À mesure qu'on vieillit, que nos désirs s'amenuisent, rétrécissent telle une peau de chagrin qu'on aurait écharpée pour mieux gommer les souvenirs qui nous encombrent, comme s'il fallait à un moment donné faire place nette, se résoudre à l'absence des êtres témoignant de nos frasques de jeunesse. On commente le récit d'Anne Peyrouse, Pour que cela se taise.
S'il est vrai, comme l'a écrit le poète, que les chants désespérés sont les chants les plus beaux, la narratrice de cette histoire, tristement autobiographique, n'a pas manqué de nous émouvoir, elle-même en état de révolte quand elle doit visiter son père agonisant avant qu'elle crache de multiples sentiments peu honorables qu'il lui inspire. Elle refuse de lui tendre la main, celle qui ferait de ce récit une fable d'amour entre le père et la fille. Main rebutante qui n'a aucune raison d'être serrée dans la sienne quand on a lu quel genre d'homme était ce père de trois enfants, qui ne l'a jamais été. La narratrice se prénomme Anne. Comme l'écrivaine. Comme on n'avait rien imaginé de douloureux venant de cette Québécoise talentueuse, d'origine française. Du sud, là où sent bon la lavande, où fleurissent les mimosas. Brin de douceur pour préluder ce monde de tragique incompréhension d'où a jailli cette confession surprenante, empreinte de souvenirs indécents jusqu'à la nausée.
Souvenirs qui se déroulent entre la France et le Québec, distance symbolique alors que l'écrivaine mentionne qu'il y avait tant d'espace entre elle et le père. La mémoire ayant peu d'ordre chronologique, la petite fille se rappelle ses sept ans, son anniversaire. Elle joue au cow-boy avec son frère. Des invités admirent le père qui leur montre sa dernière acquisition, une arme à feu. Quand il abaisse le bras, l'arme s'abat sur la tête de la fillette, lui causant une blessure profonde dont elle gardera la cicatrice. Aucune culpabilité de la part du père, affirmant qu'elle n'avait qu'à jouer ailleurs... Intervention timide de la mère qui sait, depuis le début de son mariage, ce que vaut l'homme qu'elle a épousé. Il lui a été impossible de rebrousser chemin, elle doit supporter les humeurs exécrables de son mari. Sa vulgarité, ses odeurs répugnantes. Sa violence verbale et physique. Compense le bonheur des grands-parents, raconté par la mère. Les attentions du grand-père envers la grand-mère. Souvenir odieux des dimanches à faire du ski, cette fois exprimé par Anne, des vacances où le père au volant d'une voiture luxueuse, conduit dangereusement, ne tenant pas compte des envies naturelles des passagers, des haut-le-cœur de sa fille. Les autres occupants, assis derrière, ne sont pas mieux épargnés, subissent les engueulades du père, les menaces de sa main leste qui ne peut les atteindre. La générosité des grands-parents aisés, qui distribuent de l'argent sans compter à leurs trois petits-enfants aux heures propices, comme Noël et leurs anniversaires. Affluent les réminiscences réconfortantes quand la narratrice évoque les grands-parents paternels et maternels. Mais il y a les repas de famille quand « l'horreur s'en vient » entre le grand-père, Jean et le père, Christian. « Ça s'envenime vraiment ; ça passe du regard aux mots. Inévitablement, les corps se dressent et s'entrechoquent. » L'angoisse qui s'insinue, les femmes et les enfants pris en otages. La narratrice en a « mal aux nerfs ».
Le père reçoit de l'argent d'une des grands-mères pour essuyer les dettes que son laisser-aller professionnel amène à la ruine. Il a été architecte puis constructeur de bateaux, a organisé des excursions de baleines. Fondé une compagnie de croisières et un petit chantier naval qu'il ne partage avec personne, faute de savoir partager. Tout appartient à cet homme-baudruche, jusqu'à sa femme, ses enfants et ses chiens. Tout demeure à sa disposition, sujets qu'il traite durement, impitoyablement. Ne se préoccupe aucunement de leur bien-être. Ainsi, la grand-mère qui renfloue ses difficultés financières mourra dans la déchéance, son fils qu'il engage pour « bricoler » lui promettant salaire que le jeune homme ne recevra jamais. Sa désinvolture envers les petites entreprises qu'il entraine dans la faillite. Homme mégalomane qui croit à de prestigieuses réussites mais à qui il ne reste plus rien. Sur son lit de mort, il poursuit son rêve, autant moribond que lui.
Le témoignage d'Anne qui se déroule dans la chambre du père détesté, lui permet d'imaginer un père qui aurait été tout autre, un père qui aurait accompagné ses enfants sur les marches de l'enfance jusqu'au perron de l'adolescence, père affable qui aurait aimé sa femme et ses chiens. Homme pathologiquement malsain de qui il n'est pas simple de faire le deuil sans se remémorer les outrages physiques et mentaux que ses proches ont subi. Le fils n'aura pas la force de mener à bien son existence, abimé par cet homme aveuglé d'un narcissisme fataliste qu'il vomissait sur sa famille et sur celle de sa femme. Épouse et mère qui protégeait ses enfants sans pouvoir y faire grand-chose, qui détournait certaines conversations, le silence s'avérant révélateur. Anne subira les contraintes épuisantes du décès paternel, les larmes et les spasmes qu'il a fallu endiguer. Répondre du mieux possible aux condoléances. L'aveu spontané que son père était un « salopard ». L'avocat qui ne comprend pas la hargne de cette fille, absorber ses reproches mais aussi divulguer qui était le père. Un indigne que seul le mal nourrissait.
Pour donner plus de force à ce récit bouleversant sans compromis, des réflexions s'animent à l'intérieur de la tête de la narratrice, intercalant les réminiscences insoumises pour mieux dénoncer les agissements du père au-delà de ce qu'il est permis de croire derrière les sourires fabriqués, derrière la dignité qu'il faut afficher à tout prix. Récit autobiographique, il y a là un témoignage du malheur qui a griffé une fillette, une adolescente, une jeune femme amoureuse d'un homme bienveillant, père de ses deux filles. On n'a pas relaté plusieurs scènes exhaustives, c'eût été inutile d'en rajouter, ni de piocher entre les lignes d'une écrivaine qui a dû se sentir apaisé après avoir écrit noir sur blanc les menées d'un humain cruel qui ne pensait qu'à se venger de ce qu'il contenait en lui-même, ce trop-plein d'aigreurs qu'il déversait sur des innocents, familiaux ou étrangers. Sur ses chiens qu'il punissait sauvagement de leurs fugues, sans considération pour leur état d'animal, humains et bêtes enfermés dans une carnassière psychologique d'où ne transpirait aucune issue pour respirer librement. Écrire, affirme la narratrice, est le plus grand des actes libres à poser. Ce qu'Anne apprendra à faire avec les mots nécessaires pour que cela se taise, la colère embastillée en elle, qui aurait pu l'étouffer, la rendre handicapée à tout dialogue affectif, la faire sombrer dans les ombres gluantes émanant du père, au lieu de la hisser vers la lumière, lui inspirant un livre courageux, vibrant d'une tendresse incommensurable, habité de la poésie de Saint-John Perse et d'Alain Grandbois...
Pour que cela se taise, Anne Peyrouse
Éditions Somme toute, Montréal, 2022, 112 pages
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