vendredi 31 octobre 2008

Homme enfant en péril


Si on lit attentivement des livres contenant des pans de vie nourris de joies et de peines, on les referme sans trop s'attarder sur le sujet ; par contre, il en est d'autres qui nous remuent jusqu'au tréfonds de l'âme. On se dit que de telles épreuves dépassent l'entendement. Et pourtant... Le récit autobiographique de Philippe Bensimon, La Citadelle, démontre que certains humains survivent au pire, en même temps qu'il ébranle les idées qu'on s'était faites sur l'armée française.

Ses parents ayant émigré au Canada, l'« homme enfant » a dix-huit ans quand il retourne en France, son pays d'origine. Il a décidé de s'engager dans une troupe d'élite de parachutistes pour échapper à la violence de son père, au mépris de sa mère. Ces deux-là voulaient que leur fils devînt un grand avocat, architecte, médecin, ambition qui leur vaudra la faillite d'un enfant qu'ils n'ont su aimer, encore moins comprendre. À Paris, le bureau de recrutement de l'armée l'enverra à Bayonne dans une forteresse, la Citadelle. Là, il aura affaire à des hommes rustres qui ne pensent qu'à se venger de leur existence misérable en mortifiant outrageusement leurs camarades. Très vite, l'homme enfant perdra ses illusions, apprendra à se défendre contre ses compagnons de chambrée et quelques supérieurs qui ont saisi qu'il était différent d'eux. Pris à parti par cette « meute de hyènes », il devra conjurer une violence inouïe de tous les instants. Il y a aussi les séances d'entraînement militaire dirigées par des gradés logés à la même enseigne que leurs subordonnés. On n'énumérera pas les humiliations constantes auxquelles doivent faire face de jeunes hommes qui ne pensent plus qu'à déserter et aussi à mourir. Ce ne seront pas les corps sans vie qui manqueront au long du périple insensé de quatre ans — 1971 à 1975 — de l'homme enfant. Lui se réfugiera dans les mots dont il rêve depuis son enfance. « Je ne m'intéressais, monsieur le militaire, qu'à la littérature [...] aux peintres, aux grottes de Lascaux [...] » Il aura pour amis de calvaire « les cailloux qui n'exigent jamais rien alors qu'on marche dessus. »

Après Bayonne, ce sera Pau, « l'école des troupes aéroportées », d'où il sautera en parachute pour la première fois. Toujours dans la promiscuité des corps qui se fracassent au gré de la malchance et du vent. Viscères brûlés par l'alcool, nerfs aiguisés comme la lame du couteau que l'homme enfant s'est acheté et qu'il dissimule dans le moindre recoin de sa chair ou dans les plis de son vêtement. La première permission à Paris, la première femme dans un bordel et celles entrevues dans un restaurant, dans un train. Peut-être est-ce pour échapper à tant de misère insoutenable que l'homme enfant souhaite partir au Tchad se mesurer à un éventuel ennemi qu'il ne perçoit pas très bien dans la Citadelle, lieu damné où l'occupation essentielle est de sauver sa peau, au point que le verbe « comprendre appartenait à un monde révolu, un monde qu'il nous fallait oublier, celui de la ville avec ses téléviseurs et de vrais lits pour dormir. » L'ennemi, il ira le quérir « quelque part dans l'océan Indien ». Là encore, des cercueils joncheront un décor brasillé par la chaleur insupportable, décor cependant où la mer s'étale comme une main ouverte... D'abord, l'archipel des Comores avant l'île de La Réunion « prendre de court un mouvement indépendantiste, des hommes, des femmes qui voulaient un pays. » L'épopée durera huit mois « entre mirages et mensonges », parmi une « végétation cannibale » et où « l'eau a quelque chose de surnaturel quand on la cherche. » Puis, ce sera le retour en France, à Paris, qui nous voudra des réflexions amères et désenchantées sur la Ville Lumière qu'il ne reconnaît plus. Enfin, retour à Bayonne où il prend la décision de quitter l'armée, ne sachant pas ce qu'il va devenir. « Fin décembre 1975, je quittai cette cour sans même me retourner, sans le moindre au revoir. Rien. »

Concept masculin que l'armée pour se prouver qu'on est un homme, où les femmes servent d'exutoire. Elles sont violées par des individus corrompus, mais qui violent-ils en vérité ? Dans ce fatras d'hommes en proie à un instinct meurtrier, maniant un langage cru et brutal, l'écriture de Philippe Bensimon est semblable à une fleur qui aurait poussé sur du fumier. Que de poésie et de tendresse pressenties au long des pages quand l'auteur dépeint les femmes, qu'elles soient putes, îliennes ou citadines ; quand il se souvient de Marrakech, « la ville conte de fées » qui a fait de lui « un éternel rêveur. » Quand il se fait « l'explorateur » de Paris, la ville où il est né. Que de pages sublimes dans le parcours sordide de l'homme enfant qui, toujours, a « peur d'être seul, abandonné, perdu. » Des poèmes en prose émaillent le récit, s'insèrent dans un cheminement semé d'échardes sous les ongles, tailladé de coups de couteau à même la chair vive. Nous l'aurons compris, l'écrivain Philippe Bensimon, après trente-trois années de silence, nous offre un témoignage exceptionnel sur la capacité que possèdent les hommes à s'initier librement à leurs propres désirs, leur seul pouvoir étant la volonté qu'ils doivent dompter dans un univers où l'indignité leur rappelle sans cesse qu'ils ne sont que poussière d'os au soleil.

Récit qui remet en cause la frontière existant entre la folie et son contraire, la raison d'être. À lire pour savoir justement un peu qui nous sommes et ce que nous valons.



La Citadelle, Philippe Bensimon
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 270 pages

mardi 28 octobre 2008

Nouvelles romancées


Si l'automne nous apporte sa flopée de feuilles mordorées, les recueils de nouvelles saisonniers ne manquent pas de faire une remarquable entrée sur les rayons des librairies. Dans le lot, on a retenu le premier recueil de Benoît Trottier, Des nouvelles de Pickton Vale. Pareil aux feuilles automnales, l'auteur nous en fait voir de toutes les couleurs !

Dès la première nouvelle, Le Vert domine. Agathe Alary a décidé de transformer la maison familiale en un bed and breakfast. Elle nous apparaît en train de coudre « l'ourlet d'un rideau, le tissu vert tombant en cascade de ses genoux... ». Elle s'extasie sur la teinte du tissu — « ne dit-on pas " billet vert " ? » —, anticipe la nombreuse et riche clientèle qui occupera les lieux. Le téléphone sonne, un homme « à la voix d'or », référé par le bureau de tourisme, lui demande de l'accueillir lui et la personne qui l'accompagne. Il sait que son bed and breakfast n'est pas encore ouvert, mais la neige est si abondante qu'une alerte a été émise. Agathe hésite puis accepte, il lui reste soixante minutes pour tout accomplir. Quand le couple arrive, rien ne se déroulera comme Agathe l'avait prévu. Il suffit parfois d'une contrariété pour faire un faux pas au haut d'un escalier... Le Rose parcourt la deuxième nouvelle et nous aussi poursuivons le voyage mouvementé d'un homme en avion ; il se voit contraint de passer la nuit dans une ville inconnue. On pourrait avancer que ce rose prélude une aventure érotique avec un homme qui, l'air de ne pas y toucher, guide le voyageur dans les souterrains d'un ghetto noir. Plus loin, le rose fait place au Noir de Brian, jeune cuisinier inexpérimenté dans un restaurant minable. Le patron et la serveuse ne cessent de le harceler, se plaignant de son incompétence à composer un menu. Tous deux souhaitent embaucher un cuisinier digne de ce nom. Il se présentera, c'est Robert, un ami de Brian. Il racontera à ce dernier que la chance lui sourit, il s'est trouvé un emploi, la célèbre vedette de cinéma, Bernt Bergen, l'a invité à aller faire du ski ; « Brian se souvenait que Robert l'avait eu comme client du temps où ils étaient dans la rue ». L'effet escompté sur Brian ne tardera pas à se faire sentir : il broiera du noir, injuriant la vie qui l'a toujours desservi. Le Rouge nous fait tendre l'oreille vers le dessein machiavélique que manigance Bernt Bergen contre Robert et les hommes qui fréquenteront sa couche. Le Jaune nous transporte vers Joëlle qui, dans un train, se rend à l'enterrement de sa mère. Elle rumine tristement l'échec de sa relation avec celle-ci. Ce que Joëlle ignore, c'est que ce jaune, symbolisé par une tache d'œuf sur son chemisier, de plomb qu'il est se transformera en or... Le Blanc nous enferme dans le bureau immaculé d'une psychanalyste, son patient se nomme Jérémie Alary, il a vingt-trois ans. Le problème qui l'angoisse, c'est la claustrophobie qu'il éprouve de plus en plus gravement dans la foule. Et « depuis quelque temps, il s'était mis à prendre panique dans les embouteillages... » Les séances, tant pour la psychanalyste que pour Jérémie Alary, ne seront pas de tout repos. Pendant trois mois, ils s'affronteront, se perdront, se retrouveront... Le Bleu nous présente un cinéaste en année sabbatique qui, venant de lire le scénario d'un inconnu, ne pense plus qu'à le réaliser. Cependant, il sera confronté à des choix que veut lui imposer la productrice opiniâtre. Lui, rêve d'une œuvre cinématographique, elle, d'un succès financier. Le bleu fait partie du décor imaginé par le réalisateur et contre lequel la productrice s'insurge. Chaque jour, la mauvaise humeur du réalisateur se manifeste contre Joëlle, la jeune actrice à qui il a confié le rôle principal, contre le despotique Bernt Bergen, contre le timide scénariste, autant dire contre l'équipe entière. Le soir de la première, s'ordonneront, enfin, les pièces du puzzle qui les avaient tous séparés.

Si on s'attarde peu sur la thématique de ces histoires, ordinaires en soi, c'est que leur originalité se trouve ailleurs. À partir d'un paysage qui sera toujours le même, celui implacable de la neige et du froid, le décor en sera le village de Pickton Vale où se dresse le bed and breakfast d'Agathe Alary. Éclatent alors toutes sortes de situations surprenantes qui entacheront quelques figures entrevues, la fille et le fils d'Agathe — Joëlle et Jérémie —, la première désire devenir une grande actrice, le deuxième est le propriétaire d'un « bistro minuscule ». Les uns vont être les victimes des autres et inversement. Leur point d'attache, c'est Pickton Vale, rocher, où, tels des coquillages accrochés à ses flancs rugueux, battu par des vagues impétueuses, ils soudent leur existence houleuse. Mais aussi, tels des aimants, ils sont attirés vers ce « bled perdu » d'ennui et de misère. Tous racontent avec pudeur qu'ils en sont natifs, s'y sont rencontrés à un moment donné. On a l'impression que là aussi s'ordonneront les pièces d'un puzzle, dès que le destin de chacun s'accomplira.

Benoît Trottier écrit dans l'urgence. Pour ses personnages le temps compte, telle une fatalité qui pèserait sur eux. Un style de coureur de fond, une ponctuation jetée là comme des feuilles d'automne, ne compromettent en rien la compréhension des histoires imbriquées les unes dans les autres. Bien au contraire, les phrases s'accrochant rapidement ensemble, réunissent les protagonistes dans une intimité cotonneuse que la neige omniprésente renforce.

En attendant les premiers frimas, délectons-nous de la lecture de ces nouvelles qui en disent long et beaucoup sur le talent de l'auteur, Benoît Trottier.



Des nouvelles de Pickton Vale, Benoît Trottier
Québec Amérique, Montréal, 2008, 160 pages