Après avoir rencontré un très séduisant jeune homme, C. nous dit que la beauté le paralyse. On le comprend, la beauté s'avère une parure qui ne s'allie qu'à un certain esthétisme. Contrairement à un tableau hors du commun, à la pureté d'une sculpture grecque, la beauté charnelle s'atténue avant de disparaître. Pour cette raison, nous ne pouvons nous éprendre de l'être qui en est pourvu. Ce serait une supercherie. On parle du roman de Danielle Trussart, L'œil de la nuit.
Elles sont trois femmes, se prénomment Violette, Clothilde — Clo —, Lucie. Elles se sont rencontrées dans des conditions terriblement difficiles et, depuis quatre mois, elles ont loué un appartement dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, « au coin des rues Ontario et Davidson ». Ce qui les distingue des gens normaux, les « charlatans », comme les appelle Violette, c'est que toutes les trois sont considérées comme des folles. Des disjonctées de la société bien-pensante. Violette s'arrange comme elle peut, plutôt bien, avec le syndrome d'Asperger. Clo, selon les spécialistes, a une personnalité borderline. Elle déborde d'excès qu'elle ne sait contrôler. Lucie, âgée de soixante-douze ans, a subi des électrochocs à la suite d'une descente aux enfers. Elle a été mariée, heureuse, a eu un fils qui l'a abandonnée derrière les hauts murs d'institutions psychiatriques. La « famille riche et connue dont on parle parfois à la télé et dans les journaux » de Clothilde, a coupé les vivres à la jeune femme, exaspérée de ses frasques innombrables. Violette, native d'un village proche de Charlevoix, a été recueillie par l'une de ses tantes avec qui « ça n'a pas cliqué. ». Sa vie s'est déglinguée cent fois avant de rencontrer Clo, de la suivre partout pour faire d'elle son amie. Situations extrêmes de trois femmes perçues à travers le regard lucide, vulnérable de Violette, qui narre dans un cahier ligné, les péripéties tumultueuses de leur vie quotidienne. Clo et sa passion obsessive pour Éric, jeune homme qui s'est lassé de son emprise. Clo, impulsive, qui veut tout tout de suite, ne sait faire taire ses colères contre une société avec laquelle pourtant elle aimerait composer. Saborder des amours désespérées au grand dam de Violette, celle-ci ne survivant que pour raconter, dessiner, marcher. Se faire coiffer un jour prochain dans un grand salon du centre-ville. Lucie, la silencieuse ordonnée, tricote des écharpes sans fin, terrée dans de lointains souvenirs familiaux, regardant inlassablement à la télévision Les belles histoires des pays d'en haut. Laquelle entraîne l'autre à travers les parcs, les rues, les tragiques et secourables points d'appui dont elles ont besoin pour survivre ? Nous ne savons trop, chacune trébuchant sur une route épinée de son sinistre et improbable passé. Ne pouvant plus supporter les crises démentielles de Lucie, les angoisses terrifiantes de Violette, les fureurs irrépressibles de Clo, elles finissent toujours par se rejoindre, s'entraidant sans trop savoir où elles aboutiront. Trio où interviendront Emilio, le Mexicain clandestin, Johanne qui arrondit ses fins de mois en faisant « des pipes dans les autos des gars qui viennent s'offrir une petite gâterie avant de se rendre au boulot. » Touchant Emilio, qui poursuit patiemment les rêves lunaires de Violette, pathétique Johanne, qui élève seule ses deux enfants.
Amplitude forcenée nidifiant ce généreux roman, empêtré de personnages que nous croisons dans des quartiers montréalais défavorisés, si nous les fréquentons tant soit peu. Des hommes et des femmes déchirés par une existence qu'ils n'avaient pas souhaitée. Peu de rébellion, peu de révolte, comme si atteindre la Lune chère à Violette s'avérait démentiel, elle qui ne rêve que de revoir le fleuve du côté de Kamouraska. Comme si être aimée terrorisait Clo lorsqu'elle s'éprend d'hommes indignes. Comme si retrouver un fils aujourd'hui âgé d'une quarantaine d'années, se tricotait en d'interminables écharpes bariolées des couleurs infortunées de la vie.
Récit tendre où la folie de trois femmes n'en est peut-être pas une, dissimulant une attractive dimension imperméable aux « charlatans », désignés par Violette. Leur éviter de sombrer dans la platitude de semaines, de mois, d'années trop longuement gouvernés par la prudence, sclérosés dans d'insipides certitudes, issues d'idées toutes faites, tellement sécurisantes. Se greffent en de persuasifs débuts de chapitres l'état géographique de la Lune mais, plus percutants encore, des extraits du roman de Réjean Ducharme, L'avalée des avalés, stratégique hommage à Bérénice qui, elle aussi, aurait sympathisé avec l'univers dysfonctionné de ces femmes guidées par la main secourable d'une écrivaine talentueuse, qui ne semble pas porter en son cœur les « charlatans » de l'existence.
Roman émouvant qu'il faut lire en mettant de côté ses préjugés, ses heurts sur la manière de vivre de certains, nous attachant à des êtres composés de morceaux de Lune, impatients de revoir un fleuve, de se raccrocher à des mailles tricotées uniquement à l'envers. Œil de la nuit maternel évoqué par Violette, métaphore d'un œil sélénite qui nous serait invisible.
L'œil de la nuit, Danielle Trussart
XYZ éditeur, Montréal, 2013, 276 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 6 janvier 2014
lundi 16 décembre 2013
Mémoires et profils griffés *** 1/2
On a écrit une nouvelle qui, pour le moment, reste dans nos tiroirs. On y dépeint l'éducation sentimentale d'un jeune homme en notre siècle moderne. On n'est ni Balzac ni Flaubert pour nous épancher davantage. Il y aura toujours une Blanche de Mortsauf, une Marie Arnoux pour remodeler le cœur froissé de jeunes gens mal aimés de leur mère. On a lu le recueil de nouvelles de Linda Amyot, Les heures africaines.
La saison littéraire automnale aura été marquée par la parution de nombreux recueils de nouvelles, et pas des moindres. On prolonge le plaisir de lecture avec quatorze histoires signées Linda Amyot, qui nous mène d'un continent, d'un pays à un autre. D'une île à une autre. Des femmes surtout prennent la parole, intérieure, comme il se doit. On connaît la capacité des femmes à intérioriser leurs sentiments, leurs sensations. La nouvelle éponyme se teinte d'une mélancolie amère. La narratrice se souvient d'une amie avec qui elle rêvait d'aller « là-bas. N'importe où ». Depuis, le temps les a séparées, l'une s'est arrêtée en cours de route, l'autre voyage dans les villes dont son amie lui parle dans ses lettres. Un jour, elle aussi s'arrêtera. À la Martinique, une femme flâne. Elle a loué une maison, Aimée est là pour la servir. Une Martiniquaise silencieuse mais combien observatrice. Peu à peu, les deux femmes parviennent à communiquer, amorçant de brèves questions apparemment insignifiantes. Une journée à la plage encouragera les confidences, souvent entrecoupées d'incidents inopinés, renforçant davantage la complicité de la narratrice avec sa servante. Du côté de Venise, un dimanche, un homme et une femme, après six années de vie commune, se séparent. C'est elle qui évoque le passé surgi du présent, distillant goutte à goutte la générosité amoureuse qui les avait unis. Un cimetière symbolique creuse l'écart entre ce qui a été et la fugacité de l'instant. Ne sachant comment combler une prochaine solitude, elle se mire dans les yeux d'un inconnu qu'elle a rencontré elle ne sait plus où.
Ce qui frappe dans ces nouvelles, ce sont les regards furtifs qui interpellent des êtres déçus, évoquant sans cesse l'image d'une femme ou d'un homme aimé. Des profils se dessinent, intenses, souvent insaisissables, prisonniers d'un passé jamais décrit mais suggéré. Rarement le bonheur de vivre, de s'aimer, n'intervient librement, toujours dépendant d'une ombre repliée au tréfonds de la mémoire. Un court texte dément cependant ce qu'on avance. L'eau de Nice donne la parole à un témoin, autre ombre effleurée plus tard, dépeignant l'élan amoureux d'un couple désirant se confondre à la mer. Un frissonnement dans la mémoire de la jeune femme nous fait douter. En avril, en Nouvelle-Angleterre, nous arpentons une plage froide en compagnie d'un couple sur le point de s'effilocher. Nous le suivons de loin, comme eux-mêmes le font en observant un phoque attardé sur la plage. Ultime distraction, minutes de répit avant de reprendre leur marche, puis de rentrer chacun chez soi. Le phoque a disparu. Symbolisme d'une image animale qui ne peut réconcilier deux êtres dépris l'un de l'autre. L'espace maritime abandonné, nous pénétrons dans l'enfermement d'une chambre jamaïcaine. Lui et elle attendent que passe un ouragan qui devrait frapper l'île durant la nuit. Pour calmer leur angoisse, ils parlent de tout et de rien. Lui se lamente, tellement sa peur le gruge. Elle, calme, attend patiemment. Elle se souvient de leurs disputes, des pleurs de leur petite fille effrayée par le ton cassant de leur voix. Au petit matin blême, avant de s'endormir, lui demande à sa compagne : « Quand crois-tu que ça s'est gâché ? » Un haussement d'épaules, un sourire triste scindent le lever du jour. Boléro, un texte scandé par la danse. Un couple enlacé sur la piste. Lui s'abandonne au rythme, elle, contemple un autre couple qui danse à ses côtés. L'homme est beau, il lui rappelle Javier. « Il lui ressemblait de façon saisissante. ». Le temps, quatorze ans, a eu raison de ce visage ; depuis, deux enfants sont nés, sont restés là-bas, en hiver. Eux essaient de colmater une profonde blessure.
De nouvelle en nouvelle, les souvenirs happent et réveillent ce que les personnages croyaient une fois pour toutes enclos dans leur mémoire, dans leur cœur. Il suffit d'un fébrile agacement, d'une menace faillible, pour raviver les expressions d'un visage, la tendresse d'un regard, la lourdeur d'un geste. Le silence établi, tel un accord implicite, renforce le trouble suscité par d'accessoires subterfuges. Linda Amyot a su tendre, entre le lecteur et ses protagonistes, des courtines suffisamment hermétiques pour que personne ne se heurte à des réminiscences décevantes, nostalgiques à souhait. Nous le savons, aucun amour, aucune passion ne renaissent de cendres disséminées dans différents lieux de divertissement. Dompter la mémoire contre de préjudiciables complots nous évitent de mordants désenchantements, ce que l'écrivaine a très bien exprimé à travers la voix bruissante d'hommes et de femmes que le temps n'a pas abîmés tout à fait.
À lire, pour mesurer la diversité de récits emperlés de nostalgie, de violence, noirceur et désespérance. Griffant des êtres stigmatisés par des aléas manœuvrant toute existence.
Les heures africaines, Linda Amyot
Leméac Éditeur, Montréal, 2013, 136 pages
La saison littéraire automnale aura été marquée par la parution de nombreux recueils de nouvelles, et pas des moindres. On prolonge le plaisir de lecture avec quatorze histoires signées Linda Amyot, qui nous mène d'un continent, d'un pays à un autre. D'une île à une autre. Des femmes surtout prennent la parole, intérieure, comme il se doit. On connaît la capacité des femmes à intérioriser leurs sentiments, leurs sensations. La nouvelle éponyme se teinte d'une mélancolie amère. La narratrice se souvient d'une amie avec qui elle rêvait d'aller « là-bas. N'importe où ». Depuis, le temps les a séparées, l'une s'est arrêtée en cours de route, l'autre voyage dans les villes dont son amie lui parle dans ses lettres. Un jour, elle aussi s'arrêtera. À la Martinique, une femme flâne. Elle a loué une maison, Aimée est là pour la servir. Une Martiniquaise silencieuse mais combien observatrice. Peu à peu, les deux femmes parviennent à communiquer, amorçant de brèves questions apparemment insignifiantes. Une journée à la plage encouragera les confidences, souvent entrecoupées d'incidents inopinés, renforçant davantage la complicité de la narratrice avec sa servante. Du côté de Venise, un dimanche, un homme et une femme, après six années de vie commune, se séparent. C'est elle qui évoque le passé surgi du présent, distillant goutte à goutte la générosité amoureuse qui les avait unis. Un cimetière symbolique creuse l'écart entre ce qui a été et la fugacité de l'instant. Ne sachant comment combler une prochaine solitude, elle se mire dans les yeux d'un inconnu qu'elle a rencontré elle ne sait plus où.
Ce qui frappe dans ces nouvelles, ce sont les regards furtifs qui interpellent des êtres déçus, évoquant sans cesse l'image d'une femme ou d'un homme aimé. Des profils se dessinent, intenses, souvent insaisissables, prisonniers d'un passé jamais décrit mais suggéré. Rarement le bonheur de vivre, de s'aimer, n'intervient librement, toujours dépendant d'une ombre repliée au tréfonds de la mémoire. Un court texte dément cependant ce qu'on avance. L'eau de Nice donne la parole à un témoin, autre ombre effleurée plus tard, dépeignant l'élan amoureux d'un couple désirant se confondre à la mer. Un frissonnement dans la mémoire de la jeune femme nous fait douter. En avril, en Nouvelle-Angleterre, nous arpentons une plage froide en compagnie d'un couple sur le point de s'effilocher. Nous le suivons de loin, comme eux-mêmes le font en observant un phoque attardé sur la plage. Ultime distraction, minutes de répit avant de reprendre leur marche, puis de rentrer chacun chez soi. Le phoque a disparu. Symbolisme d'une image animale qui ne peut réconcilier deux êtres dépris l'un de l'autre. L'espace maritime abandonné, nous pénétrons dans l'enfermement d'une chambre jamaïcaine. Lui et elle attendent que passe un ouragan qui devrait frapper l'île durant la nuit. Pour calmer leur angoisse, ils parlent de tout et de rien. Lui se lamente, tellement sa peur le gruge. Elle, calme, attend patiemment. Elle se souvient de leurs disputes, des pleurs de leur petite fille effrayée par le ton cassant de leur voix. Au petit matin blême, avant de s'endormir, lui demande à sa compagne : « Quand crois-tu que ça s'est gâché ? » Un haussement d'épaules, un sourire triste scindent le lever du jour. Boléro, un texte scandé par la danse. Un couple enlacé sur la piste. Lui s'abandonne au rythme, elle, contemple un autre couple qui danse à ses côtés. L'homme est beau, il lui rappelle Javier. « Il lui ressemblait de façon saisissante. ». Le temps, quatorze ans, a eu raison de ce visage ; depuis, deux enfants sont nés, sont restés là-bas, en hiver. Eux essaient de colmater une profonde blessure.
De nouvelle en nouvelle, les souvenirs happent et réveillent ce que les personnages croyaient une fois pour toutes enclos dans leur mémoire, dans leur cœur. Il suffit d'un fébrile agacement, d'une menace faillible, pour raviver les expressions d'un visage, la tendresse d'un regard, la lourdeur d'un geste. Le silence établi, tel un accord implicite, renforce le trouble suscité par d'accessoires subterfuges. Linda Amyot a su tendre, entre le lecteur et ses protagonistes, des courtines suffisamment hermétiques pour que personne ne se heurte à des réminiscences décevantes, nostalgiques à souhait. Nous le savons, aucun amour, aucune passion ne renaissent de cendres disséminées dans différents lieux de divertissement. Dompter la mémoire contre de préjudiciables complots nous évitent de mordants désenchantements, ce que l'écrivaine a très bien exprimé à travers la voix bruissante d'hommes et de femmes que le temps n'a pas abîmés tout à fait.
À lire, pour mesurer la diversité de récits emperlés de nostalgie, de violence, noirceur et désespérance. Griffant des êtres stigmatisés par des aléas manœuvrant toute existence.
Les heures africaines, Linda Amyot
Leméac Éditeur, Montréal, 2013, 136 pages
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