Changement d'heure, changement de saison. On souhaite que bientôt, nous changions de conditions de vivre. Pouvoir aller dans les musées librement, dans les théâtres, nous regarder avec un sourire non dans les yeux mais sur les lèvres. Ne plus s'éloigner de nos semblables sous prétexte de respecter une certaine distance. Changer plusieurs de nos comportements en notre courte vie serait le moindre des vœux. On a lu le roman de Esther Laforce, Tombée.
C'est étrange de libeller un livre comme étant un roman, alors qu'une seule voix qui se fait entendre, sans avoir recours à quelques dialogues, s'intitule un récit, ce qui, pour un lecteur avisé, s'avère fort différent. C'est d'autant plus flagrant dans ce cas précis que la voix s'adresse à un enfant pour s'obliger à survivre. Aucune présence autour de cette voix, sinon une femme enfouie sous les décombres de Montréal, sinistrée par un tremblement de terre survenu durant un après-midi ensoleillé.
Marchant dans les rues, on a imaginé la chute des édifices, des maisons, l'arrêt spontané du métro, la vie alentour écrasée sous des amas de béton. Les gens asphyxiés par la poussière pierreuse, tués par d'inévitables déflagrations. Faut-il que ce drame arrive dans une ville qu'on sillonne chaque jour, pour en prévoir les lourdes conséquences ? Combien d'humains sont morts dans l'effroi de ne jamais être retrouvés sous des amas de pierres, de poutres, de fer, malgré leurs hurlements ? Mais aussi combien de miracles se sont produits pour délivrer des survivants de dessous la Terre. Quelles ont été leurs pensées pendant l'attente ? Ce que l'écrivaine essaie de nous transmettre avec lucidité et compassion, prenant pour témoin une jeune femme tombée dans une fissure, un rai de lumière échappé du soleil étant son ultime ressource pour se maintenir en vie, espérer que sous peu un hélicoptère se posera dans son périmètre, que des chiens renifleront ses odeurs, entendront ses cris.
Quand la catastrophe l'a séparée de son enfant qu'elle tenait par la main, elle était heureuse, insouciante. Seulement remplie d'amour pour son fils, ses angoisses adolescentes disparues. Elle marmonnait des mots de la langue allemande qu'elle apprenait. Aussi, est-ce à son enfant qu'elle s'adressera pour ne pas s'endormir, oublier la douleur qui étreint le bas de son corps. Elle lui racontera des bribes d'elle-même, de leurs jeux, de leur complicité de mère et d'enfant. De leurs histoires avant de s'endormir. De ses lectures à elle, avant d'en arriver aux horreurs démentielles de la Deuxième Guerre mondiale, le rapt des juifs à Paris, en 1942. Elle se souviendra de trois écrivaines qui ont été victimes du nazisme, relatant leur courage par écrit avant de mourir. Trois écrivaines allemandes desquelles elle a lu le journal lui tiendront sinistrement compagnie. Elle se raccroche à ces femmes, espérant amoindrir ses souffrances en prenant soin des leurs dans son étrange radeau de solitude, de peur, obsédée qu'elle est par les douleurs infligées à de nombreuses femmes, proches et lointaines. À quoi se résume une extrémité du monde quand nous savons que des êtres humains sont maltraités, humiliés ? Si la narratrice s'adresse à son enfant, les protagonistes surgies de ses réminiscences sont toujours définies au féminin, les hommes symbolisant les racines du mal, provocateurs de guerres. Des pires injustices. Comment lui donner tort, eux qui se mêlent jusqu'à l'intimité féminine quand il s'agit de mettre ou pas des enfants au monde ? Le monde serait-il à recréer différemment après les frasques meurtrières de la Terre, soudainement vengeresse ? Un monde au féminin serait-il l'ultime ressource pour se partager équitablement le sort de l'ensemble des humains ? Qu'adviendrait-il des anciennes superstitions, des dieux indispensables à l'humanité, comme s'il était nécessaire de se limiter à d'insupportables croyances ? Remises en question disséquées par d'illustres spécialistes, qu'on lit entre les lignes du récit d'Esther Laforce, sa narratrice oscillant entre passé et présent, entre la nécessité de parler à son enfant, de s'interroger sur les secours qui ne viennent pas assez rapidement. Cette femme ravive aussi le dilemme des responsabilités face aux violences, comme si de celles-ci surgissait la lumière. Et cette lumière, c'est de penser que la destruction de Montréal s'avère, ici, métaphorique, nous donnant le temps de nous interroger, le temps de partager le désespoir de la narratrice, de définir la barbarie qui ne cesse de se perpétuer, aucune guerre déchainée par les querelles des hommes, ne servant de leçon à leur bon entendement. D'où viendront les secours ? se demande la jeune femme de plus en plus affaiblie par son immobilité, alertée par le vacarme sourd de la Terre qui tremble pour la énième fois. Nous sommes en droit de soulever une épuisante question, nous culpabilisant du peu de sollicitude que nous portons à la planète. Celle-ci va-t-elle se rebiffer, nous enterrer dans les failles de ses entrailles encolérées par nos négligences, nos exigences qui l'étouffent, sans que nous n'y prêtions pleinement attention ? La menace commence à se faire sentir, nos peurs ébauchées fourmillent du retour de nos peurs ancestrales. Lancinant récit, peuplé des larmes de la Terre, de la souffrance de femmes disparues, célèbres ou anonymes, dans la folie de l'histoire du monde.
Il fallait une écrivaine hypersensible, lucide, annonciatrice prophétique, pour mettre en garde les humains qui, sans vergogne, ont déversé leurs calomnies, tel un alcool toxique, sur leurs plaies mal cicatrisées, pour leur rappeler que les événements destructeurs sont cycliques, aucune civilisation n'étant durable, ni idéale. Cette écrivaine, Esther Laforce, a publié en parallèle à ce livre un essai titré Occuper les distances, chez le même éditeur, relatant nos distances personnelles, celles de l'humain, entre nos manières de nous comporter dans un monde englobé de lumières et d'ombres. Ombres signifiant les violences indécentes qui se commettent en ce temps présent, de plus en plus élargies sur des territoires occupées par des femmes, des enfants, l'innocence servant de cible discriminatoire. On voudrait que le livre d'Esther Laforce ne soit pas une goutte d'eau déversée dans un océan mais, inversement, une goutte d'eau qui ferait déborder un océan las de ses noyés, corps clandestins rejetés sur un rivage innocent...
Tombée, Esther Laforce
Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 160 pages
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