mercredi 5 décembre 2007

Nouvelles itinérantes


Après son roman La route des petits matins qui a remporté plusieurs prix, et son roman, L'âme frère, Gilles Jobidon nous revient avec un court recueil de sept nouvelles, D'ailleurs. À l'heure des grandes migrations, pour ne pas parler de transhumance humaine, l'itinéraire divergent des personnages n'étonne pas. On parcourt des pays mais aussi des consciences qui se cherchent à travers des amours trahies, des nostalgies amères, ces ressentiments n'aboutissant qu'à de cruelles déceptions. À trop se chercher, on se perd. Cet amour las - bonjour Yann Andrea - se trame autour d'un vieux couple fatigué des autres et d'eux-mêmes ; chacun de son côté projette une improbable et différente séparation. La nouvelle À suivre nous convie au désarroi d'un homme marié et père de famille qui remet en question son orientation sexuelle. Il n'a qu'un seul désir, «celui de faire le moins possible de mal» à son épouse. La nouvelle Le pull m'a semblé un peu anodine, basée sur le désir d'un touriste dans l'impossibilité de s'offrir un «pull» convoité dans une boutique haut de gamme de la capitale parisienne et qu'il s'offrira quand même, quitte à «manger des pâtes pendant un mois.» La nouvelle N.Y. est un curieux récit raconté par un vieil homme à un touriste rencontré à New York un après-midi «en plein Central Park». Cette nouvelle me paraît la plus percutante et la plus originale du recueil. Ne pas se fier aux apparences... L'histoire de Ly Sanh est dédiée à une grand-mère chinoise, que narre un enfant de sept ans. Pour la première fois, il affronte la mort d'une parente aimée qui sera réduite en poudre. «Ma grand-mère en poudre, on l'avait mise dans un vase où on a peint une jolie libellule et son nom écrit dessus, Ly Sanh.» Un clin d'œil rempli de tendresse à Émile Ajar, et beau comme un conte de fées... Elsewhere est un récit cruel, un peu narcissique, mais combien efficace quand il s'agit de sonder son image physique et morale dans le miroir de la personne en face, en l'occurrence Sara, séduisant et inquiétant modèle d'une photographe célèbre tout juste guérie d'un amour malheureux. En elle, une intériorité de l'âme qui veut se dépouiller des artifices d'une existence n'ayant mené qu'à des échecs successifs. La jeune femme détruira son œuvre, croyant ainsi anéantir un passé stérile, aujourd'hui trop lourd pour elle. Même le chat ne résistera pas à sa rancune implacable. Cette nouvelle à saveur exotique nous montre à quel point les êtres sont parfois impitoyables - et pitoyables - quand ils se vengent d'événements irrationnels échappant à la raison. La dernière nouvelle du recueil, Le tiroir bleu, brosse le portrait d'un homme qui s'est trompé de siècle et d'identité. Un passé lointain va l'accaparer, l'obséder au point de relater son histoire à sa secrétaire avec un humour décapant.

Si le style de Gilles Jobidon se fait ici moins poétique que dans ses romans, sa rupture de ton, son écriture sobre et classique se prêtent parfaitement à l'interprétation des segments de vie qui animent chaque homme et chaque femme - et l'enfant - à un moment inattendu de leur cheminement personnel. Ce sont des instantanés empreints d'expressionnisme qui relient les nouvelles entre elles. L'auteur s'est davantage penché sur la destinée de chacun et de chacune pour camper des récits denses, intenses, souvent tragiques. Si morale il y avait à chercher dans ce recueil, on conclurait que partout, en dehors et en nous, nous sommes à la merci, et parfois victimes, d'insolites et surprenants ailleurs.



D'ailleurs, Gilles Jobidon,
VLB éditeur, Montréal, 2007, 80 pages

samedi 1 décembre 2007

Anna, Claire, Cooper et les autres


Le roman se divise en deux parties. La première s'ouvre en 1970 dans une ferme du nord de la Californie, à Petaluma, où vit un homme, veuf, avec ses deux filles, Anna et Claire. S'ajoute à cette famille ordinaire, le jeune Cooper dont les parents ont été assassinés quand il avait quatre ans, et que le père d'Anna et de Claire a recueilli. Plus tard, on saura que Claire a été elle aussi recueillie par le père, la semaine où Anna est née. Leurs mères sont mortes en couche. Quand l'histoire commence, les deux filles ont seize ans, Cooper vingt. Âge intransigeant. On ne devine pas que derrière tant d'harmonie familiale couve un drame qui les ravagera tous les quatre. Anna et Cooper tombent dans les bras l'un de l'autre, au désespoir de Claire qui sait que cet amour leur sera fatal. Claire a toujours su et saura toujours. Un soir de tempête, le père découvrira cette liaison interdite et cet homme tranquille et généreux entrera dans une colère sanguinaire. Il essayera de tuer Cooper alors qu'Anna qui s'est emparée d'un grand éclat de verre attaquera sauvagement son père. Délaissant Cooper à son sort, il entraînera Anna vers la ferme, la fera monter dans le pick-up, partira dans la nuit avec elle, on ne sait où. Claire soignera les blessures de Cooper, le sauvera de la mort.

Le drame amoureux d'Anna et de Cooper se termine sur un fond de violence inouïe, sans trop savoir ce que sont devenus les deux soeurs et le jeune homme. Il faudra attendre une vingtaine d'années avant de les retrouver. Anna vit en France dans le Gers. Elle est historienne et se passionne pour la vie d'un écrivain français du début du vingtième siècle, Lucien Segura. Elle séjourne dans la maison où celui-ci a passé ses dernières années. Elle s'est éprise de Rafael, un gitan de la région. Claire, à San Francisco, travaille dans un cabinet d'avocats et consacre ses week-ends à la ferme de Petaluma. Cooper joue au poker dans les casinos du Nevada. À partir de ces trois situations sociales et géographiques, le roman bascule dans plusieurs récits construits en strates douloureuses. On apprendra par Anna qu'après que son père l'a emmenée loin de la ferme, elle s'est enfuie du pick-up et a pu, grâce à la bonté d'un chauffeur noir, échapper à son père et «la vie devant moi, marcher dans les rues vides.» Elle sait qu'elle ne reverra jamais Cooper ; elle conclut sur cette touche désespérée, que son «premier amour, il était perdu pour moi, et je me trouvais alors trop loin, dans une autre vie.» Entre temps, Claire en voyage d'affaires, rencontrera Cooper qui est poursuivi par des joueurs qui veulent sa peau parce qu'il a triché. Une fois encore, elle le sauvera après qu'il soit laissé pour mort dans un chalet. Il sera tellement abîmé par les coups qu'il aura perdu la mémoire. Claire le ramènera à la ferme où vieillit le père. Elle prendra ce risque et nous ne saurons plus rien de la survie de Cooper, ni de ce qu'il adviendra de Claire.

La deuxième partie du roman s'ouvre sur l'histoire de l'écrivain Lucien Segura. C'est Anna, en filigrane, qui raconte. On ne le sait pas vraiment, mais, parfois, Rafael intervient lui aussi, Lucien Segura ayant connu ses parents. D'autres personnages entrent en scène dont la vie recoupe celle d'Anna et de Cooper. Il y a Marie-Neige et Roman, le double de Cooper et du père d'Anna. Et aussi Marie-Neige et Lucien Ségura qui, à vingt ans, sont devenus amants. Aria, la mère mystérieuse de Rafael, son père qui refuse de se nommer, autant dire de s'identifier. En lisant le déroulement de ces chroniques successives, on a l'impression de saisir les restes de la vie d'Anna, de les amasser pour faire semblant de reconstruire une existence au présent, alors que le passé «par la grâce du souvenir, par la grâce du reflet d'un écho, [...] nous permet de contourner le temps.»

C'est un roman éblouissant, envoûtant, que nous offre Michael Ondaatje. L'écriture contient une poésie si lyrique, si enveloppante qu'elle agit comme un baume sur les blessures envenimées de ces hommes, de ces femmes qui se cherchent tant dans leur quête intérieure que dans la vie quotidienne qui ne cesse de les meurtrir. Divisadero en espagnol signifie division, une frontière ou un poste d'observation. La métaphore exprimerait qu'à travers nos expériences, certaines frontières ne peuvent être franchies sans que nos consciences ne soient frappées d'amnésie, nos corps souillés de plaies purulentes.

À lire absolument. À relire pour être certain de ne rien oublier des fantômes qui subvertissent nos destinées. «Il y a en nous la présence cachée d'autres, y compris de ceux que nous n'avons que brièvement connus», affirme Anna au tout début du livre, se demandant qui était «Coop». Et de réaffirmer : «Tout est collage, même la génétique.»

À noter l'intelligente et rigoureuse traduction de Michel Lederer.



Divisadero, Michael Ondaatje,
Éditions du Boréal, 2007, 309 pages