'adeptes savants venus analyser les substances mouvantes du terrain. Camille — prénom d'emprunt — fera la connaissance d'individus qui ne valent pas mieux que les touristes essaimant l'île natale. Un homme la subjuguera, Nil, dont elle fera son amant mais, très vite, elle découvrira qu'il la trompe avec Nelly, biochimiste. Peu scrupuleux, avec la complicité de Nelly, Nil utilisera Camille à une fin sordide. À la suite de cette trahison et d'une bagarre épique, elle décide de quitter ce lieu nauséabond. Le hasard la secourant, Camille échouera à Gênes avec un ancien volontaire italien, échappé lui aussi du continent neuf. N'étant pas au bout de ses peines, ni d'une flopée de péripéties, l'adolescente, tel Ulysse à son retour de Troie, doit se faire reconnaître de sa sœur Leena, de son ex-amant Nolan. Les événements se mettant en place, la vie reprendra timidement son cours, autant friable que le sol du continent neuf, englouti au fond de l'océan.
On ne donne ici qu'un bref résumé de cette histoire tourbillonnante, écrite sur fond d'incertitudes, au fil des souvenances malmenées de la narratrice. Nous savons que ce qui a été vécu, et narré plus tard, nous emporte dans une réalité discordante. Ainsi, mentionné discrètement à plusieurs reprises, se profile le père qui a abandonné la mère et les fillettes quand elles avaient deux ans. Si la mère l'a banni de son existence, Camille se rappelle sa blondeur, sa tendresse. Leena, préoccupée par ses amours éphémères, ne fait cas de cette absence parentale. Le désir de fuite de Camille la pousse à retracer l'ombre paternelle, prétexte à assouvir un manque d'horizon qui, une fois exploré, la fera grandir, la ramènera à son point de départ. Les voyages, aussi houleux soient-ils, ne signifient-ils pas faire le tour d'une chambre imaginaire puis, tourner en rond autour de soi ? Camille s'étourdira à se mirer dans le reflet évanescent d'un père irresponsable.
Nul n'a manqué de comparer ce roman au dernier de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté, les espaces marins internationaux étant sillonnés de voyageurs clandestins, à bord de bateaux de fortune ou de containers bien souvent meurtriers. Toutefois, la jeune fille dépeinte par Marie-Pascale Huglo s'en va découvrir le monde, guidée par une impulsion qu'elle ne sait contrôler, contrairement à Lisa, protagoniste féminin de Dickner, qui, aidée d'un génie de l'informatique, organise un périple, planquée dans un container spécialement aménagé. Le regard des deux adolescentes diverge sur les êtres humains, Lisa voulant leur échapper contrairement à Camille qui bouscule et dérange. Chaparde les bien-pensants de ce « bas monde », combat les entraves. Ne se dit-elle pas descendante de pirates ? Nyctalope, elle renifle les crapuleux desseins de ses semblables, s'en délivre en fracassant les apparences, en enfonçant les portes qui lui résistent. Les héroïnes de ces deux romans ont quelque chose en commun, à la Dickner, à la Huglo. Froideur analytique du premier, sensualité réaliste du deuxième. L'un est regard d'homme, l'autre regard de femme.
De nombreux oxymores parsèment le récit de Marie-Pascale Huglo. Légèreté et gravité. Tendresse et violence. Rêves et cauchemars. L'écriture, à la fois baroque et savoureuse, diligente les ambitions de Camille. Celle-ci erre en fabulant malgré elle sur la quête du père, sur un avenir improbable. Pourquoi ne pas repartir visiter un monde palpable, un monde duquel elle s'évaderait si cela était possible ? L'humour constant de la narration dissimule à peine les grandes dispersions de notre univers moderne. Si une âme errante invite le lecteur à la suivre dans son questionnement, elle nous propulse au-delà de perspectives à notre portée, comme si le « continent neuf », offert aux pires convoitises, nous révélait que nous ne nous évadons de nulle part, que ce soit d'un container aménagé pour le mieux ou claustré à fond de cale d'un cargo de marchandises.
Si nous lisons ce roman au cours d'une croisière traditionnelle, l'authenticité de ses sentiments, embellie d'ardeurs lascives juvéniles, ses qualités littéraires, donneront au lecteur l'envie de sortir sa jumelle marine. Peut-être qu'au bout de l'horizon se dessinerait un cargo chargé de containers, avec à son bord deux adolescentes insoumises, en mal de tous les dépaysements...
La fille d'Ulysse, Marie-Pascale Huglo
Leméac Éditeur, Montréal, 2015, 216 pages.
Merci pour ce commentaire. Fuir en pensant de trouver meilleur, n'est-ce pas le lot de plusieurs? Les espaces marins, pour plusieurs, font rêver...J'ai hâte de lire ce roman.
RépondreSupprimerJ'ai celui de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté. Merci
Merci Raymonde. Fuir fait partie des théories que Henri Laborit tient sur le comportement humain quand il se sent en danger...
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé ce roman trop discrètement mis en lumière sur les étalages, comme une belle pierre pour laquelle il faut creuser. Écriture subtile et raffinée, personnage sauvage mais volontaire, engagé dans sa recherche. La fuite, si vous en référez à Laborit, est une alternative, selon lui, désirable, voire optimale devant les stress (Éloge de la fuite).
RépondreSupprimerL'ironie est fréquente mais sans amertume, la sensualité suinte, le plaisir de vivre, l'appel des ailleurs se montre partout.
Dommage qu'on nous inonde de best-sellers creux et qu'on ne nous donne pas plus de ces itinéraires de découverte de soi et du monde. J'en reprendrais, et je me suis laissé aller à lire le roman précédent du même auteur, plus couvert par la critique et mieux primé, j'y ai retrouvé, dans une intrigue moins aventureuse, toute la richesse et de la langue et la complexité des personnages.
Je remarque tout de même que le livre se fait un chemin petit à petit, petit train va loin, dit-on.
Marcel
gabrielmarcel@gmx.fr
Merci pour cette lecture!! Je viens de terminer la mienne et j'ai été passablement agacée par ce livre sans trop savoir pourquoi. J'avais envie de connaître les impressions d'autres lecteurs. Peut-être parce que j'ai adoré La respiration du monde? Il me semble n'avoir rien retrouvé de ce que j'aimais ici.
RépondreSupprimerC'est peut-être aussi le côté très adolescent qui m'a lassé, les scènes de sexes, le tourbillon des péripéties sans jamais trop savoir où cela mène (mais la réponse est: nulle part et c'est voulu), le ton ado... Ou alors, le côté suprêmement déprimant de l'affaire? La montagne de déchets, la vie qui tourne en rond, l'impossibilité de s'en sortir? Le côté trop réaliste (la vie est un continent de bouette)? La morale un peu facile? Je vais prendre le temps de méditer tout ça!