Pendant trente jours, on a parcouru le Sahara avec une famille 
nomade. On a invoqué les mânes de Lawrence d'Arabie. À Palmyre, on a 
visité le temple de Baalshamin, aujourd'hui détruit par les jihadistes. À
 Alexandrie, on a marché dans les pas du poète Constantin Cavafis. On a 
aimé des hommes et des femmes morts d'une spécifique maladie de l'âme. 
On parle du récent roman de Marc Séguin, Nord Alice.
La
 passion d'un homme pour une femme, Alice, Inuite par sa mère, et pour 
une région du Québec encore peu encombrée par le tourisme, enfin, on 
l'espère. Il faut être initié à une vie très rude pour affronter le 
Grand Nord canadien, tel que dépeint par l'écrivain Marc Séguin. Médecin
 de garde à l'urgence, son principal personnage pratiquera à Kuujjuaq, 
terre d'Alice, où il s'est exilé pour se trouver une identité, fuir son 
amante avec qui il vivait depuis trois ans à New York. C'est à travers 
le cheminement de son arrière-grand-père vers le Klondike — la Ruée vers
 l'or —, plus tard, arpentant le parcours semé d'embûches de son 
grand-père et de son père, que le narrateur ouvre son histoire 
personnelle. Il vient de rompre avec Alice, obstétricienne-accoucheuse, 
restée à New York. Deux pôles les séparent : le Sud à lui, le Nord à 
elle. Civilisations opposées. Des accidents et des drames improvisent 
les journées et les nuits du médecin, ce qu'il souhaite pour que le 
temps vécu sans Alice cicatrise ses sentiments blessés par trop de 
décalage culturel. Ou bien, il se pâme faussement devant des femmes nues
 repérées sur le web, placebo qui ne soulage aucune faille sentimentale,
 qu'elle provienne du cœur ou de la mémoire. Dans ce décor glacé, 
assumant l'austérité de son métier, il traite des êtres tragiquement 
imbibés de maux innombrables. Humiliés par les offenses meurtrières des 
Blancs quand ils ont imposé les diktats du colonialisme. Maladies, 
alcool, drogues. Religion. Compensation illusoire pour contrer le 
désœuvrement. Quand le narrateur n'a aucun corps à recoudre, aucun cœur 
ravagé à soulager — « le suicide constitue un entracte » —, obnubilé par
 le souvenir de sa compagne, il va pêcher la truite, l'omble chevalier, 
le saumon, sur des rivières insoumises, accompagné de guides inuits qui 
lui font découvrir des lieux mythiques, que seules les bêtes sauvages 
peuplent. En hélicoptère, moyen de transport qui, lors d'un accident, 
assouvit d'anciennes rancunes. La neige tapissant le sol se fait 
complice, recouvre la chair tuméfiée, les os broyés. 
Si
 on narre par énigme, c'est que ce bout du monde, magnétique, tait les 
pires méfaits que fomente la tête des hommes. Parce que c'est un monde 
d'hommes où les femmes, telles que présentées par l'écrivain, occupent 
une place de mère dévouée, d'épouse héroïque, sacrifiées par le rôle 
ambigu que leur réserve une société traditionnelle misogyne. Ce que 
refuse Alice, pragmatique, sensuelle, amoureuse d'un homme qu'elle veut 
tout à elle. Peut-on avancer, uni à sa culture ?
Les 
séquences fusionnant avec le passé et le présent familial, avec la 
grandeur souveraine du paysage, le contact permanent avec des hommes 
frustes, demeurent les plus captivantes. La famille du médecin édifiée à
 la force du travail paysan, stigmatisée par deux guerres, affligée de 
deuils successifs, victime de la rigueur généralisée du siècle. Jeunes 
hommes ou enfants, la mort ne les épargne pas, qu'ils soient au front, 
sur une plage de silex, ou réfugiés dans la chaleur maternelle. 
Cependant, on a été dérangée par l'idéalisation d'Alice faite par le 
médecin. Un homme ardemment épris, reconnaissant les travers de sa 
compagne  — « jamais heureuse d'une minute à la fois » —, ne doute pas 
de son retour dans son monde à elle, s'offrant à cette femme, dépossédé 
de ce qu'il est pour devenir ce qu'elle souhaite qu'il soit. Cet homme 
serait-il un romantique balzacien, se consumant d'un amour désincarné, 
qui se veut unique et non multiple ? N'avoue-t-il pas, lucide et 
provocateur, à propos d'Alice : « T'aimer n'est pas difficile, c'est le 
quotidien avec toi qui est impossible. » Où se situe l'égalité de 
l'amour ? Ici, il n'est question que de tolérance, d'acceptation, l'un 
envers l'autre, soit de limiter l'amour à des cris, des scènes, des 
ruptures occasionnelles. Ce médecin n'est-il pas attiré vers les 
imperfections des femmes, bien qu'effrayé par la nature ardente de sa 
compagne ?  Il se complait dans les extrêmes.
Roman 
généreux rédigé avec ferveur, éloigné de la vie ordinaire, de son 
modernisme tapageur, celle qui complique la relation amoureuse d'Alice 
et de son partenaire. La philosophie du narrateur se dépouillant de 
celle du " vieil homme ", évoquée par Marc Séguin, nous assure que 
fréquenter des routes invisibles, manger de la viande et du poisson 
crus, s'aligner sur ce Nord imprévisible, nous donne une leçon 
d'humilité. Plus au nord encore, il y a Salluit, à la pointe du Nunavik,
 où se crispe la neige glacée des banquises, où naviguent les icebergs 
qui se renversent, s'étale la vastitude des rivières à saumon, se 
répandent les nuages de brume trompeuse. « Les ours et les loups se 
servent des brouillards pour survivre. Les oiseaux et les phoques sont 
tués par milliers quand la visibilité est ainsi réduite. » Parfois, une 
baleine blanche nourrit le village. La splendeur des aurores boréales 
n'adoucit en rien la rage du narrateur qui, avant de dénoncer la fadeur 
des cartes postales, la naïveté des touristes, s'en prend, avec raison, 
aux injustices commises par les religieux, à la mainmise par les 
explorateurs, avides des richesses du sous-sol.
Troisième
 roman de Marc Séguin, qu'il ne faut pas hésiter à lire pour découvrir 
des humains authentiques, des paysages hors de portée de notre 
imaginaire, flétri par notre civilisation narcissique du Sud. Alice 
dirait que ces gens-là s'avèrent trop sophistiqués...
Nord Alice, Marc Séguin
Leméac Éditeur, Montréal, 2015, 256 pages

 
Un beau périple au pays des vastes étendues de glaces,à l'amour brùlant d'Alice
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