Après avoir lu un roman très enrichissant, on craint de ne pouvoir en trouver un semblable dans la pile qui s'accumule à nos côtés. On redoute notre jugement subjectif, manière injuste de repousser un livre qui nous tend ses pages, son histoire. On vise alors un roman qui nous distraira, avant de nous replier sur une nécessaire réflexion. On parle du premier recueil de nouvelles de Joanie Lemieux, Les trains sous l'eau prennent-ils encore des passagers ?
Comme nous l'a fait remarquer l'une de nos fidèles lectrices, ces dernières semaines on a analysé plusieurs romans singuliers. Cette fois, on se penche sur dix textes aux allures adolescentes, encombrés d'incertitudes que fait naître une jeunesse peu assumée, ne sachant pas encore vers qui chercher quelque réconfort, espérer un refuge. Dire des états d'âme serait inexact, on craindrait que ces jeunes femmes, qu'elles se prénomment Marie-Ève ou Victoria, ne se rebiffent dans un éclat de rire. On aimerait, parce qu'elles sont fragiles, au bord des larmes, confinées à l'orée de l'enfance.
Qui sont ces passagères invitées à monter à bord de trains aquatiques ? On en a repéré quelques-unes desquelles on parlera brièvement, leurs intentions parfois trop hésitantes pour les suivre, elles nous échappent. Une mère, qui a perdu son fils dans un accident, se remémore l'enfant qu'il a été, plus tard, le jeune homme, amateur de bandes dessinées. Le rêve d'absence éternelle qu'il a inscrit dans l'esprit de sa mère permet à celle-ci de survivre. Sous le grand X, la nouvelle la mieux réussie, surtout la plus travaillée du recueil. Itinéraires nous renvoie l'image d'une ado anorexique. Elle est étudiante au secondaire, elle observe ceux et celles qui la côtoient, les bruits se démultiplient, font écho à sa faim. Elle a un idéal esthétique, les mannequins dans les magazines qu'elle feuillette. Le récit Miroirs nous renvoie à Marie-Ève, qui a recours au pays des merveilles d'Alice pour se remettre d'un chagrin amoureux, éprouvé il y a plusieurs années. Elle travaille machinalement dans une animalerie, elle voit beaucoup de gens, personne ne l'attire en particulier. Pièces détachées en compagnie de Roxane qui désire un enfant de Vincent, qui n'en veut pas. Elle a commis une erreur en pensant qu'une fois enceinte, son amant reviendrait sur sa décision. Il l'a quittée. Écumes, ou une vieille femme esseulée dans un mouroir. De sa fenêtre, elle voit la « petite plage » qui la plonge dans un drame survenu cinquante ans auparavant. Le père est mort sur un chantier, la mère tricote pour « mettre du pain et du beurre sur la table. » Plusieurs prétendants tournent autour de la mère, elle les repousse. Puis, il y a eu Monsieur Henri... Cendres, Victoria est née avec un auriculaire manquant. Rien de grave mais sa jeunesse sera déterminée par ce handicap. Différente, incomplète, croit-elle, elle s'invente un ami imaginaire avec qui elle partage ses jeux, ses rêves. Passé et présent se confondent, se diluent dans d'autres rêves, ceux-ci jamais réalisés. La maison brûle, mais qui ne renaît pas de ses cendres ? Huitième voyage. Dans son village, Laurence mène la vie monotone de femme au foyer. Son mari, bureaucrate, comprendra enfin que sa femme s'ennuie, il lui proposera une croisière en Méditerranée. Les livres d'enfance assoupis dans un sous-sol éveillent d'anciens désirs. La neige et Noël invitent à la nostalgie.
Certains récits n'ont pas été cités, non par négligence, mais parce que leur envolée psychologique se ressemble. Il y est question de jeunes femmes qui n'ont pas fini de grandir, à l'affût d'une réalité, la leur, parfois lassante. Après avoir lu ces courtes fictions, on a saisi la métaphore du titre. Quelque part, un train imaginaire recueille, réfugiées dans la gare remplie de leur déception, des jeunes filles languides qui, contrairement à celles de Proust, ne serrent aucune fleur contre leur cœur désœuvré. Train qui se dissout dans la mer. Pourquoi au juste ? Nous ne savons trop. L'onirisme propice à s'évader du village pour faire place aux rumeurs de la ville, y passer inaperçue ? Étrangement, la plupart de ces femmes s'identifient entre elles, se recoupent sans aucun relief. L'écriture, elliptique, convient plaisamment à relater ces chimériques et fugitifs déboires, bien qu'un resserrement de l'ensemble eût apporté une rigueur stylistique, affermi la personnalité de protagonistes qui ont tendance à se complaire dans de discutables malheurs. Le rêve est-il conçu pour se couper du monde réel ? Le lecteur en doute, des millions de femmes au sort peu enviable, ne pouvant se satisfaire de névrotiques rabâchages.
Les trains sous l'eau prennent-ils encore des passagers ? Joanie Lemieux
Lévesque éditeur, Montréal, 2015, 129 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 15 juin 2015
lundi 8 juin 2015
Une automobile ronronnante ****
On aime les fins de semaine qui nous éloignent de l'ordinateur, de lectures professionnelles. On flâne, on discipline notre tendance à rédiger des histoires qu'on raconte à d'autres. On les redéfinit pour que la réflexion subsiste au désordre de l'esprit vagabond, celui-ci s'épivardant au gré d'une joie de vivre que nous devons souvent à une tierce personne. Parlons du roman de Grégoire Courtois, Suréquipée.
Amateurs de science-fiction, n'hésitez pas à vous téléporter en l'an 3001 — clin d'œil à l'an 2001 connoté par Stanley Kubrick ? —, vous y conduirez une voiture organique, si proche des fantasmes subversifs de l'humain, qu'elle vous troublera au-delà de ce qu'il est convenu d'espérer d'un bolide ordinaire. Odyssée terrestre, et non spatiale, bien que le comportement de la machine artificiellement intelligente, élaborée par Grégoire Courtois, nous ait rappelé Hal, l'ordinateur inventé par l'écrivain Arthur C. Clarke. L'histoire est loin d'être banale, on avancera qu'elle fait réfléchir, sinon frémir. Si les humains ne semblent pas avoir beaucoup évolué en ce deuxième millénaire, il n'en est pas de même pour les transports individuels. Dans un laboratoire de Renault-PSA, sont réunis le professeur Fransen, ingénieur généticien, concepteur de la BlackJag, voiture révolutionnaire, elle aussi présente, et l'huissier Klein, ce dernier enquêtant sur la disparition du conducteur de cette merveille organique.
L'automobile achetée par Antoine Donnat, sept ans plus tôt, s'avère un prototype qui a fait le tour du monde et du public pour des raisons publicitaires, démonstratives. Avec une affection dissimulée mais une inquiétude non feinte, que détecte son modèle, le professeur Fransen doit interroger la mémoire synthétique de l'engin, celui-ci ayant été le dernier à voir son propriétaire. À l'aide d'une console d'interprétation, prénommée Jane, les données brutes de l'automobile sont transcrites puis formulées. Si Klein ne met pas en doute les capacités intellectuelles du véhicule, Fransen, cependant, lui demande : Pouvons-nous penser sans langage ? Question fondamentale réservée aux philosophes, Fransen étant un scientifique. La voiture, elle, effectue des recherches dans sa base mémorielle sur ses rapports pour le moins déroutants qu'elle entretenait avec Antoine Donnat et sa femme.
Pour mieux captiver — séduire ? — le lecteur, passé et présent fusionnent. Pendant que Fransen et Klein débattront de la responsabilité de l'automobile dans la disparition de son conducteur, le lecteur aura droit, antérieurement, aux composantes du véhicule. Son langage, transmis par Jane, est particulier, précis, le bureau d'éthique interdisant les appellations humaines : sentiments, pensées, souvenirs. Mentionnons "données" "flux informationnel" et autres termes sophistiqués mais neutres. Nous apprendrons que la merveille est capable de ronronner si une personne gratte tendrement son toit. Elle a des pattes et non des roues, pas un moteur mais des organes. Sa carrosserie, un pelage sombre hérité directement des panthères noires. Elle possède huit paires d'yeux répartis sur toutes ses faces. Acuité visuelle qu'elle doit à l'aigle royal, plus exactement au hibou grand duc. Sous son pelage, des centaines de points noirs, organes sensitifs présents chez les requins et les raies, conçus pour différencier des obstacles vivants des obstacles inertes. On ne nommera pas tous les éléments animaux et humains que possède cette voiture hors du commun. Ils étonneront, rebuteront ou charmeront le lecteur. Pour notre part, ils nous ont joyeusement sidérée...
Jusque là rien de répréhensible mais quand Jane verbalise la relation que la belle organique a créée avec Antoine Donnat, on se dit que l'écrivain, Grégoire Courtois, n'aurait su mieux dépeindre la dépendance affective existant entre cet homme et une femme. Sensualité et désir se confondent dans l'esprit surmené d'Antoine, turbulences sexuelles que la voiture ne parvient pas à analyser. Elle accomplira ce qu'elle croira être pour le mieux, tragiquement bien sûr. Quant à Klein, témoin gênant à la suite de certaines révélations émises par Jane, il doit être soustrait à la concupiscence de concurrents d'automobiles qui, racoleurs insatiables, vautours affamés, ont envoyé Gwenny, l'une de leur égérie espionne, en mission. Ce qui vaudra à la jeune femme une place de choix dans le moteur du bolide, concoctée par le professeur Fransen.
C'est un roman superbement imaginé. Déversant un regard peu rassurant, quoique inchangé, sur la société industrielle de demain. Les arguments logiques fournis par Grégoire Courtois s'avèrent infaillibles quand il s'agit de démystifier les plis sinueux du système mémoriel d'un véhicule ingénieux, qui n'a pas saisi des faits conséquents s'étant produits malgré lui. Il fallait oser s'aventurer dans les méandres sensitifs, émotifs d'une voiture peu conventionnelle, jouer les savants machiavéliques se faisant le complice à la fois de l'automobile et du généticien Fransen. Des séquences admirables traitant d'émotions humaines captées par un objet vivant, haut de gamme, nous ont profondément émue. Une femme amoureuse n'aurait su réagir différemment. On a lu avec enthousiasme cette histoire mythique, apprécié les connaissances scientifiques et philosophiques de l'écrivain, les unes et les autres étant indispensables au déroulement de l'intrigue aux rebondissements déconcertants, au dénouement insoupçonné, toutefois ouvert à la fantaisie du lecteur. La manipulation de vie artificielle atteint ici son paroxysme. Comment regarder les voitures circuler sans se poser d'inquisitrices questions ? Grégoire Courtois, auteur de ce roman à la visée futuriste, a su déranger nos préceptes moraux, mécaniques, ce qui n'est pas rien.
Suréquipée, Grégoire Courtois
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 150 pages
Amateurs de science-fiction, n'hésitez pas à vous téléporter en l'an 3001 — clin d'œil à l'an 2001 connoté par Stanley Kubrick ? —, vous y conduirez une voiture organique, si proche des fantasmes subversifs de l'humain, qu'elle vous troublera au-delà de ce qu'il est convenu d'espérer d'un bolide ordinaire. Odyssée terrestre, et non spatiale, bien que le comportement de la machine artificiellement intelligente, élaborée par Grégoire Courtois, nous ait rappelé Hal, l'ordinateur inventé par l'écrivain Arthur C. Clarke. L'histoire est loin d'être banale, on avancera qu'elle fait réfléchir, sinon frémir. Si les humains ne semblent pas avoir beaucoup évolué en ce deuxième millénaire, il n'en est pas de même pour les transports individuels. Dans un laboratoire de Renault-PSA, sont réunis le professeur Fransen, ingénieur généticien, concepteur de la BlackJag, voiture révolutionnaire, elle aussi présente, et l'huissier Klein, ce dernier enquêtant sur la disparition du conducteur de cette merveille organique.
L'automobile achetée par Antoine Donnat, sept ans plus tôt, s'avère un prototype qui a fait le tour du monde et du public pour des raisons publicitaires, démonstratives. Avec une affection dissimulée mais une inquiétude non feinte, que détecte son modèle, le professeur Fransen doit interroger la mémoire synthétique de l'engin, celui-ci ayant été le dernier à voir son propriétaire. À l'aide d'une console d'interprétation, prénommée Jane, les données brutes de l'automobile sont transcrites puis formulées. Si Klein ne met pas en doute les capacités intellectuelles du véhicule, Fransen, cependant, lui demande : Pouvons-nous penser sans langage ? Question fondamentale réservée aux philosophes, Fransen étant un scientifique. La voiture, elle, effectue des recherches dans sa base mémorielle sur ses rapports pour le moins déroutants qu'elle entretenait avec Antoine Donnat et sa femme.
Pour mieux captiver — séduire ? — le lecteur, passé et présent fusionnent. Pendant que Fransen et Klein débattront de la responsabilité de l'automobile dans la disparition de son conducteur, le lecteur aura droit, antérieurement, aux composantes du véhicule. Son langage, transmis par Jane, est particulier, précis, le bureau d'éthique interdisant les appellations humaines : sentiments, pensées, souvenirs. Mentionnons "données" "flux informationnel" et autres termes sophistiqués mais neutres. Nous apprendrons que la merveille est capable de ronronner si une personne gratte tendrement son toit. Elle a des pattes et non des roues, pas un moteur mais des organes. Sa carrosserie, un pelage sombre hérité directement des panthères noires. Elle possède huit paires d'yeux répartis sur toutes ses faces. Acuité visuelle qu'elle doit à l'aigle royal, plus exactement au hibou grand duc. Sous son pelage, des centaines de points noirs, organes sensitifs présents chez les requins et les raies, conçus pour différencier des obstacles vivants des obstacles inertes. On ne nommera pas tous les éléments animaux et humains que possède cette voiture hors du commun. Ils étonneront, rebuteront ou charmeront le lecteur. Pour notre part, ils nous ont joyeusement sidérée...
Jusque là rien de répréhensible mais quand Jane verbalise la relation que la belle organique a créée avec Antoine Donnat, on se dit que l'écrivain, Grégoire Courtois, n'aurait su mieux dépeindre la dépendance affective existant entre cet homme et une femme. Sensualité et désir se confondent dans l'esprit surmené d'Antoine, turbulences sexuelles que la voiture ne parvient pas à analyser. Elle accomplira ce qu'elle croira être pour le mieux, tragiquement bien sûr. Quant à Klein, témoin gênant à la suite de certaines révélations émises par Jane, il doit être soustrait à la concupiscence de concurrents d'automobiles qui, racoleurs insatiables, vautours affamés, ont envoyé Gwenny, l'une de leur égérie espionne, en mission. Ce qui vaudra à la jeune femme une place de choix dans le moteur du bolide, concoctée par le professeur Fransen.
C'est un roman superbement imaginé. Déversant un regard peu rassurant, quoique inchangé, sur la société industrielle de demain. Les arguments logiques fournis par Grégoire Courtois s'avèrent infaillibles quand il s'agit de démystifier les plis sinueux du système mémoriel d'un véhicule ingénieux, qui n'a pas saisi des faits conséquents s'étant produits malgré lui. Il fallait oser s'aventurer dans les méandres sensitifs, émotifs d'une voiture peu conventionnelle, jouer les savants machiavéliques se faisant le complice à la fois de l'automobile et du généticien Fransen. Des séquences admirables traitant d'émotions humaines captées par un objet vivant, haut de gamme, nous ont profondément émue. Une femme amoureuse n'aurait su réagir différemment. On a lu avec enthousiasme cette histoire mythique, apprécié les connaissances scientifiques et philosophiques de l'écrivain, les unes et les autres étant indispensables au déroulement de l'intrigue aux rebondissements déconcertants, au dénouement insoupçonné, toutefois ouvert à la fantaisie du lecteur. La manipulation de vie artificielle atteint ici son paroxysme. Comment regarder les voitures circuler sans se poser d'inquisitrices questions ? Grégoire Courtois, auteur de ce roman à la visée futuriste, a su déranger nos préceptes moraux, mécaniques, ce qui n'est pas rien.
Suréquipée, Grégoire Courtois
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 150 pages
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