Carte blanche à la prochaine introduction. Telle la célèbre cigarière, elle sera teintée de bohème, alourdie de fatigue due au manque de sommeil. Au manque surtout d'inspiration. Cela arrive, comme l'écrivain inerte devant la page vacante de tout gribouillis intentionnel, comme le musicien paralysé devant sa portée musicale vierge. On ferme l'ordinateur, on décide de combler nos humeurs vagabondes en musant dans les premières feuilles mortes. On a lu Tabagie, deuxième roman de François Racine.
Voici un livre qu'on a failli fermer pour en ouvrir un autre. Qu'est-ce qui a retenu notre geste désinvolte, qu'on s'explique mal ? Le quartier Côte-des-Neiges qu'on a habité plusieurs années ? Garçons et filles qui trament leur improbable histoire ? On ne sait trop, toujours est-il qu'on a terminé la lecture de ce récit touffu, débordant d'éloquence. Indulgente envers les protagonistes qui ne savent plus où ils en sont, jeunes désœuvrés foulant un univers imbibé d'alcool et de sexe.
Tout en préparant mollement et sans conviction un mémoire de maîtrise, Léo Rivière est commis dans une tabagie du quartier. La Maison de la Presse. On ne met surtout pas en doute les portraits pathétiques de clients névrosés — des habitués — qui, chaque jour, à toute heure, viennent exposer leurs manies, secouer leur inertie mentale. Léo Rivière est un observateur qui ne dit pas toujours ce qu'il pense, s'en tient à des échanges de surface avec des êtres venus au magasin pour contrer leur solitude, isolement intolérable tatoué sur leur peau. Il y a les filles, obsession récurrente du jeune homme, qui cherchent dans ses parages érotiques un dérivatif à leur manque de confiance en elles. Il est charmeur et lucide. Ses soirées s'usent à écouter les déboires sentimentaux de chacun et chacune. Ses deux colocataires, Christophe et Pi-Ouaille, partagent ses beuveries, s'évertuent à ne pas refaire le monde, le leur s'alourdissant de faits quotidiens, rarement dirigés vers un avenir plausible. Nous conviendrons qu'ils ont peu pour s'élancer vers le soutenable d'une existence organisée d'avance. Pourtant, ils ont des projets auxquels ils ne croient pas trop. Ils rêvent. S'éternisent dans une délinquance discutable. Ce que laisse entendre Léo Rivière, incapable de vivre face à lui-même. Sous des abords d'indépendance orgueilleuse, il ne peut se passer ni de ses clients déphasés, ni de ses colocs grincheux, encore moins de filles belles et jouissantes. « Je dors mieux avec une femme dans les bras, ça aide à faire fuir les fantômes. » Il y a Karine, à la robe rouge, sensuelle et provocatrice. Cynthia, l'amoureuse de Pi-Ouaille, qui le « cocufiera ». Mathilde, grande brune aux yeux d'azur, qui souhaite travailler dans les réserves autochtones. Désirée, Haïtienne aguichante, employée à la tabagie. Mais au centre de cet univers disparate, rayonne une mystérieuse et vulnérable jeune femme, Natalia, « Québécroate », avec qui le narrateur semble avoir eu une liaison cinq années plus tôt. Natalia, sa « folle funambelle », exhibe un sourire triste, une mise au monde douloureuse. Elle disparaît sans cesse de la trajectoire de Léo Rivière, emportant dans son sillage un terrifiant traumatisme duquel elle ne réchappera pas.
Précarité angoissante de l'être humain personnifiée par le narrateur, incapable de mener à bien son mémoire, hésitant entre Céline et Proust. Il tergiverse entre les deux écrivains, comme il oscille entre l'amitié et l'amour. Seul, le satisfait le désir qu'il assouvit avec une fille occasionnelle, sachant pertinemment que son appétit charnel compense ses manques de Natalia, avec qui il aurait voulu construire des rapports humains solides, véridiques, ne se résolvant pas à sa dérive inéluctable. Souhait impossible à réaliser, Natalia se révélant instable, cassable, tel un cristal tintant des notes percutantes, soudain discordantes.
On a lu que ce roman était truculent, ce qui est vrai. L'écrivain joue avec des effets de style divertissants, crée de subtiles onomatopées, s'imprègne à souhait du langage québécois imagé pour mieux dévorer ses personnages, évolue dans un décor nocturne ou enneigé. Bars manigançant de frileux rendez-vous ou tâtant de la froidure sale de l'hiver. Superficialité d'une bulle humaine cheminant dans un territoire replié sur lui-même, n'excédant pas un périmètre bien connu de Côte-des-Neiges. Plusieurs liens consistants traversent ce récit talentueusement orchestré par François Racine, qui offre au lecteur une satire implacable d'une certaine jeunesse, ne désirant pas se compromettre dans le milieu conformiste des adultes, qui s'entête à faire semblant en refusant de vieillir. De grandir.
Très riche fiction qu'il eût été dommage de repousser, comme on a failli le faire. Porté par le débridement célinien, le comportement final et fatal de Natalia, s'ajustant au déploiement d'un incendie purificateur qu'on n'attendait pas, symbolisé par la tragédie ferroviaire survenue à Lac-Mégantic en 2013, explique la genèse de toute existence telle que perçue par l'écrivain François Racine au fur et à mesure que la déroute se fait brûlante et sans issue. La fin du parcours, explosive et ardente, que n'aurait pas dédaigné Louis-Ferdinand Céline, classe cet ouvrage parmi les plus révoltés de cette rentrée littéraire.
Tabagie, François Racine
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2015, 366 pages
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