Un temps arrive où nous devons remettre les pendules à l'heure. Sans trop regarder au-dessus de notre épaule ce qui a fait et défait notre vie, on mesure ce qui en a valu la peine. Si peu, le reste s'est désagrégé dans les fumées de l'oubli. Aucune nostalgie mais un sourire attendri sur la perte de notre jeunesse. On se dit qu'on aurait pu mieux faire, ne pas commettre les mêmes erreurs. Rien ne sert de leçon, nous le savons, de triste expérience. On a lu le roman de Félicia Mihali, La bien-aimée de Kandahar.
Elle s'appelle Irina, elle est belle, elle a vingt-quatre ans. Elle vit chez chez sa mère roumaine, celle-ci ayant divorcé d'un mari hongrois, puis s'est remariée avec un marin québécois. Sous des dehors affables, Irina est une jeune femme indépendante qui, pour payer ses études de littérature, est serveuse dans un bar. Elle aime la routine de la vie quotidienne, refuse de sortir le soir avec ses amis. Elle relate l'histoire de Yannis, avec qui elle a correspondu lorsqu'une photo de son visage à elle, publiée dans la revue Actualités, est parvenue au sergent canadien Yannis Alexandridis, posté à Kandahar. Photo qui l'a propulsée au rang de cover-girl par un bataillon de soldats. Il lui envoie un message électronique, la félicitant de sa beauté. Ils correspondront jusqu'à la mort de ce dernier. Il faudra qu'il soit tué pour qu'Irina comprenne qu'elle avait fait fausse route avec ce jeune homme, aux lettres angoissées, lui dépeignant la situation sociale du pays, le comportement méfiant des habitants. Questions futiles de la part d'Irina qui, à aucun moment, n'a demandé à son correspondant des précisions sur son rôle personnel en Afghanistan. Pourquoi a-t-il choisi d'aller faire la guerre dans un pays aux mœurs cruelles, déstabilisantes ? Si les questions d'Irina s'avèrent inconsistantes, les lettres de Yannis brillent d'une aura aveugle. Son point de vue est perçu par ses yeux d'étranger, parfois éveillés par la présence de deux Afghans mutés à son service. En réalité, qui est ce peuple ? Pourquoi la haine des talibans ?
Nous devons remonter à l'origine du roman pour saisir les intentions de l'écrivaine. Avant d'en arriver à Yannis et à ses lettres rigoureuses, parfois accablées, elle nous dépeint son amitié à l'école Villa-Maria, avec une fillette hollandaise, Marika. Ensemble, elles créent des pièces de théâtre, mettant en scène Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, qui, en 1642, se sont établis en Nouvelle-France, pour fonder sur l'île « la ville de Marie, une ville mystique ». Épopée particulièrement fascinante, scrutée dans les moindres détails, jusqu'à prédire un sentiment amoureux entre les deux jeunes gens. Ces pans d'histoire s'opposent à une réalité plus moderne, celle de la guerre en Afghanistan qui, en 2007, battait son plein d'illusions sur l'intervention soi-disant salvatrice des Américains. Le désenchantement se fera sentir au fur et à mesure que les lettres de Yannis approfondiront le caractère ombrageux de supposés ennemis.
Récit complexe alimentant le thème de l'incommunicabilité entre les êtres, qu'ils soient d'origine étrangère ou proches de ce que nous sommes. L'erreur d'Irina est celle d'une femme amoureuse qui s'est créé un idéal en la personne de Yannnis, comme elle l'avait fait, adolescente, avec Maisonneuve et Jeanne Mance. Relations interpersonnelles trompeuses qui traversent les siècles, malentendus des temps actuels, déconstruisant une histoire basée sur la mémoire complice de deux fillettes. C'est le choix de Félicia Mihali que ce questionnement sans cesse évoqué à travers une identité aléatoire, avant que de graves malentendus nous interpellent. Faut-il que la mort, ou la séparation, nous fasse réaliser combien nous sommes contraints à affronter des points spécifiques, comme le départ définitif de Marika dans son pays, ou la mort de Yannis survenue lors d'une attaque à la bombe ? Plus jamais Irina ne connaîtra une amitié similaire avec une femme de son âge, pas plus qu'elle n'aimera un autre homme. Mais a-t-elle déjà aimé ? On en doute, ses deux liaisons précédentes n'ayant été que feu de paille...
Ce roman de Félicia Mihali est une réécriture de son récit The Darling of Kandahar, publié chez Linda Leith Publishing, en 2012. Le lecteur effectue un voyage identitaire explicitement narré dans les lettres de Yannis à Irina. Voyage reflétant le passé ordinaire de la narratrice, mais qui sans lui, n'aurait peut-être pas donné voix au sergent Yannis Alexandridis. On devine que l'écrivaine, Roumaine comme son personnage, s'interroge sur les raisons et causes qui rapprochent et séparent deux êtres mais aussi tous les êtres différents de soi. Contrairement au roman d'Alina Dumitrescu, traitant elle aussi de relations identitaires, privilégiant sa famille, Mihali a élargi un inventaire d'hommes et de femmes qui, à un moment instable de leur existence, ont sacrifié leur bien-être pour un exil solitaire qu'ils ont choisi pour nourrir leur foi en des êtres aux « connexions » multiples, dissemblables de ce qu'ils projettent. Sentiment forgé à même des incertitudes, qui nous révèle qu'une troisième solitude, celle de l'immigrant, s'inscrit à tout jamais dans une dimension que nous ne pouvons pas toujours déceler. Le regard sera toujours le regard trouble de Yannis sur les Afghans, celui fantasmé d'Irina quand, à l'école, elle incarnait le rôle de Jeanne Mance.
On a aimé ce récit aux multiples facettes, l'étendue sérieuse de l'écrivaine sur l'élaboration de la Nouvelle-France, l'indifférence affectueuse d'Irina envers sa mère, l'entièreté des sentiments qu'elle éprouve pour Marika, plus tard, pour Yannis. On ne peut s'empêcher de relier tous ces personnages dans une sorte d'ascétisme qu'entretient la foi passive d'Irina, faisant écho à celle de Jeanne Mance qui, elle, a réussi, en compagnie de Paul Chomedey de Maisonneuve, une mission autant dangereuse que celle de mal aimer des êtres à portée de main.
La bien-aimée de Kandahar, Félicia Mihali
Linda Leith Éditions, Montréal, 2016, 170 pages
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