mardi 28 octobre 2008

Nouvelles romancées


Si l'automne nous apporte sa flopée de feuilles mordorées, les recueils de nouvelles saisonniers ne manquent pas de faire une remarquable entrée sur les rayons des librairies. Dans le lot, on a retenu le premier recueil de Benoît Trottier, Des nouvelles de Pickton Vale. Pareil aux feuilles automnales, l'auteur nous en fait voir de toutes les couleurs !

Dès la première nouvelle, Le Vert domine. Agathe Alary a décidé de transformer la maison familiale en un bed and breakfast. Elle nous apparaît en train de coudre « l'ourlet d'un rideau, le tissu vert tombant en cascade de ses genoux... ». Elle s'extasie sur la teinte du tissu — « ne dit-on pas " billet vert " ? » —, anticipe la nombreuse et riche clientèle qui occupera les lieux. Le téléphone sonne, un homme « à la voix d'or », référé par le bureau de tourisme, lui demande de l'accueillir lui et la personne qui l'accompagne. Il sait que son bed and breakfast n'est pas encore ouvert, mais la neige est si abondante qu'une alerte a été émise. Agathe hésite puis accepte, il lui reste soixante minutes pour tout accomplir. Quand le couple arrive, rien ne se déroulera comme Agathe l'avait prévu. Il suffit parfois d'une contrariété pour faire un faux pas au haut d'un escalier... Le Rose parcourt la deuxième nouvelle et nous aussi poursuivons le voyage mouvementé d'un homme en avion ; il se voit contraint de passer la nuit dans une ville inconnue. On pourrait avancer que ce rose prélude une aventure érotique avec un homme qui, l'air de ne pas y toucher, guide le voyageur dans les souterrains d'un ghetto noir. Plus loin, le rose fait place au Noir de Brian, jeune cuisinier inexpérimenté dans un restaurant minable. Le patron et la serveuse ne cessent de le harceler, se plaignant de son incompétence à composer un menu. Tous deux souhaitent embaucher un cuisinier digne de ce nom. Il se présentera, c'est Robert, un ami de Brian. Il racontera à ce dernier que la chance lui sourit, il s'est trouvé un emploi, la célèbre vedette de cinéma, Bernt Bergen, l'a invité à aller faire du ski ; « Brian se souvenait que Robert l'avait eu comme client du temps où ils étaient dans la rue ». L'effet escompté sur Brian ne tardera pas à se faire sentir : il broiera du noir, injuriant la vie qui l'a toujours desservi. Le Rouge nous fait tendre l'oreille vers le dessein machiavélique que manigance Bernt Bergen contre Robert et les hommes qui fréquenteront sa couche. Le Jaune nous transporte vers Joëlle qui, dans un train, se rend à l'enterrement de sa mère. Elle rumine tristement l'échec de sa relation avec celle-ci. Ce que Joëlle ignore, c'est que ce jaune, symbolisé par une tache d'œuf sur son chemisier, de plomb qu'il est se transformera en or... Le Blanc nous enferme dans le bureau immaculé d'une psychanalyste, son patient se nomme Jérémie Alary, il a vingt-trois ans. Le problème qui l'angoisse, c'est la claustrophobie qu'il éprouve de plus en plus gravement dans la foule. Et « depuis quelque temps, il s'était mis à prendre panique dans les embouteillages... » Les séances, tant pour la psychanalyste que pour Jérémie Alary, ne seront pas de tout repos. Pendant trois mois, ils s'affronteront, se perdront, se retrouveront... Le Bleu nous présente un cinéaste en année sabbatique qui, venant de lire le scénario d'un inconnu, ne pense plus qu'à le réaliser. Cependant, il sera confronté à des choix que veut lui imposer la productrice opiniâtre. Lui, rêve d'une œuvre cinématographique, elle, d'un succès financier. Le bleu fait partie du décor imaginé par le réalisateur et contre lequel la productrice s'insurge. Chaque jour, la mauvaise humeur du réalisateur se manifeste contre Joëlle, la jeune actrice à qui il a confié le rôle principal, contre le despotique Bernt Bergen, contre le timide scénariste, autant dire contre l'équipe entière. Le soir de la première, s'ordonneront, enfin, les pièces du puzzle qui les avaient tous séparés.

Si on s'attarde peu sur la thématique de ces histoires, ordinaires en soi, c'est que leur originalité se trouve ailleurs. À partir d'un paysage qui sera toujours le même, celui implacable de la neige et du froid, le décor en sera le village de Pickton Vale où se dresse le bed and breakfast d'Agathe Alary. Éclatent alors toutes sortes de situations surprenantes qui entacheront quelques figures entrevues, la fille et le fils d'Agathe — Joëlle et Jérémie —, la première désire devenir une grande actrice, le deuxième est le propriétaire d'un « bistro minuscule ». Les uns vont être les victimes des autres et inversement. Leur point d'attache, c'est Pickton Vale, rocher, où, tels des coquillages accrochés à ses flancs rugueux, battu par des vagues impétueuses, ils soudent leur existence houleuse. Mais aussi, tels des aimants, ils sont attirés vers ce « bled perdu » d'ennui et de misère. Tous racontent avec pudeur qu'ils en sont natifs, s'y sont rencontrés à un moment donné. On a l'impression que là aussi s'ordonneront les pièces d'un puzzle, dès que le destin de chacun s'accomplira.

Benoît Trottier écrit dans l'urgence. Pour ses personnages le temps compte, telle une fatalité qui pèserait sur eux. Un style de coureur de fond, une ponctuation jetée là comme des feuilles d'automne, ne compromettent en rien la compréhension des histoires imbriquées les unes dans les autres. Bien au contraire, les phrases s'accrochant rapidement ensemble, réunissent les protagonistes dans une intimité cotonneuse que la neige omniprésente renforce.

En attendant les premiers frimas, délectons-nous de la lecture de ces nouvelles qui en disent long et beaucoup sur le talent de l'auteur, Benoît Trottier.



Des nouvelles de Pickton Vale, Benoît Trottier
Québec Amérique, Montréal, 2008, 160 pages

dimanche 19 octobre 2008

Il y a la mémoire faillible


On a peu parlé ici de livres, ayant eu pour toile de fond les guerres qui ébranlèrent les premières décennies du vingtième siècle. Sans le vouloir, on a privilégié les états d'âme, de cœur et de raison, d'individus en proie à leur guerre personnelle. C'est le très émouvant et grave roman, Certitudes, de l'écrivaine d'origine sino-malaisienne, Madeleine Thien, qui nous a fait prendre conscience de cette réalité à laquelle il était temps de remédier.

Nous entrons dans ce roman comme s'ouvriraient devant nous les portes d'un aéroport. Celles de continents différents, celles qui nous transportent dans le temps et dans l'espace. Nous sommes happés par des personnages qui, arrivés au terme de leur vie, cherchent à sonder des événements vieux de soixante ans, survenus durant la Deuxième Guerre mondiale. Voix multiples d'aujourd'hui nous parvenant de Vancouver ; voix hantées par les faux destins que, loin de la Malaisie et de l'Indonésie natales, les protagonistes ont dû assumer, sidérés que des hommes ennemis — à l'époque, les Japonais — aient fait basculer leur existence vers des êtres qui leur avaient été prêtés. Ainsi, Matthew Lim marié à Clara Leung, ne comprend toujours pas pourquoi son amie d'enfance, Ani, lui a échappé. Son questionnement se fera encore plus intense après que sa fille et celle de Clara, Gail, soit morte d'une pneumonie à Toronto, lors d'un voyage professionnel. Elle aussi s'interrogeait sur l'impossible issue de sa relation avec Ansel Ressing, peut-être empoisonnée par le mystère pesant sur sa famille. Tout comme son père poussé impérativement par Clara vers Jakarta où vit Ani et son fils, elle partira en Indonésie et sera confrontée aux erreurs de son grand-père qui avait collaboré avec l'ennemi. Si son père ne fait que frôler ce pan douloureux de sa jeunesse, c'est qu'il a en tête de retrouver Ani qui l'a repoussé rudement « sur une plage déserte à l'ouest de la ville, [où] ils marchaient ensemble sur le sable ». Il y a aussi le conjoint de Gail, Ansel Ressing, médecin établi à Vancouver qui n'en finit plus d'extrapoler sur les causes de l'éloignement de sa compagne et sur ses occupations de documentariste pour la radio. Nourri de la présence de la jeune femme morte, un retour vers leur amour insouciant lui sera nécessaire pour mettre au jour une aventure qu'il a eue avec Mariana, médecin elle aussi. Gail qui se passionnait pour le journal intime d'un prisonnier de guerre, William Sullivan, que celui-ci avait écrit en code numérique pour ne pas que les Japonais le décryptent, rencontrera en Hollande Harry Jaasma qui a décodé le journal. Plus tard, quand elle découvrira par hasard une lettre expédiée des Pays-Bas à son père, lui annonçant la mort d'Ani, elle ne résistera pas au désir de faire la connaissance de l'homme qui l'a épousée, Sipke Vermeulen, ancien photographe de guerre. Il confiera à Gail le parcours d'Ani, de son fils et son parcours à lui avant qu'Ani meure d'un cancer.

Si Gail Lim est le pivot du roman, autour duquel gravitent les protagonistes, on met en doute la véracité du journal de Sullivan. N'est-il pas un prétexte symbolique permettant d'avancer lentement dans le dédale étourdissant de ces " héros " déchus qui, oscillant entre le passé et le présent, s'avèrent incapables d'établir une frontière s'étendant à l'infini où des images défilent à vive allure, dénaturant ce qui fut réellement ? On pense aux papillons de nuit se blessant grièvement à la lumière aveuglante d'un fanal. Leur quête repose sur des éléments d'ensemble, le reste n'étant que ce que la mémoire fragmente et veut bien nous léguer. L'auteure ne dit-elle pas que « le passé n'est pas statique » ? Les deux événements majeurs sur lesquels se bâtit l'histoire tronquée des parents de Gail, de son amant et d'Ani, sont la trahison et l'assassinat du père de Matthew — ce dernier croyant naïvement que la vie après la guerre redeviendrait comme avant —, la naissance du fils d'Ani et de Matthew, révélée trop tard pour qu'il y ait réparation. À partir de ces certitudes se trament des conjurations morales bousculant des années de vie paisible entre des êtres soumis à une « mémoire [...] pleine de pièges. »

Cette histoire enveloppante et spiralée évoque une craie sur un tableau noir. Un long déchirement qui donne la chair de poule. Pas de cris excessifs, que des frôlements et des tremblements plus efficaces que des discours superflus. C'est aussi le livre des séparations provisoires ou définitives. Un ton lyrique et poétique, une plume éloquente, octroient une place primordiale au regard que nous posons sur les choses qui nous entourent et sans lesquelles nous ne pourrions peut-être rien résoudre. L'ampleur de ce premier roman étonne par la maturité et la réflexion de Madeleine Thien, jeune auteure de trente-quatre ans.

À lire pour frayer avec le dépaysement et se souvenir que notre sort d'humain ne tient qu'au fil ensanglanté d'une guerre. Et que rien jamais ne nous appartient, ni un pays, ni les êtres, ni les choses.



Certitudes, Madeleine Thien
roman traduit de l'anglais par Hélène Rioux
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 240 pages