lundi 4 novembre 2013

Une louve égarée dans la meute ***

RAPPEL. Imposture. La mésaventure nous étant arrivée, on combattra les hommes et les femmes qui, prétextant une admiration douteuse, reproduiront dans divers réseaux sociaux et les leurs, nos différents écrits, nos photos ; emprunteront nos titres, sans autorisation de notre part. Pour ce faire, on n'hésitera pas à les poursuivre en justice, déjouant ainsi leurs velléités malhonnêtes. On parle du premier roman de Marjolaine Deschênes, Fleurs au fusil.

Le récit s'ouvre sur une scène de chair, d'entrailles et de sang. D'odeurs âcres et de crainte enfantine. Le père de Viviane Videloup dépèce des animaux avant de les empailler. La petite fille a des raisons légitimes d'être anxieuse, son père alcoolique la poursuit dans les champs, elle, sa mère et son frère, avec la sinistre intention de les tuer. Fleurs de chair, d'entrailles et de sang au bout de son fusil. Depuis cette époque barbare, Viviane est devenue enseignante, écrivaine. Elle se remémore, confie ses souvenances cauchemardesques à Louis Leloup, son voisin et ami. Il ne cesse de la réconforter, de veiller sur la fille de Viviane depuis qu'elle est petite. Il a trois chevaux que la jeune femme monte à l'occasion pour éloigner ses démons. Mais Louis va mourir. Douleur pour elle qui, après un congrès littéraire à Toronto, remet ses romans en question, les disséquant sans complaisance. Elle décide de s'accorder une année sabbatique, de ne plus écrire. Elle partira chez son ami Laurent Louve, en Belgique. L'homme est fragile, compassé, se consacre à la misère d'enfants abandonnés. Il porte à Viviane une amitié ambigüe, à la fois fraternelle, amoureuse. Une nuit, utilisant l'ordinateur de Laurent, elle lit une lettre qu'il a adressée à une dénommée Malika. La jeune femme attend un enfant, leur enfant. Deuxième lettre de Laurent ouverte un après-midi pluvieux, dans laquelle il renie Malika et l'enfant, prétextant des cas de schizophrénie dans sa famille. Il la supplie « d'être libre dans la lumière. » Viviane est « abattue, confuse. » Sidérée par ce qu'elle a découvert. Un autre jour, empruntant la voiture de Laurent, elle frôlera la mort dans un terrible accident dont elle n'est pas responsable. Ce qui la ramène au père de sa fille, Ugo Lagonie, qui, vingt et un ans plus tôt, s'est suicidé dans un sous-sol, Viviane est enceinte. L'amant a détruit sa confiance en l'être humain, « en l'être-ensemble ». Visitant Bruxelles avec Laurent, elle logera chez Karim, un ami marocain de Laurent, intellectuel, qui séjourne au Portugal. « Laurent avait fini par [ la ] laisser seule. » Elle commence à vivre « quelque chose comme le paradis », quand, assise à une terrasse, une voix l'interpelle. C'est Fleure, l'amie de jeunesse, qui, elle aussi, a vécu une effroyable enfance et adolescence. Violée, manipulée incessamment par son père. Rassemblant leurs malheurs, toutes les deux vivront une histoire d'amour intense qui, au moment de fermer le livre, n'est toujours pas terminée. Parce que tout achève.

L'histoire est banale, Marjolaine Deschênes a du talent. Beaucoup de talent. Et du souffle. Cependant, on a du mal à suivre les divagations lyriques de l'écrivaine. Trop d'éléments théoriques envahissent le récit, tics de culture inutiles, dissertation éculée sur le romantisme : quel esprit critique ne s'est-il pas penché sur le sujet ? Qui de nos jours ne sourit-il pas, ou ne s'ennuie-t-il pas, en relisant la littérature de ce siècle, scellée de grands noms de poètes, philosophes, écrivains ? Nous leur devons beaucoup. Viviane, contestataire — on l'aime ainsi —, s'attendrit éloquemment sur la lettre que Laurent Louve a écrit à Malika lorsqu'il rompt, à notre avis lâchement, avec elle ; réflexe sentimental qui nous semble être en désaccord avec sa pensée vigoureusement féministe, feu le romantisme, les sévices paternels ayant fait de la narratrice une femme lucide, indépendante. Forte et magnanime. Paradoxes grinçants qui déconcertent le lecteur. On aurait préféré un brin d'épanchement psychanalytique justifiant le patronyme des principaux protagonistes.

Quand Marjolaine Deschênes se sera défaite d'influences littéraires, dont celle de Réjean Ducharme et de Catherine Mavrikakis, son talent mis à nu, comme nous disons, elle nous donnera un roman moderne, dépouillé de la pensée d'autrui, version personnelle où ne sera nullement empêchée la beauté dramatique de fleurs au fusil. Toutefois, on recommande la lecture de ce roman touffu pour souligner l'apport intelligent d'une écrivaine et poète, celle-ci ayant publié quatre titres consacrés à ce dernier genre, chez différents éditeurs.


Fleurs au fusil, Marjolaine Deschênes
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 176 pages

lundi 21 octobre 2013

La vie en noir *** 1/2

Notre plaisir chaque matin : lire les nouvelles internationales. Il est impensable d'être coupé des tracas du monde moderne pour écrire, composer, peindre. L'œuvre, quelle qu'elle soit, se doit de considérer l'état fragilisé de certains pays. Il serait indécent de passer outre, ceux et celles qui s'en dispensent rétrécissent leur champ de vision artistique, d'où le peu d'intérêt qu'on porte à toute création anecdotique. On a lu le recueil de nouvelles de Martine Latulippe, Les faits divers n'existent pas.

Vingt et un textes brefs hantent des univers ordinaires. Le décor en est la ville de Québec. Hôtels, maisons, bars, rues, avenues servent d'exutoires à des protagonistes enclins à dépeindre leur mal-être, puis à se perdre. Ils sont de tous âges, hommes et femmes. Seuls, toujours seuls, quand le pire les interpelle. Nous ne pouvons rien pour eux, nous sommes des témoins impuissants. Nous constatons le poids des malheurs, ceux dont personne ne parle, des faits divers, comme, à l'inverse, nous ressentons une joie incontrôlable face au soleil après l'orage. À qui confier cette vertigineuse sensation ? À qui relater la mélancolie dépressive d'une jeune femme qui, ne pouvant plus supporter la souffrance de ses semblables, met un terme définitif à son existence ? Que narrer de la fatigue émotionnelle d'un adolescent qui n'a jamais connu le confort douillet d'une maison familiale ? Pénétrant dans l'une d'elles par effraction, il se laissera emporter dans un rêve duquel il sera brutalement rejeté. La maison blonde. La blondeur n'est-elle pas synonyme de miel, de son velouté sucré sur la langue, dans la gorge ? Lors d'une rencontre fortuite, lui et elle assouvissent leur attirance sexuelle dans un hôtel minable. Au matin, elle s'éveille, lui n'est plus là. De rage, de dépit, elle part, ne voyant personne dans la rue, surtout pas lui qui revient, les mains tenant « deux cafés, un sac de croissants ». Un malentendu qui invite à une morne solitude, à une prochaine rencontre décevante. Feuilletant une revue pornographique, un homme croit reconnaître la photo d'une fille qu'il aime secrètement. Quand il l'aperçoit, les « bras pleins, avec des sacs en papier », il se fige « en plein centre de la rue. » La circulation est dense. Autre malentendu, mortel celui-là. Un vieil homme, las de vivre, jugeant que la société ne veut plus de lui, décide d'en finir. Mais comment l'annoncer à Marie, sa compagne depuis tant d'années ? Son seul désir : revoir le camp où, entre six et douze ans, il était venu passer plusieurs semaines, y avait rencontré Marie. Exauçant son vœu, il ne s'attend pas à ce qu'une part de sa jeunesse le rattrape. Le reflet de ce qu'il a été lui ouvre les yeux sur la beauté du monde... La tombe attend, semble vouloir interrompre la vie d'une vieille femme qui souffre inutilement. Un dernier lever de paupières amoureux sur celui qui accomplira le geste définitif. Une fille laide attend l'homme qui lui a promis de venir chez elle, un vendredi, à vingt heures trente. Elle imagine, clairvoyante, ce qu'elle fera durant son absence. Des odeurs de croissants au four, l'arôme du café noir l'étourdissent. Elle essaie de dissimuler sa laideur sous un maquillage, y renonce. L'heure avançant, l'homme ne venant pas, elle habite à nouveau sa laideur.

Une femme assassinée sans raison chez elle. Une autre, désenchantée de ses soirées trop tranquilles avec un mari téléphile, se réfugie dans un bar miteux. Un homme dort, sa compagne se lève, prend un bain. Un bruit extérieur l'inquiète, la porte est-elle bien fermée ? Une femme marche des heures et des heures dans la ville « engourdie », nous nous interrogeons sur son extrême lassitude. En quelques souvenirs imagés, elle nous instruit de l'immensité de sa peine. Sur les plaines d'Abraham, une femme a marché avec son ancien amant. Côte à côte, sans se toucher. Elle est laide, personne ne le lui a dit, mais elle le sait. Pourtant, « la laideur n'empêche pas de rêver. » Il fait froid, ils se sont assis sur un banc. Au bout d'un moment, il part, elle, ne fait rien pour le retenir. Elle en est effrayée. Continue à marcher. Une jeune femme envisage de rompre avec son amant indifférent. Un caïd. Ce qui n'est pas simple. Elle a tout fait pour le séduire. Elle est « d'un milieu où une fille ne plaque pas. La gang ne le [ lui ] pardonnerait jamais. [ ... ] » Cependant, un événement opportun l'ancrera davantage dans sa décision de le tuer.

Plus nous avançons à l'intérieur des récits, plus la solitude émerge, mine les personnages qui se laissent prendre à son pouvoir. Aucun d'eux ne vit par procuration, chacun assume une situation désespérée, une porte de sortie leur étant interdite. Nouvelles qui frappent par leur réalisme sans accéder au sordide. Une fatalité assiégeante. La nécessité de ne pas entraver des périls indubitables. Bien sûr, la peur époumone, la peur obnubile. Impossible de se défendre, à quoi bon ? Autant se laisser porter par une vague déferlante, enfin libératrice, même si elle est mortelle.

Si ces vingt et une nouvelles composent un recueil " noble ", comme l'atteste la quatrième de couverture, et même si on n'a pas bien saisi l'allusion, on a savouré ces courts textes avec enchantement ; ils nous ont fascinée. Martine Latulippe pratique avec intelligence et un talent consommé l'art de la nouvelle, telle qu'on la conçoit. Brièveté de la phrase. Précision du vocable. L'effet est saisissant de vérisme, criant d'une lucidité noire, quelques nuances grises adoucissant la condition inexorable d'êtres rudoyés par des aléas inconsidérés.

On rappelle que Martine Latulippe est une écrivaine de littérature jeunesse. Une quarantaine de romans souvent primés à son actif. Certaines nouvelles publiées de ce recueil ont déjà paru dans plusieurs revues littéraires.


Les faits divers n'existent pas, Martine Latulippe
Éditions Druide, Montréal, 2013, 143 pages