lundi 10 janvier 2022

Influences d'une pierre sur une poignée d'humains ****


Il a suffi que deux écrivaines renommées soient fauchées par la mort, dont l'une subite, pour que tremblent sur leurs bases, les raisons de chroniquer des livres. Moment de solitude, de fragilité, mettant à mal les convictions de celles et de ceux qui émettent des opinions dans l'intime liberté d'un blogue. Il est bon de se poser sur la terre ferme pour mesurer à quel point nos doutes ont plus de force que nos certitudes, même si elles sont peu nombreuses. On commente le roman de Mario Pelletier, La pierre de Satan.

S'il est vrai qu'une pierre fine, ici un camée, et même plusieurs, détermine la vie d'une poignée d'humains qui manipulent cette pierre semi-précieuse à leur guise, les déboires de deux familles québécoises rivales, les Bolduc et les D'Anjou, fertilisent l'imagination et le savoir d'un écrivain dont l'écriture, fluctuante, coule de source. On n'en a jamais fini de lire ce roman dense, à la recherche de plusieurs détails qui nous ont échappé, l'ensemble du récit nous catapultant dans une histoire menée tambour battant. À partir du XIXe siècle, sur deux continents, vaguant au gré d'événements qui imposent leur rythme et leur surprenante finalité, grandissent ou amoindrissent des hommes et des femmes selon la dualité qui les oppose, détail qu'on a relevé, la gémellité se ramifiant tout au long de cette fable. C'est Loïc Bolduc qui confirmera ce qu'on avance. Né douloureusement d'une mère morte en couches, il sera adopté par l'un des frères marié de la défunte. Fait troublant, un deuxième fœtus mort-né, enterré avec la mère, hantera Loïc, tel le fantôme harcelant d'un membre amputé s'active insidieusement. Le camée convoité, qui se serait égaré ou aurait été détruit dans le fracas mortifère des tours du World Trade Center, elles aussi jumelles, ne possède-t-il pas un double confirmé par Régis D'Anjou, ex-dominicain,  petit-cousin et ami de Loïc Bolduc ? Sur ce dernier repose la fable, donnant la parole non seulement à des humains mais aussi à un corps décharné, qui ont gravé leurs marques indélébiles sur des créatures souvent frustrées, terriblement calculatrices. Peu recommandables. Et dans quel maelström vertigineux sombreront ceux et celles qui briguent la pierre expulsée du cercueil du fondateur de Touladi, Élie D'Anjou qui, œuvre du diable, réapparait lors d'un tremblement de terre. C'est là la grandeur du roman, cet entêtement à découvrir d'où vient cette pierre nébuleuse à travers la vie tumultueuse d'un témoin fortuit. Comme si cette gemme qui, sans cesse, se dérobe, ou sème un désordre consternant, se défendait contre l'avidité et la bassesse de ses exploiteurs. Sans oublier les jumeaux Charles et Louis de Castelmont qui, plus tard, entreront en scène, scellant la fin explosive de cette étourdissante intrigue. 

N'essaimant que quelques indices, spectatrice de cette fable fascinante mais complexe, c'est révéler la teneur impressionnante du récit. Si le temps qui passe se dissout entre les mains de Loïc Bolduc, il trame en lui ses failles et sa volonté morale, acquises à force d'opiniâtreté. Ses incertitudes quant à la réalité du camée qui, malgré lui, voyage, témoigne de la cupidité de ceux qui l'emprisonnent dans des carcans ostentatoires. Comme dans les ruines du WTC, chez un brocanteur véreux de Cuba, inévitablement dans un coffre-fort familial. Miroir fatal où chacun et chacune se mire dans ses reflets justiciers, précisant des traits autrement flous. Nous sommes entrainés d'un siècle à un autre, d'un lieu à un autre, là où des événements, tous circonstanciels, sont narrés par la voix d'un homme qui, sensibilisé par son étrange destinée, ne songe qu'à faire la lumière, nous sommes envahis d'ombre, sur la pierre qui lui échappe alors qu'il est prêt à la classer parmi sa famille adoptée. Loïc Bolduc, traducteur, journaliste, ne s'est jamais remis de sa gémellité ratée. De la révélation d'une sœur rattachée au cadavre de leur jeune mère. Il la recherchera dans de multiples sensations, dans une intense amitié avec Régis d'Anjou, lors d'une passion épuisante pour une femme rencontrée dans un bar. Ne perdant jamais le camée de vue, il s'interroge sur bien des points obscurs divisant les deux familles : la mari de sa cousine Isabelle, Roger Bolduc, disparu dans les décombres du WTC, ne possédait-il pas le camée avec lui ? Quelles étaient les origines du fondateur du village de Touladi, Élie D'Anjou ? Nouveau-né, il fut retrouvé dans les bras d'une mulâtresse, morte dans la neige après une énigmatique attaque du domaine où elle était servante. Incident significatif pour la suite de la fable. Recueilli par des religieuses, elles trouveront, épinglé aux langes de l'enfant, un camée dont elles ne s'expliquent pas la venue. Sur des bases aussi peu vraisemblables, Loïc Bolduc, guidé par l'écrivain, nous fera traverser le temps, clignant de l'œil sur une éventuelle indépendance du Québec, secondant son cousin, Régis D'Anjou, conseiller du premier ministre en place. L'une des voix, telle une cloche discordante, qui se fera entendre par l'entremise du narrateur, celle de la Grébiche, sorcière du village, comme il en existe souvent dans les lieux ruraux. Autrefois, « belle et aguichante », elle a prédit que la pierre était maléfique, qu'elle porterait malheur à qui oserait la convoiter. Femme qui, à mesure que nous entrons dans le vif du sujet, se fera connaitre, mystérieuse confidente du Fondateur à son chevet de mort. Ébauche d'individus qui ne trahit en rien la nécessité d'en savoir davantage.

Plus qu'un roman, c'est une fresque dont le bas-relief représente la concupiscence dans laquelle se vautre une minorité d'individus qui s'agitent dans de volcaniques agissements. Beaucoup de haine les uns pour les autres, beaucoup de désespoir, de remords, attisent les protagonistes, les éloignent, les rapprochent, les entremêlent, comme si la pierre avait éveillé les pires démons au fond de leur conscience malléable, souvent à la merci de situations hors de la normalité de leur existence, plutôt banale, convenue. Désenchantement dû à la vieillesse, amours passionnelles, déboires politiques, pauvreté de pays encore sous tutelle, tant d'autres situations grinçantes que dépeint la plume habile et dynamique de l'écrivain Mario Pelletier. Mais aussi une intense curiosité le menant à des lendemains moroses, on devrait écrire toxiques, jusqu'à ne plus savoir faire la part du bonheur et du malheur, pris que nous sommes, et lui-même, dans l'amoralité de nos comportements. Endiablement du monde, prédit l'historien qu'est aussi l'écrivain, on ne sait trop puisque se relève constamment une poignée d'hommes et de femmes qui souhaitent ne plus réinventer la roue...

Roman touffu, digressif, pour la bonne marche de la fiction, pour que s'épuise jusqu'à plus soif le repentir de certains, pour que jaillisse l'humilité chez d'autres, dont ils ignorent la puissance et la force. Le temps que Loïc Dubuc assume sa part de dualité pour faire de lui un homme responsable, contemplant sans faillir la misère physique et mentale de ses semblables. Il n'empêche que le crime, sous toutes ses formes, exaspère le raisonnement limpide de quelques-uns, comme s'il était déjà tard pour bâtir une vie, ce qu'il en reste, essayer d'arrondir les angles trop aigus de la corruption. Seule, la mort solutionne des aspects invisibles du mal de vivre, tels que ressentis par Loïc Bolduc qui ne trouve pas sa place en son monde, partagé qu'il est entre des êtres manipulateurs, qui se déchirent... Entre-deux qu'il ne soudera que d'un souhait, la destruction du camée, quand un incendie ravagera la propriété de l'un des deux frères ennemis, Charles et Louis de Castelmont. Curieuse fin ouverte qui présage la possibilité que la pierre renaisse de ses cendres ignées, diaboliques. Fiction semblable à un objet d'art contemporain, Mario Pelletier excellant dans sa déconstruction, il nous invite à lire son œuvre, la restructurant au gré essoufflant de notre lecture. L'histoire de Loïc Bolduc, et l'intrusion révélatrice du camée, ne commence-t-elle pas sur un songe télépathique, qui pourrait transcender des bienfaits qu'ignorent des êtres aveuglés par leur cupidité ?


La pierre de Satan, Mario Pelletier

Éditions Les heures bleues, Montréal, 2021, 472 pages

 

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