lundi 15 octobre 2012

Tout s'ordonne ****

Témoin d'un incident désagréable, on a pris conscience de notre détestation envers les hystériques, les manipulateurs harcelants. Ceux et celles qui refusent de se remettre en question. De s'interroger humblement dans un miroir. Est-il plus simple de pardonner aux autres que de se pardonner à soi-même ? On a lu les essais de Roland Bourneuf, Points de vue.

Ouvrir un ouvrage de cet écrivain invite le lecteur à entrer dans les " heures précieuses " d'un jardin au Moyen Âge. Nous marchons à pas feutrés dans des allées verdoyantes, comme nous tournons délicatement les pages chaleureuses de ces essais. Vingt-quatre textes où, en compagnie de l'auteur, nous pérégrinons — quel vocable symbolique ! — sans nous lasser. Nous allons de l'avant vers l'arrière, et inversement, fécond périple. En cours de route, tant dans les allées verdoyantes que dans le livre, nous redoutons une distraction. Nous semons des cailloux blancs, l'âge tendre de Poucet nous innocente. Le tronc rugueux d'un arbre, le paragraphe nuancé d'une chronique, auraient-ils échappé à notre regard sollicité par trop de merveilles écrites ? Des lieux que fréquente Roland Bourneuf, situés entre passé et présent, oscillant entre rêve et réalité, découlent des résonances : retentissement de souvenirs d'enfance, de la craie sur un tableau noir ; effluves émanant d'êtres par l'âge altérés, du fleuve navigable, de l'encre violette stagnant dans l'encrier en porcelaine. L'enfance, au même titre que différents lieux, somnole dans une tendresse indulgente. Les voyages aux frontières ouvertes s'ajustent à la nécessité de déambuler dans l'imaginaire et dans l'existence.

Une multitude de réflexions s'associent aux cheminements que poursuit l'écrivain. Il nous convainc de la véracité d'univers ancrés plus tard dans la mémoire, les objets qu'il a rapportés dans ses bagages privilégiant leur état d'appartenance. Errances en hauts lieux, randonnées au Tibet, recours à l'abri, flottaisons durant une brève insomnie, les seuils habités, le regard contemplatif s'attardant sur quelques peintres ; flânerie dans les pas de poètes aujourd'hui devenus « ...parole de l'homme, parole de ce qui les transcende [...] ». Le mouvement, signe incontestable que le corps agit, que l'esprit veille, envahit, bienveillant, la teneur méditative des récits. Titillation des sens, ferveur de silences qu'impose une lente maturation, divulguant des situations parfois ironiques, plus souvent gravées de faits douloureux, d'histoires de guerres traversées, contredisant le retour improbable de jeunes gens qui n'y croyaient pas vraiment... Puis, l'infamant passage du temps où la douceur d'un cloître accueille le voyageur égaré, épuisé de tant de découvertes au sein de randonnées innommées. Wanderer, une approche mystérieuse vers son semblable et vers soi au centre d'un jardin, à l'intérieur d'un livre raffiné, tel un lever de soleil sur une palmeraie, celle de Marrakech convient à la beauté que nous voulons évoquer.

Roland Bourneuf, soucieux de ne jamais déborder des limites de ses points de vue, ou en franchissant les seuils, se révèle un grand humaniste quand, se détournant de sa ville natale, abordant des cités dressées dans la nuit des temps, il nous enveloppe de son regard ébloui, étonné du génie de l'homme. Les pierres ruinées témoignent de civilisations déplacées, d'une transhumance humaine qui n'a su résister à de routinières catastrophes naturelles ou hargnes guerrières. Une immense émotion se propage au long de marches infatigables, livre ou jardin. Heure récréative qui nous permet de mieux cerner la beauté du monde et ses envers.

Abrégement d'un discours personnel, autre mouvement introverti, nous évitant de porter un jugement sur un livre où les liens se tissent entre l'infime et l'universel. Sur un jardin embelli d'allées parfaitement rectilignes. Métaphore recelant la vaste érudition jamais démentie de l'écrivain, sa curiosité insatiable. Pérégrinations autour d'un monde à la portée de tout un chacun, à l'intérieur d'un univers fait et refait de la densité de nos vagabondages psychiques, de nos fugues spirituelles. Le tour de notre prison ou de soi-même ressemblerait-il à la fleur de l'amandier qui, un matin, éclatait « [...] comme si l'arbre avait libéré soudain la splendeur qui était en lui. » ? Splendeur d'une écriture de longue date maîtrisée, élégance d'un style délibérément poétique, plénitude d'une pensée essentielle, clairvoyante. Livre et jardin se fondent l'un en l'autre, les thèmes chatoyants, diversifiés, se ramifient en une générosité infinie. Allégorie confondue dans la démarche intellectuelle d'un écrivain où l'humain se pose, se définit au centre d'une exploration interrogative, libérant un faisceau harmonique et mythique, où tout s'imbrique, où tout s'ordonne.


Points de vue, Roland Bourneuf
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 120 pages

mardi 9 octobre 2012

Nouvelles éclatées ***

La rassurant sur les sentiments de son mari à son égard, elle nous répond en riant qu'on lit trop de romans Arlequin ! Songeuse, on se dit qu'il ne faut pas dénigrer ce genre de livres, s'ils convertissent une seule personne à des lectures plus sérieuses. On a terminé de lire le premier recueil de nouvelles d'Emmanuelle Cornu, Jésus, Cassandre et les Demoiselles.


Quarante nouvelles brèves, divisées en dix parties, chacune faisant intervenir un personnage féminin plutôt que masculin, entouré de Demoiselles. Les nommer importe peu, les filles ou femmes se reliant entre elles leur inventent une existence à rebondissements... On n'a pas toujours saisi les aboutissants de ces aventures intimes, mais le regard tendre ou narquois de la jeune auteure nous convainc de leur pertinence. Au hasard, on cite quelques titres. Cassandre et la culture des prunes, une petite fille timide se fait malmener par des compagnes plus hardies, Manon est là pour la défendre. Eluda-Louisiana et les Demoiselles, fabrique des breloques et, comme toute créatrice, en détruit quelques-unes. Cale sèche, Joëlle ne sait plus très bien où elle en est. Réfugiée dans une goélette, elle imagine tout perdre à la venue de l'hiver. Crevette sur fond de toile décrit le parcours artistique de Lysandre qui, doutant de son talent, a refusé les codes établis. Jésus, dans la salle de bain. Un enfant « embrouillé dans ses chimères » se débat contre le « citoyen » que peut-être il deviendra. Tu vas revenir dans quelques minutes, en camping, une jeune femme s'interroge sur le retour probable de son amante. J'ai un bureau qui brille ou le regard ironique d'une narratrice sur sa condition sociale.

D'autres fables plus hermétiques, non moins symboliques, valorisent bellement l'ensemble du recueil. Des femmes névrosées, témoins de leur propre drame, se glissent hors d'un temps réel qui ne semble plus leur appartenir, créant un effet funambulesque à mesure que les pages se tournent. Un univers enfantin fait place à un monde plus radical, celui d'adultes qui se cherchent au centre des méandres de leurs avatars. Un détail — un désir — déclenche une effervescence créative que ressent le lecteur. Emmanuelle Cornu ne manque pas d'humour acide quand elle se penche sur les aléas de la société actuelle. La nouvelle SUPER bouchée, grinçante à souhait, démontre la stupidité de Consuelo face aux objets qu'elle possède, qu'ils soient conséquents ou pas. Au volant de sa « SUPER bagnole », elle ne se rend pas compte du danger qui la guette, trop occupée à donner de l'importance aux superlatifs qu'elle utilise, l'empêchant de penser. Une étrange certitude se dégage de ces textes : une destruction mentale et physique quand plus rien ne va. Faut-il se laisser emporter par un vent violent avant de se poser sur un sol lisse et stable ? Un grand vent souffle sur ces textes originaux, que rythment des phrases concises, un apport parfois excessif de répétitions lancinantes.

Notons un riche imaginaire nourri, on le devine, d'expériences heureuses ou malheureuses survenues à l'auteure. Observant ses congénères, elle a capté dans un regard désemparé, dans un geste hésitant, une parole tremblante, d'inévitables déceptions. Si on privilégie le caractère conforme, aéré des nouvelles classiques, on ne peut douter du talent d'Emmanuelle Cornu. Animée d'une révolte intérieure inhérente à ceux et celles qui ont quelque chose à dénoncer, l'auteure se cabre, frémit, tel un animal indiscipliné refuse les affres de l'assujettissement. On attendra patiemment une deuxième parution de cette écrivaine à la plume acérée, ces récits s'avérant une étonnante promesse...


Jésus, Cassandre et les Demoiselles, Emmanuelle Cornu
Éditions Druide, Montréal, 2012, 208 pages