" Il fut ce moment... cet instant... " On a toujours été intriguée par la fatalité contenue dans ces mots sans appel. Ce moment, cet instant, peuvent modifier une existence dans ses petites et grandes choses. Cela dépend du niveau social ou des convictions politiques de la personne de qui nous parlons. Marguerite Yourcenar, avant elle Gustave Flaubert, a utilisé cette locution pour dépeindre le destin de l'empereur Hadrien. On commente le livre d'Alexie Morin, Ouvrir son cœur.
S'il est une histoire — dans quel genre la classer ? — qui ne s'apitoie pas sur le sort de soi et d'autrui, allant jusqu'au dénigrement de la représentation, c'est bien cette ouverture du cœur de la jeune narratrice dont le témoignage précoce et lucide étonnera le lecteur. Porté par une amitié jamais démentie, mais peu nommée, le récit détonne dans la production littéraire habituelle. C'est un tourbillon de confidences soutenues constamment par la présence d'une jeune fille morte, aimée inconditionnellement par celle qui analyse son enfance, son adolescence, sans discontinuer dans la dévaluation de soi. Autre forme de narcissisme ? De nombrilisme ? Tourner autour de ses parents qui font preuve d'une indulgence désintéressée envers leur fille colérique, capricieuse, égocentrique, mais aussi terriblement intelligente et généreuse, se remettant constamment en question, s'éloignant malgré elle de ceux et celles qui la trouvent étrange. Tout y passe d'une manière échevelée, on va dire " pivoinée ", l'écrivaine, aujourd'hui éditrice, ne craignant aucunement les néologismes.
Elle réside à Windsor, petite ville située dans les Cantons-de-l'Est. Sa mère est couturière à domicile, son père occupe un emploi à la papetière Dompar. Elle a un jeune frère avec qui elle partage ses jeux électroniques. Toujours sollicitée par la solitude et une envie féroce de se faire des amis-es, sans y parvenir parce que trop indépendante et mature. C'est dans cette ambiance familiale ordinaire, un peu ennuyeuse, qu'elle fera la connaissance de Fannie, fillette atteinte d'une malformation cardiaque. Un handicap qui rapprochera la narratrice — Alexie ? — de sa jeune voisine, celle-ci habitant en face de chez elle. Toutes les deux mesurent les inconvénients physiques de leur enfance, la narratrice étant née « avec un strabisme convergent à l'œil gauche, accompagné d'hypermétropie et d'astigmatisme. » C'est dur à expliquer, prévient-elle, mais, décortiquant les détails de toutes les situations insolites, elle parvient, sans nous lasser, à relater en quoi consiste la difformité de son œil. Presque fière de se comparer à Fannie qui a subi moult opérations coronariennes.
Le récit est ainsi, en équilibre sur la brèche d'une situation à une autre, la narration parfois balzacienne ignore une certaine hiérarchie, s'affermit au fur et à mesure que la petite fille grandit. Elle prend conscience des rivalités scolaires, observe les garçons et les filles se repérant d'une année à l'autre dans l'ordre des classes franchies, dans l'indiscipline des amours éphémères, des amitiés contrariées. À l'égard de Fannie, manipulatrice, Alexie est d'un aveuglement intègre, absout son comportement répréhensible, l'excusant même lorsqu'une camarade de classe et de voisinage, Vanessa, exigera qu'elle ne rencontre plus la jeune fille avec qui elle est devenue amie exclusive. C'est dans le souvenir de Fannie perdue que l'adolescente poursuivra son parcours scolaire. N'adhérant à aucun groupe, s'entourant de peu d'amies. Que Jade, qui essaie de l'intéresser à un projet scolaire. Douée pour le dessin et l'écriture, Alexie remplit des cahiers qui serviront plus ou moins à l'élaboration de ce livre.
C'est la troisième partie du récit qui nous a le plus intéressée, tant par sa structure que par la remontée du temps, amalgamée avec un présent où se démène Fannie en filigrane, avec une professeure qui exige beaucoup de l'étudiante qu'Alexie est devenue, son séjour à l'usine Dompar, travail estival à la pulperie qu'elle ne réussira pas à assumer parce que trop éreintant. Elle a seize ans, s'analyse de plus en plus méchamment, se culpabilise de son ingratitude, égratignant son entourage au passage. Se révolte contre ses peurs dont elle parle rageusement sans vraiment parvenir à les disséquer. Ses colères s'amplifient par manque de communication. Vulnérable elle est, le sait. Rêve d'écrire un livre avec de grandes envolées mémorielles. Ce que déjà elle dépeint dans ce témoignage d'une enfant déchirée entre des oppositions qu'elle ne sait pas encore maitriser. Roman méticuleux et balbutié, les événements devenant oniriques, magnifiés par une écriture passionnée, souvent déployée dans une dimension euphorique où Alexie se projette jusqu'à la fin de l'adolescence, à Montréal.
Au fond de son cœur qu'elle a décidé d'ouvrir, la narratrice sait d'avance qu'elle ne pourra justifier grand-chose, la perte de Fannie s'avérant confusément le biscuit proustien, et Proust lui-même se démêlant avec le fil de protagonistes sans lesquels son chef-d'œuvre n'aurait pas vu le jour, pas mieux que le roman d'Alexie Morin se serait épanoui sans le souvenir prégnant et transcendé de Fannie, se découpant en arrière-plan de son entreprise littéraire. Livre poignant où les vertus humaines se confondent, la romancière se dissociant de toute rationalité, du bien-être insouciant propre à son âge. Écorchée vive, elle se repait dans une souffrance qui ne résoud en rien ses emportements parfois enfantins, souvent stigmatisée d'une sensibilité maladive, un brin romantique.
Ouvrir son cœur, Alexie Morin
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2018, 375 pages
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