vendredi 4 avril 2008

Instantanés urbains


Prenons le quartier d'une ville qui ressemblerait à Montréal. Un samedi de mai particulièrement chaud. Printemps québécois. Isolons-le du reste du monde. Décorons-le de maisons, d'un restaurant, de ruelles. De rues où des gens circulent sans vraiment se voir ; ils s'effleurent, assommés par l'atmosphère orageuse. Chacun y va de son train-train quotidien, mais chacun est étonné de la chaleur environnant ce quartier qui, soudain, «s'est mis à grouiller d'une animation peu commune.» Ainsi, on entre dans le troisième roman de Josée Bilodeau, On aurait dit juillet. Pourtant, ce sont des petites choses presque inconsistantes qui auraient dû se produire, comme il s'en passe depuis que le monde est peuplé d'humains. L'intention de l'auteure est peut-être de nous démontrer combien une incidence météorologique peut influer sur nos actes. Ici, le soleil détient un rôle infernal qui créera des situations démultipliées alors qu'il eût été simple de s'en tenir à des propos tout à fait normaux, voire insignifiants. Comme le fait le jeune Nicolas qui en a assez du quartier et qui photographie les rues et les êtres pour ne pas les oublier - il s'exilera dans une autre grande ville «aussi contrastée qu'électrique.» -, ouvrons un œil voyeur et poursuivons, mine de rien, les personnages de Josée Bilodeau durant cette journée caniculaire. Mathieu, un adolescent rebelle, profitera de l'anniversaire de son père pour l'accuser d'une action sordide dont la preuve est soi-disant écrite dans une lettre à l'enveloppe rouge. Au fur et à mesure que Mathieu s'affole de son accusation inconsidérée, l'enveloppe va passer de main en main mais ne sera jamais décachetée. On a l'impression qu'elle servira de prétexte à mettre en branle les événements qui suivront. Si de longues scènes habitent le roman, d'autres ne durent que l'instant de les lire : une chatte tue un oiseau, Brigitte, la joggeuse, court sans déranger personne, elle observe, se délecte des odeurs. Anne-Marie, dépressive, ne sait comment réparer sa faute, elle a oublié sa petite chez elle avant de partir pour le bureau. Yvonne, à l'âge de la ménopause, meurt encore de désir pour son mari. Noëlla, agacée, attend l'autobus qui tarde à venir pour rentrer chez elle ; Carole demeure constamment dans un escalier, passant pour une folle ; Marie-Soleil est grippée, elle en conclut qu'elle va mourir. À ces scènes individuelles empreintes de pointillisme, s'ajoutent les éléments journaliers : l'été, qui s'est écrasé brusquement sur la ville, désempare les plus fragiles ; une chanson qu'on écoute chez soi à la radio et dont le titre échappe à chacun ; un touriste qui croit avoir retrouvé son ancienne école aujourd'hui transformée en restaurant. On n'en finirait pas d'énumérer ces scènes intimistes qui donnent à ce roman - en est-il un ? - une saveur très particulière. Sous la plume à la fois légère et grave de l'auteure, elles apportent une aura poétique que ne désavoueraient pas les poètes chantant la ville et son urbanité.

Continuons l'investigation du quartier avec l'œil perçant de Nicolas. Parsemé d'embûches qui griffent les heures rondes de l'existence, parfois les font dériver vers des zones osbcures, incontrôlables, le sort s'acharnera sur des hommes, des femmes et des enfants. En se levant ce matin de mai, ils ne se doutaient pas que leur univers personnel déborderait de leur bulle rassurante. On a parlé de Matthieu, de l'accusation portée contre son père qui «vit en ermite depuis ce terrible anniversaire où il a tout perdu, tout.» Il y a Manuella, la fille de la «grosse Portugaise», qui, désemparée par ses premières règles, égarée dans un corps qu'elle ne reconnaît plus, erre désespérément dans la ville. Elle sera fauchée par la voiture de Francis, «un ange en chute libre.» Des amoureux se pointent, telle Rachel qui, au terminus, a rendez-vous avec son correspondant. Aussi, Pierre et Chloé qui s'éblouissent en quelque sorte. Francis et Cécile, d'autres qui s'accorderont durant cette «funeste journée» de mai, déserteront le quartier et l'amour à la suite d'incompréhensibles malentendus.

Sarabande bigarrée où des individus se démènent sans que se touchent les mains moites, les corps en sueur. S'ensuivent des regards voilés, des plaintes étouffées entre gémissements et soupirs. Comme si la chaleur accablante imposait le silence. Seuls les bruits de la ville se perçoivent, ils font partie intégrante d'une cité moderne et bourdonnante. Guêpes plutôt qu'abeilles. Chacun s'éparpille dans des séquences tragiques ou ludiques les reliant les uns aux autres. Même le fantôme du petit hôtel Occidental médite sur sa vie terrestre... On se rend compte qu'il est impossible d'agir seul, que toute vie est tributaire de l'attention que l'on donne et reçoit. C'est parfois anodin, parfois appuyé, tel un doigt souverain désignerait la place que nous devrions occuper sur une parcelle de la terre.

Un roman où des clins d'œil complices de l'auteure nous invitent, dociles, à l'accompagner dans sa démarche. Une écriture taillée à coups de pinceau légers, qu'escorte un rythme musical, nous laissant entrevoir des tableaux humains exposés aux intempéries existentielles. On fait fi de la pollution urbaine pour aspirer une bouffée d'air parfumé de lilas. Un livre à cueillir pour fêter le printemps !



On aurait dit juillet, Josée Bilodeau
Québec Amérique, Montréal, 2008, 192 pages.

lundi 31 mars 2008

Petites et fatales catastrophes


Il est regrettable que les éditeurs publient de moins en moins de nouvelles. Le genre convient tellement bien au rythme effréné de nos vies. Autobus et métro se prêtent parfaitement à la lecture de courtes histoires. C'est aussi dévaloriser l'art de la nouvelle que prétendre qu'elle se vend mal. On sait combien il est difficile de parfaire un texte où l'essentiel doit être dépeint en quelques pages. C'est toujours avec une curiosité mêlée de plaisir qu'on plonge dans un livre rassemblant des personnages qui font trois petits tours et s'en vont poursuivre leur destin. C'est donc avec enthousiasme qu'on entre dans ce premier recueil de nouvelles d'Annie Dulong, Autour d'eux. Histoires d'hommes et de femmes aux abois, d'enfants impuissants face à des événements plus grands qu'eux.

Quatorze nouvelles dans lesquelles il est rare qu'une porte s'ouvre sur des certitudes ; les failles et les doutes emplissent un moment de l'existence de ces êtres qui ne demandent qu'à vivre comme tout le monde, ce qui, ils le savent, leur est impossible. Ils sont constamment aux prises avec des miroirs qui reflètent une part d'eux-mêmes dont ils ignorent les aléas. Le visage de la mort étant le dernier masque dont ils s'affublent. Ainsi, cette femme qui, avec lucidité, lutte contre la maladie d'Alzheimer qu'elle veut cacher à sa fille. Ce regard de femme désespérée est perçu par l'auteure avec une immense tendresse. En même temps que la narratrice décrit l'état infernal dans lequel se débat cette mère, elle mettra au monde un garçon. Premier contact avec un enfant qui nous fait en découvrir plusieurs. Il y a James, six ans, traumatisé par un accident de voiture. Sa mère qui conduisait a été distraite «une fraction de seconde» alors qu'elle pensait, béate, à la réussite de sa vie entre son mari et ses deux enfants. Une autre nouvelle nous ramène un an plus tard à James qui intériorise ses frayeurs insomniaques. Il n'a toujours pas saisi pourquoi l'homme dans la voiture en face était mort et pourquoi le chien «pleurait». On devine que l'enfant sera marqué le restant de ses jours par cette fraction de seconde d'inattention... Heureusement, une petite fille du même âge que James nous délivre de l'épuisant fardeau du garçon. Elle en veut à ses parents de lui avoir donné deux prénoms qu'elle déteste, suivis d'un patronyme composé. Plus grave, ses parents désireraient qu'elle ait «un destin extraordinaire», alors que sa seule ambition est de porter un seul prénom - Rosalie - et un seul nom de famille - Pépin. C'est beaucoup demander à une enfant qui se révélera une adulte tout à fait normale et qui aura enfin conquis sa véritable identité à la mort de ses parents. Une nouvelle brève intitulée Béatrice nous parle d'abord d'une enfant puis d'une adolescente qui se veulent invisibles. À vingt ans, la jeune fille se révolte enfin contre l'homme - son père ? - qui l'agressait depuis plusieurs années.

Des hommes et des femmes se remettent toujours en cause avant d'accepter ce qui leur est dû. Une femme avec un amant d'autrefois, un homme et ses prémonitions dont la dernière sera tragique, un autre devant l'entrée vide d'une boutique, et pourtant... Rien n'est jamais vraiment divulgué par l'auteure qui privilégie les silences, surtout les non-dits, comme si elle gommait les mots dénonçant la souffrance et les cris. Des ombres intensifient les écueils, rarement la lumière n'illumine le bout de la traversée d'une épreuve. Cependant, on se laisse aller avec bonheur à la lecture de ces douloureuses nouvelles perçues à travers un œil observateur, un œil de photographe... La photographie n'est-elle pas muette, elle aussi, mais combien significative quand elle montre ce que les autres ne discernent pas. On pense au film du cinéaste italien Antonioni, Blow-Up, à l'agitation que provoquent des ombres suspectes, peut-être inexistantes. Les nouvelles d'Annie Dulong ont une intensité presque colérique, elles contiennent un mystère indéfini - entre réel et illusion - qui s'ajuste à une écriture autant incisive que l'œil implacable d'un appareil photo. Qui dit photographie dit figement dans l'espace et le temps. L'art d'Annie Dulong, c'est d'avoir su créer un mouvement rempli de regards scrutateurs que manipule le vent - titre d'une de ces quatorze nouvelles. La nouvelle éponyme, qui clôt ce recueil, donne le ton aux «choses [qui] se sont mises à déraper.» Choses dérangeantes puisque la narratrice jette un dernier coup d'œil sur des visages immobilisés dans leur cadre, que la mort n'a pas épargnés.

Ces nouvelles à la fois singulières et convaincantes, nous font saisir qu'à nos côtés, sans nous en douter et sans en mesurer l'ampleur, des drames muets se nouent, des drames insoupçonnés échappent à notre entendement. On encourage Annie Dulong à poursuivre sa démarche originale en compagnie d'individus qui nous apprennent, jour après jour, que rien jamais n'est acquis.

Il est dommage qu'une révision plus rigoureuse ait manqué à ces textes. Une telle qualité d'écriture et de ton aurait mérité à cette jeune auteure d'être secondée du mieux possible, ce qui n'est pas le cas ici.



Autour d'eux, Annie Dulong
VLB éditeur, Montréal, 2008, 138 pages