vendredi 14 décembre 2007

Famille éclatée, je te hais !


Groom dans un hôtel de Montréal, un homme est interpellé par l'arrivée d'une inconnue qui lui rappelle une femme. À la manière de la madeleine proustienne, elle lui servira de prétexte au déroulement d'un passé, vieux de dix-huit ans, qui le happera durement entre Montréal et Lyon. La démarche aurait pu être simple, elle ne l'est pas. C'est en longs passages descriptifs que «la teneur de ce vécu» accède à la compréhension du lecteur bousculé par une narration exigeante. Tout d'abord, G. - le narrateur - écrit une lettre ouverte à une femme personnifiée par l'aspect d'une ville qui pourrait être Lyon, ville où se situe en grande partie le passé de G. Puis, on le retrouve sur le pont Jacques-Cartier, telle une entrée en matière, autre lettre poétique expédiée à un éventuel lecteur. Au cours du récit, des entre-deux interviendront, ponctuant l'histoire de clairs-obscurs. Entre Lyon et Montréal, entre femmes et villes, entre réalité et rêve, entre amour et haine, enfin entre lucidité et folie. Parcours jalonné d'impasses auxquelles se heurte le narrateur en se cachant derrière des pronoms personnels variés - je, il, nous -, comme s'il refusait de se livrer entièrement d'où une inévitable amnésie.

G. a été marié à Fabienne de qui il a eu deux enfants ; il dit d'elle avec amertume : «mère de mes enfants, mer de mon naufrage.» Partage d'une parfaite harmonie jusqu'au jour où elle demande à G. de partir. Si cette décision n'est pas très claire, on comprend que des pressions familiales et professionnelles s'exercent sur elle pour éloigner G. de sa vie. On sait aussi qu'étant étranger, il n'a pas été vraiment le bienvenu dans la famille bourgeoise de Fabienne. À partir de ce canevas banal en soi, G. sombrera dans une désespérance proche de la dépression. Il ne peut supporter d'être séparé de la femme aimée, ni de leurs deux enfants. Craignant des représailles familiales et sociales sur les trois êtres qu'il chérit et sur lui - perte de son emploi et menace de mort -, il s'exilera à Montréal pendant un an. Attiré comme un aimant à Lyon, il y reviendra pour revoir ses enfants. Fabienne sera complètement transformée à son égard : agressive et lui interdisant presque de renouer avec leurs deux fils. G. est accablé par cet accueil inhospitalier et ce retournement de situation. Un soir de novembre pluvieux et gluant, errant dans la nuit, il fera la connaissance de Louise, aussi désillusionnée que lui. Elle a une liaison depuis dix ans avec Antoine, avec qui elle voudrait rompre, ne sachant trop pourquoi au juste. À Lyon, G. et Louise seront une bouée de secours l'un pour l'autre, mêlant amour et désarroi. La métaphore en sera l'eau, celle de la rivière (la Saône), la pluie et les larmes. Décor glauque aussi navrant que G. et Louise qui ne parviennent pas à sortir de l'impasse dans laquelle, sans cesse, ils se cognent. On comprend très vite qu'ils ne sont que substituts au manque affectif qui les dévore, G. dans une sorte de torpeur, Louise dans l'alcool. Ils ne sont présents que pour l'autre qui leur échappe. Si Louise ne sait comment rompre avec Antoine que, parfois, elle revoit, G. se laisse aller aux événements le liant et le déliant de sa famille, mais, aussi, à une souffrance qu'il adoucit en écrivant des poèmes entrecroisant plusieurs chapitres, comme s'il était le scribe effréné de son drame... Plus tard, quand il aura perdu le procès de son divorce, traumatisé par l'abandon de sa femme, désemparé par les visites éclair avec ses fils que lui concède Fabienne avec parcimonie, il sera atteint de la maladie de Parkinson. Louise et G. se réfugieront chez des amies à elle, dans des chambres d'hôtel, jusqu'au jour où, à la suite d'une mutation professionnelle dans une autre ville, Louise rompra avec G. Acculé aux implacables coups du sort qui s'acharne contre lui, il rentrera à Montréal. On le retrouvera dans sa chambre en train de contempler des babioles poussiéreuses de son passé. Une dernière lettre adressée à la femme-ville - la Magnifique ? - et à Louise closent le roman, Louise éclipsant chaque femme de rêve qui lui «faisait de l'ombre dans sa parfaite irréalité.»

C'est un roman complexe qu'a écrit l'auteur Sebahel Delombre. Un style parfois épique et lyrique amplifie les épisodes de l'histoire de cet homme, une écriture souple et forte, un peu narcissique inspirée de visages féminins fait effet de miroirs, déployant des strates de mémoires tissées d'images souvent nocturnes, de mots écorchés vifs. Par contre, trop de pages digressives et moralisatrices nuisent à la rigueur du récit, comme de longs poèmes en coupent le rythme. Par exemple, on saisit mal pourquoi Fabienne a décidé de divorcer et pourquoi G. est menacé de mort... Toutefois, la lecture de ce roman s'avère utile pour en savoir davantage sur le comportement de l'être humain «passant en revue fantômes et démons et réveillant bien des blessures et des passions endormies.»

À signaler du même auteur sur le site américain lulu.com :
- La mule des tombes, roman
- Quelques jours encore à vivre, roman
- Enchevêtrements, poésie.



L'impasse de la mort, Sebahel Delombre,
roman, 2007, 560 pages, www.lulu.com

mercredi 5 décembre 2007

Nouvelles itinérantes


Après son roman La route des petits matins qui a remporté plusieurs prix, et son roman, L'âme frère, Gilles Jobidon nous revient avec un court recueil de sept nouvelles, D'ailleurs. À l'heure des grandes migrations, pour ne pas parler de transhumance humaine, l'itinéraire divergent des personnages n'étonne pas. On parcourt des pays mais aussi des consciences qui se cherchent à travers des amours trahies, des nostalgies amères, ces ressentiments n'aboutissant qu'à de cruelles déceptions. À trop se chercher, on se perd. Cet amour las - bonjour Yann Andrea - se trame autour d'un vieux couple fatigué des autres et d'eux-mêmes ; chacun de son côté projette une improbable et différente séparation. La nouvelle À suivre nous convie au désarroi d'un homme marié et père de famille qui remet en question son orientation sexuelle. Il n'a qu'un seul désir, «celui de faire le moins possible de mal» à son épouse. La nouvelle Le pull m'a semblé un peu anodine, basée sur le désir d'un touriste dans l'impossibilité de s'offrir un «pull» convoité dans une boutique haut de gamme de la capitale parisienne et qu'il s'offrira quand même, quitte à «manger des pâtes pendant un mois.» La nouvelle N.Y. est un curieux récit raconté par un vieil homme à un touriste rencontré à New York un après-midi «en plein Central Park». Cette nouvelle me paraît la plus percutante et la plus originale du recueil. Ne pas se fier aux apparences... L'histoire de Ly Sanh est dédiée à une grand-mère chinoise, que narre un enfant de sept ans. Pour la première fois, il affronte la mort d'une parente aimée qui sera réduite en poudre. «Ma grand-mère en poudre, on l'avait mise dans un vase où on a peint une jolie libellule et son nom écrit dessus, Ly Sanh.» Un clin d'œil rempli de tendresse à Émile Ajar, et beau comme un conte de fées... Elsewhere est un récit cruel, un peu narcissique, mais combien efficace quand il s'agit de sonder son image physique et morale dans le miroir de la personne en face, en l'occurrence Sara, séduisant et inquiétant modèle d'une photographe célèbre tout juste guérie d'un amour malheureux. En elle, une intériorité de l'âme qui veut se dépouiller des artifices d'une existence n'ayant mené qu'à des échecs successifs. La jeune femme détruira son œuvre, croyant ainsi anéantir un passé stérile, aujourd'hui trop lourd pour elle. Même le chat ne résistera pas à sa rancune implacable. Cette nouvelle à saveur exotique nous montre à quel point les êtres sont parfois impitoyables - et pitoyables - quand ils se vengent d'événements irrationnels échappant à la raison. La dernière nouvelle du recueil, Le tiroir bleu, brosse le portrait d'un homme qui s'est trompé de siècle et d'identité. Un passé lointain va l'accaparer, l'obséder au point de relater son histoire à sa secrétaire avec un humour décapant.

Si le style de Gilles Jobidon se fait ici moins poétique que dans ses romans, sa rupture de ton, son écriture sobre et classique se prêtent parfaitement à l'interprétation des segments de vie qui animent chaque homme et chaque femme - et l'enfant - à un moment inattendu de leur cheminement personnel. Ce sont des instantanés empreints d'expressionnisme qui relient les nouvelles entre elles. L'auteur s'est davantage penché sur la destinée de chacun et de chacune pour camper des récits denses, intenses, souvent tragiques. Si morale il y avait à chercher dans ce recueil, on conclurait que partout, en dehors et en nous, nous sommes à la merci, et parfois victimes, d'insolites et surprenants ailleurs.



D'ailleurs, Gilles Jobidon,
VLB éditeur, Montréal, 2007, 80 pages