lundi 2 avril 2012

Un frère de Jésus... ****

Ces derniers jours, pour reprendre notre souffle, on s'est penchée sur soi-même, on a oublié le sort discutable du monde. On a surveillé les sursauts moribonds de l'hiver ; dans le parc à côté, on a pris part aux jacassements des écureuils. On a écouté les pépiements des oiseaux, observé l'herbe timide et neuve. Rien de nouveau sous le soleil printanier, sauf que ces havres paisibles nous font davantage prendre conscience de la misère urbaine. On a lu le roman de Jean-François Beauchemin, Le Hasard et la volonté.

On a fait connaissance avec l'écrivain lors de la lecture de son roman Ceci est mon corps. L'histoire imaginaire et captivante de Jésus de Nazareth. On avait été bouleversée par la teneur exceptionnelle du récit. Un Jésus qui se défendait d'être le fils de Dieu. Penché vers Marthe, sa compagne mourante, il lui confiait sa vie d'homme, ses joies, ses douleurs... Le Hasard et la volonté nous a procuré la même émotion intense. Un homme, enfermé dans une cellule, attend l'heure de son exécution ; il pourrait être un frère de Jésus, narrant ce que ses expériences lui ont appris du monde. Il se confie à Manon, sa compagne depuis l'adolescence. Il lui fait part de la beauté éclairant certains paysages, de l'aube jusqu'au crépuscule, de ses impressions extatiques d'enfant devant le lever du soleil. Revenant à son état de solitaire, il nous parle en toute intimité, se référant sans cesse à Manon qui, pareille à Marthe, écoute de loin les confidences de celui qui va mourir.

Si l'on connaît les raisons du martyre de Jésus, il faut attendre la fin du roman pour apprendre de quoi l'accusé est coupable. Surprenant aveu qui, au long de courts chapitres, nous renseigne sur le conformisme figé des hommes et pourquoi le narrateur les aime d'une manière inconditionnelle. Pour mieux nous émouvoir, il dresse un décor autour de son amour insensé pour les humains, même s'il a de la difficulté à vivre parmi eux. Il déambule, il erre. Il amalgame ses semblables aux étoiles qu'il compte « depuis plus de quarante-cinq ans. » Ce qui lui confère une emprise plus profonde sur sa vie. Il se rappelle les yeux qu'il a sondés, ceux dans lesquels il empruntait un passage, y entamant « une intime traversée », ne le menant nulle part où il croyait aller. Au fur et à mesure que les souvenirs affluent, le conteur, un fictif Jean-François Beauchemin, lui-même écrivain, nous parle de livres, de l'amour qu'il leur a porté quand il s'est éloigné des hommes. Toutefois, il émet des regrets sur des romans qu'il a écrits et qu'il juge incomplets. Ce qui le ramène à ses jeunes années, à sa mère qui contemplait avec lui « la lumière du jour qui commençait à descendre sur les choses. »

Depuis l'enfance, il s'est découvert « chargé de songes ». D'où une lente méditation sur la mort qui a failli l'emporter à la suite d'une maladie grave. Plusieurs jours plongé dans le coma, affecté des souffrances de la chair, il ressent son impuissance à tendre un doigt vers Manon : penchée vers le moribond, elle attend de lui un signe vital. La mort associée au corps conduit le lecteur vers le " crime " qu'a commis le narrateur et pour lequel il est condamné. Jean-François Beauchemin n'écrit-il pas : « La solitude, c'est bien pour juger une homme. » Solitude de ses accusateurs quand ils ont rendu leur verdict. Solitude du détenu qui se tait au tribunal, précisant qu'il est banal de céder à « sa profonde volonté. » Il ne veut pas gaspiller le temps qui lui reste à débattre d'un acte qu'il ne regrette aucunement. Il n'a que sa vie qu'il désire dévoiler, « même en chuchotant. » Il mesure l'influence qu'a eue sur lui sa croyance en divers dieux, avant de se défaire de leur persistant encombrement. Ce qui nous vaut des pages émouvantes sur son amitié fraternelle envers un ami venu le voir en prison. Cet homme est croyant, il n'a su se dépêtrer d'anciennes habitudes nécessaires pour éviter de se questionner. Celui-ci est tellement réservé qu'il n'aborde plus « la question de Dieu. » Comment le ferait-il, lui qui connaît la désertion de l'inculpé devant toute forme d'union entre l'homme et la divinité ? Tel Jésus, niant sa parenté avec Dieu, le narrateur s'en tient à son amour pour ses semblables, soit la beauté du monde jusqu'au moment où tout s'unifie, où la vie doit être considérée pour ce qu'elle est : « un moment de lumière. »

Sous le couvert de la démarche d'un homme épris de philosophie, empruntant le talent reconnu de Jean-François Beauchemin, le prisonnier s'attarde sans hésitation sur des convictions fondées sur un réel désenchantement. Seul un homme ayant beaucoup souffert se livre ainsi sans ciller. Le meurtre divin du narrateur nous a réjouie : Jésus n'a-t-il pas tué le Père Suprême en le reniant ? Le condamné, affirmant que Dieu est une invention humaine, s'allie aux êtres universels pour qui la pensée s'avère libre, l'action déterminante. L'amour pour son prochain n'est-il pas un précepte évoqué par Jésus, lui qui fut trahi par deux de ses apôtres ? Le roman de Jean-François Beauchemin nous éclaire sur le rôle de passeur que nous devrions jouer envers ceux et celles qui nous ressemblent. Envers toute création que nous pouvons toucher de nos mains, aimer de nos yeux intérieurs, ceux d'un sixième sens, discréditant les êtres endoctrinés par des textes rédigés en des siècles obscurs et barbares, où la vie d'un individu se mesurait à l'once de ses croyances... Jean-François Beauchemin fait preuve d'une ouverture d'esprit peu commune, nous invitant à le suivre hors de fables erronées, le sort inimitable de l'homme s'affiliant à la beauté contradictoire du monde !


Le Hasard et la volonté, Jean-François Beauchemin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 168 pages

lundi 26 mars 2012

Une femme de circonstance *** 1/2

Au début, sur Facebook, on a accumulé les " amis ". Puis, le temps passant, on a fait le tri. Pourquoi avoir des " amis " qui, jamais, n'écrivent ? On sait que des voyeurs se cachent derrière certains pseudonymes. N'importe, on s'en tient à quelques personnes avec qui on partage des affinités. Que les autres se manifestent dans l'ombre, on a suffisamment d'humour pour les regarder aller... On a lu le dernier roman d'Aki Shimazaki, Tsukushi.

L'auteure déroule l'histoire du Japon contemporain pour mettre sur pied des individus aux prises avec des difficultés sociales ou familiales. Dans ce court roman, quatrième volet d'une série entamée avec Mitsuba, Aki Shimazaki relate des faits dramatiques qui détruiront la tranquillité bourgeoise de Yûko Tanase, épouse du tout puissant Takashi Sumida, héritier de la banque au nom patronymique. Ce jour-là, Yûko prépare la fête du treizième anniversaire de leur fille, Mitsuba. Au moment de poser les bougies sur le gâteau traditionnel, elle ne trouve plus d'allumettes. Se souvenant qu'il y en a dans le tiroir de leur table de chevet, elle monte à l'étage. Au milieu d'objets divers, une boîte « dont l'image est la plus jolie » l'attire. Deux tsukushi sont peints à l'aquarelle. Ce sont deux fleurs couleur de peau, aux nuances différentes. Sur fond de teintes pastel, elles se dressent. Dans un coin de la boîte, un mot écrit en anglais la surprend : " fraternity ". Amusée et ravie, Yûko glisse la boîte d'allumettes dans la poche de son pantalon. Elle redescend, leurs invités sont sur le point d'arriver.

L'objet inoffensif, comme souvent dans les romans d'Aki Shimazaki, déclenchera des péripéties anciennes et nouvelles. Entremêlant habilement passé et présent, l'écrivaine reporte le lecteur dans les trois précédents volets. Nous rencontrons des êtres blessés, témoins ou victimes de calamités incontrôlables, empêchés par la rigueur de l'éducation japonaise. Ils souffrent de deuils mal assumés, d'amours entravées dans des conventions qu'exige une hiérarchie de pouvoir. Échelons que Yûko, issue d'un milieu « assez aisé » de Tokyo, franchira avec succès quand elle épousera Takashi Sumida. Pourtant, ce mariage précipité possède des points obscurs, des zones ombreuses, qu'une petite boîte d'allumettes éclairera durant une nuit, quand Yûko rentrera d'une visite à Yokohama avec son amie Yoshiko... Des indices notoires parcourent le roman, énoncés par la voix réservée, presque balbutiante de Yûko, sous la plume incisive de l'écrivaine. Nous apprenons que, plus jeune, la narratrice aimait un garçon de son âge, qui l'avait demandée en mariage avant de partir en stage à Paris, envoyé là-bas par la compagnie où travaillait Yûko. À cette même époque, elle fera la connaissance de Takashi Sumida, qui, séduit par sa beauté, lui proposera de l'épouser. Un événement circonstanciel la liera au destin fabuleux de ce fils de banquier.

Au fur et à mesure que des arguments irréfutables assombrissent l'existence de son mari, Yûko, bouleversée, est happée par un passé hypothétique. Toute figure reconstruite n'est-elle pas nourrie d'une idéalisation longuement entretenue dans les arcanes ensommeillés de la mémoire ? Surgit un dérèglement des habitudes, les visages d'autrefois se déplissent, s'octroient des droits n'appartenant qu'à eux seuls. Yûko a beau se poser des questions sur le sort de son amoureux d'autrefois, sa vie à lui a subi des aléas que Yûko est loin de soupçonner. C'est là le talent inimitable d'Aki Shimazaki qui, d'un livre à l'autre, cerne le lecteur dans un univers faillible et cruel, où l'écriture, tout en douceur, bouquetée de fleurs capiteuses, officie, tel un baume sur une plaie béante. N'est-il pas béant le double mystère unissant Yûko Tanase et Takashi Sumida ? Le malheur qui accable honteusement cet homme inculqué de bons et sévères principes ? Quel qu'il soit, le prix du silence ne parvient pas à apaiser les corps, pas mieux que les esprits. Aki Shimazaki, fidèle à sa théorie d'un suspense en demi-teinte — style concis et retenu, phrases courtes enrobées d'une simplicité déconcertante —, frôle la main du lecteur, jamais ne la saisit, de crainte de le distraire, l'assurant que nous ne pouvons nous disculper de nos erreurs de jeunesse, de nos incapacités à nous détourner de notre vraie nature...

On aime les récits brefs de cette auteure discrète, inégalable. Chaque fois qu'on les aborde, le charme opère. Sa manière innocente, pourrions-nous dire, de tramer des destins où le doute l'emporte sur les certitudes. Des vérités peuvent-elles s'isoler du mensonge établi bien souvent sur des tremblements convulsifs, sur des lignes de faille, fractures nécessaires, avant de conclure que rien n'est acquis une fois pour toutes. Œuvre magistrale à découvrir, si ce n'est déjà fait.


Tsukushi, Aki Shimazaki
Éditions Leméac / Actes Sud, Montréal / Arles, 2012, 140 pages