lundi 13 février 2012

Au pays des mille automnes ****

Un jour ou l'autre, le monde finira-t-il par trébucher sous le poids infernal des guerres et des révolutions ? Qu'avons-nous fait pour en arriver à cette démesure, tant dans les actes que dans les sentiments ? On a l'impression désagréable que chacun scrute son semblable en surface, comme si l'être humain était bâti d'un bloc. La Lune elle-même ne possède-t-elle pas sa face cachée ? Aujourd'hui, on commente le roman de David Mitchell, Les mille automnes de Jacob de Zoet.

1799 au Japon. À Dejima exactement, île artificielle proche de Nagasaki. Port d'attache à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Le décor est planté pour y accueillir Jacob de Zoet, jeune clerc néerlandais. Il a été envoyé à Java pour redresser les finances troubles de la Compagnie. À Dombourg, sa ville natale, il a laissé Anna dont le père voyait d'un mauvais œil son penchant pour sa fille. Crédule, Jacob se persuade qu'il fera fortune et que, cinq ans plus tard, il épousera sa bien-aimée. Pourtant, les événements en décideront autrement. Pris dans l'étau impitoyable d'hommes peu scrupuleux — comme son supérieur en qui il avait mis sa confiance —, d'hommes frustres, que leur jeunesse misérable a jeté sur des navires de fortune, Jacob ne pourra lutter contre les aléas d'un Japon replié sur lui-même. Où toute religion chrétienne est prohibée sous peine de mort. Il est défendu aussi d'apprendre la langue japonaise, les traducteurs se faisant accuser de trahison... Interdiction aux Japonais de voyager, risquant l'exécution fatale. Climat de lourdes traditions où se débat le jeune homme, témoin d'injustices sociales, d'insoumission, de rébellion, de l'enlèvement d'Aibagawa Orito, sage-femme japonaise renommée, laquelle a « ressuscité » le nouveau-né du Magistrat Shiroyama, pour qui il éprouve un trouble sentiment. Intelligent et consciencieux, intègre et diplomate, Jacob apprendra à ses dépens que ces qualités et vertus ne sont pas indispensables au bonheur d'hommes pour qui la survie sur ce continent dirigé à Eno — aujourd'hui Tokyo — par un Magistrat, lui-même sous les ordres du Shogunat, compte avant toute clause compromissoire. Décadence d'une fin de siècle, entraînant dans son sillage houleux deux mondes, oriental et occidental, despotiques et cruels, ayant pour seule représentation le marchandage et la conquête des êtres et des choses.

Il est impossible de dénouer une histoire aussi complexe, mais que de pages émouvantes quand, jouant aux cartes, les hommes de deuxième ordre narrent le périple misérable de leur existence. Quand le docteur Marinus, profitant d'une partie de billard, confie à Jacob comment un grand-oncle l'a abandonné devant la maison de deux tantes célibataires éduquées. Sous ses airs bourrus, il est seul à saisir l'utopique désir de liberté individuelle auquel aspire Jacob. Érudit, il se contemple malgré lui dans les traits juvéniles du jeune homme. Pages sublimes relatant le tragique enfermement d'Orito dans le temple Shiranui, plus tard, sa tentative d'évasion ; celles entre Jacob et Ogawa Uzaemon, sensible interprète, épris d'Orito pour qui il sacrifiera sa vie. Pages touchantes quand Jacob et Orito se rencontrent une dernière fois à Nagasaki, lors des obsèques du docteur Marinus. Et aussi quand, de retour dans son pays, après vingt ans passés à attendre en vain un voilier, Jacob de Zoet meurt de nostalgie. Et que dire de l'épopée héroïque rassemblant Jacob et Marinus ; les deux hommes tiennent tête à une flotte anglaise, qui, persuadée qu'un navire marchand se dissimule dans la baie de Nagasaki, essaie de s'emparer de Dejima. Étrange capitaine du Phoebus, victime d'une diathèse articulaire douloureuse ; se souvenant de sa jeune épouse et de son fils décédés, il s'avère capable du pire et du meilleur.

Si des écrivaines anglaises actuelles subissent l'influence de Virginia Woolf ou celle de Jane Austen, on n'a pas souvenance qu'un écrivain anglais contemporain soit animé d'un style aussi personnel, noble et lyrique. Dans les moments cruciaux où les êtres se démènent avec leur propre destinée, se propagent entre les lignes, comme l'harmonie d'un haïku, des insectes, des oiseaux, des papillons, s'affairant dans l'enchevêtrement de phrases poétiques, exquises à couper le souffle. Surgissent des opulences particulières à un Japon encroué dans une culture ancienne de six millénaires. Des pudeurs, des défaites ayant mis à mal le savoir si peu modeste d'hommes occidentaux, eux-mêmes piégés sur une île où nul ne pouvait s'évader sans l'autorisation de hautes instances japonaises. Ce que le docteur Marinus et Jacob de Zoet comprendront, prisonniers d'un Japon sectaire. Qui est l'étranger ? semble nous questionner David Mitchell, qui a vécu plusieurs années sur ce continent symbolisé par la fleur du cerisier — sakura. Roman étourdissant de beauté stylistique, embelli d'une écriture foisonnante et ample, tel l'éventail d'Abigawa Orito, œuvré amoureusement par Jacob de Zoet.

Roman impressionnant, captivant, à lire absolument, sans aucune modération. Il serait ingrat de ne pas mentionner l'esthétique de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia, les illustrations signées Jenny et Stan « du clan Mitchell ». Les arabesques et fioritures de la page couverture et des débuts de chapitres doivent leur splendide  unité au talent de l'éditeur Antoine Tanguay et du graphiste Hugues Skene. On souligne la magistrale traduction signée Manuel Berri.


Les mille automnes de Jacob de Zoet, David Mitchell
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Manuel Berri
Éditions Alto, Québec, 2012, 712 pages

lundi 30 janvier 2012

D'étranges personnes, rue Maille *** 1/2

L'hiver s'écoule entre neige et pluie. Période monotone pendant laquelle on observe les trépidations d'un monde chambardé par des gens révoltés, indignés, qui ne veulent plus être considérés comme des esclaves. De profonds changements s'opéreront en cette année transitoire, le vent change de direction, le soleil plombe ses rayons. L'axe de la Terre penche enfin du côté des laissés-pour-compte. Mais que de révolutions restent à faire ! On parle du dernier-né d'Andrée Laurier, Avant les sables.

Aborder un livre de cette écrivaine signifie se laisser emporter dans un univers où hommes et femmes ne se contentent pas de faits ordinaires. Quand Myriam B. Gers se promène dans son quartier, qu'elle ressent un malaise et que deux bras la soutiennent, l'accompagnent chez elle, nous ne doutons pas qu'un trio exceptionnel nous subjuguera. Myriam est très belle, de cette beauté éthérée qui impressionne et fait fuir les hommes. Blonde aux yeux pers, elle se consume de mélancolie, contrastant avec la vivacité d'Alba, « plutôt Anglaise », de Yacek, genre slave. Alba suit des cours de français, Yacek étudie à l'université. Recluse dans son appartement, rue Maille, Myriam se réfugie dans un rêve intemporel qui la fait vaciller entre vie et mort. Échappatoire qui la plonge dans le déni, d'où la nécessité d'écrire dans un Journal ses insuffisances, ses déceptions affectives. Alba trouvera une place privilégiée au cœur de son questionnement : pourquoi ses visites du mardi, ses motifs de la tenir, elle, Myriam, loin de plaisirs illicites, telle la drogue, la dérive dans des songes stériles ? Le sommeil n'est-il pas propice à anéantir tout élan vital ? Alba s'ingéniera à lui démontrer que la vie s'avère un rêve éveillé que, coûte que coûte, nous devons apprivoiser sans trop nous blesser, nous heurter aux encoignures de portes claquées... Myriam représenterait-elle un miroir reflétant d'infimes désirs inaccomplis ou assoupis parce qu'indéfinis dans une existence enclose ? S'insinuent des hésitations, des égards qu'incite une certaine distance envers l'être que le désir convoque. À ce stade des prévenances, Myriam reprend goût à la vie, la présence rayonnante d'Alba, l'énergie amoureuse de Yacek, lui inspirant un éveil des sens, une tendresse spontanée pour cette femme et cet homme qui, sans trop le savoir, occupent son espace intérieur. Appartement et accessoires. Rue Maille. Une sourde jalousie, que la beauté de Myriam suscite, instaure des balises charnelles entre Alba et Yacek, lui, trop possessif, elle, trop méfiante. Ne faut-il pas traverser de singuliers déserts imaginaires, avant de parvenir à une plénitude que les paroles, les rires, sensibilisent ? Si Myriam se rend compte du mouvement ralenti alentour, tels l'inertie accablante de la chaleur du mois d'août, sa perte dans le monde, des aveux balbutiés alors qu'Alba dort, elle s'étonne de la constance avec laquelle ces deux êtres forgent leurs journées, leurs nuits. Restant auprès d'elle, ils s'affranchissent des soubresauts discontinus qui l'opposent encore à la simplicité des péripéties quotidiennes. Alba a obtenu un poste important dans un bureau de tourisme, Yacek a terminé avec succès la session universitaire.

Les saisons inscrivant leur unité dans les démarches coutumières des protagonistes, novembre déploie spontanément  le Journal de Myriam. Nous la percevons dans un décor suranné, parmi des objets démodés. 1920. Époque qui la cerne, d'où elle essaie de se dépêtrer, désirant se frotter au monde moderne où butinent ses deux compagnons. Vie mondaine de la jeune femme. Observations assidues de l'étudiant. Solitude que réprouve maintenant Myriam. Une année les a fait muer. Les corps sont fatigués de la dissipation des gestes, des paroles, des rires. Des beaux visages. Tous trois s'enferment dans l'appartement où la volupté altère les points de repères. Si l'espace existe, le temps se disloque, les lieux se banalisent. N'importe. L'exacerbation des sens, le mélange des sexes, la saveur des liquides, leur rapt affamé, « musique de l'affolement » de Myriam, vaincront ses infirmités réticentes. Des horizons de sable s'ouvrent à elle, alors que le cocon de son appartement se replie sur l'attente d'Alba et de Yacek qui « avaient hâte d'en savoir plus. »

Manière simpliste de tourner en rond autour de l'envoûtant récit d'Andrée Laurier. On aimerait énumérer les phrases poétiques qui le composent mais ce serait le dénaturer, tant il propose au lecteur une vision personnelle d'une écrivaine pourvue d'un univers atypique, d'une acuité presque douloureuse, d'une plume exacerbée par une sensibilité hors du commun. Avec grâce, sans jamais dévier d'un jouissif plaisir d'écrire, Andrée Laurier se promène dans des jardins aux parfums sulfureux, capiteux. Sans y être invité, le lecteur la suit dans des dédales particuliers où écrire signifie l'abandon à des possibilités interchangeables entre des êtres épris de l'amour de mondes arides, salvateurs.


Avant les sables, Andrée Laurier
Lévesque éditeur, Montréal, 2011, 123 pages