lundi 4 février 2013

Douze femmes et un cœur ****

Hommes. On les aime magnanimes, respectueux, rieurs. Le regard empreint de loyauté. On fuit les bellâtres, les conformistes, les renfrognés. Le regard embrumé de sournoiserie. On aime que les hommes aient suivi l'évolution irréversible des femmes, qu'ensemble ils bâtissent un avenir prospère. On parle du roman de Carl Leblanc, Artéfact.

Il ne sera pas simple de nous attarder sur l'histoire poignante de douze jeunes femmes, prisonnières d'un camp de concentration nazi durant la Deuxième Guerre mondiale. Auschwitz. Elles sont françaises, allemandes, polonaises, de religion juive, insoumises malgré les humiliations qu'elles subissent. L'une d'elles, Klara Granovski, Polonaise, aura vingt ans le 21 décembre 1944. Ses camarades de travail ont décidé de fêter son anniversaire, certainement le dernier. Elles prendront des risques insensés, portées par l'espoir plus grand que « tous les malheurs du monde ». Ce n'est pas du courage mais un peu de tendresse qu'elles échangent en confectionnant un carnet de vœux, à l'insu de leurs tortionnaires. Artéfact en forme de cœur, aujourd'hui exposé, telle une perle unique, dans une vitrine, au musée de l'Holocauste à Montréal. Sur le tissu mauve de la couverture, couleur du chemisier de l'une d'elles, a été maladroitement brodée la lettre K. Il y a quelques années, on avait contemplé l'objet sans savoir à quel enfer il avait échappé.

À partir de cette note douloureuse, on accompagne François Bélanger, reporter aux affaires juridiques pour un grand journal de Montréal. Habitué à traiter des dossiers de motards, de corruption, de la mafia, il a été affecté à l'affaire Krylenko, un vieil Ukrainien inculpé de crimes de guerre. Ainsi, François Bélanger s'était retrouvé au musée de l'Holocauste, peaufinant sa recherche pour écrire un article sur le présumé criminel de guerre. Fasciné par le carnet qu'il a découvert, s'interrogeant sur les femmes qui l'ont fabriqué, il s'intéresse malgré lui à cette époque terrifiante qu'ont traversée les humains, tant bourreaux que victimes, sur la capacité de taire la compassion, la sensibilité, la pitié. Alors que le carnet était l'œuvre de femmes habitées par des émotions. Poussant plus avidement son enquête, il se heurtera à quelques survivantes qui ont pris part à la fabrication du carnet. Elles n'ont rien oublié, ne le peuvent. Certaines ont tenté des « unions de somnambules », d'autres ont emporté leurs secrets dans la tombe. D'autres encore, surgissant de chapitres datant de la fin de la guerre, n'auront pas la chance de connaître la Libération. Intrigué, François Bélanger mène de front le parcours d'Alexandre Krylenko, « soupçonné d'avoir été un des officiers du bataillon Schuma de l'armée ukrainienne, bien connu pour ses " actions punitives. " » L'Histoire s'impose, révélant peut-être des erreurs grossières, plus rien ne prouvant que le vieil antisémite avait commis les crimes barbares dont il était accusé. Soixante-cinq ans ont passé, le carnet dans sa vitrine a lui aussi perdu ses couleurs vives, autant dire que le temps s'avère néfaste, affadissant les pires atrocités. L'affaire Krylenko en accentuera la luminosité, la face sombre de l'homme faisant partie d'une même histoire. L'une est belle, l'autre banale. Alexandre Krylenko et le carnet repliant leurs mystères, le journaliste s'entêtera à vouloir en éclaircir quelques-uns : il se rendra dans plusieurs pays à la poursuite de témoins qui lui réserveront bien des surprises.

On a aimé que Carl Leblanc, lui-même journaliste et documentaliste, ne se soit pas laissé emporter par des émotions de surface, qu'à travers son personnage, François Bélanger, des questions l'aient taraudé. Que reste-t-il de cette folie destructrice, du « devoir de mémoire » qu'entretiennent les Juifs du monde entier ? Des génocides n'ont-ils pas endeuillé notre monde moderne ? Un chapitre très émouvant remet le temps à sa place. Le journaliste s'est rendu à Birkenau, nommé aussi Auschwitz II, et après avoir observé les gens prier, s'être interrogé sur cet étrange lieu de recueillement, il se dirige vers les ruines de la Union Metall Werke, l'usine où ont travaillé Klara Granovski et ses camarades. Là où a été conçue l'idée du carnet. François Bélanger entre dans une sorte de rêve ranimant les êtres et les choses qui, soixante-cinq ans plus tôt, parvenaient au terme d'une horreur sans nom. Il ne cesse d'imaginer l'ingéniosité des jeunes femmes pour survivre. L'odeur du temps, les rires, les exclamations, les « ordres gueulés », lui parviennent. C'est la rumeur du monde, dehors, qui le sortira de sa tragique rêverie.

Roman de la mémoire s'il en est. Mémoire d'hier et d'aujourd'hui. Décalage amalgamé qui incite le lecteur à regarder derrière l'épaule, l'avenir se reflétant dans le passé, aussi odieux fut-il. Les vingt ans de Klara Granovski éternisent une histoire intime, celle du carnet mauve en forme de cœur, le protégeant d'une guerre où l'extermination d'hommes et de femmes se pratiquait dans une indifférence généralisée. Il en aura fallu de la détermination, de la désespérance, de la solidarité, pour faire du carnet au tissu élimé un symbole de tendresse, une raison valable de s'ancrer dans l'amour de la vie.

On remercie Carl Leblanc d'avoir ressuscité les douze jeunes femmes devenues souvenirs dans la mémoire de ceux qui restent. Ces réveils brutaux sont souvent nécessaires, voire indispensables, surtout quand ils sont dépeints avec une discrète, extrême pudeur. De tout temps, de harassantes questions se sont posées ; les réponses, dans la mémoire de femmes ou d'hommes abîmés, et non vaincus, ont-elles suscité la notion du bien et du mal ? Épuisant dilemme.


Artéfact, Carl Leblanc
Éditions XYZ, Montréal, 2012, 160 pages

lundi 28 janvier 2013

Paroles d'homme *** 1/2

Femmes. On les aime libres, rebelles, imaginatives. Le regard pétillant d'humour. On fuit les belliqueuses, les dépendantes, les capricieuses. Le visage fripé de maussaderie. On aime la féminité intelligente, courageuse, celle des femmes modernes qui se suffisent à elles-mêmes. On a lu le recueil de nouvelles de Gilles Pellerin, i2 (i carré)

Soixante-six textes brefs qui relatent, dans un ordre savamment dosé, le parcours hétéroclite d'un homme, de l'enfance à la maturité. En quelques lignes, l'auteur résoud des situations qui, dans la vie, génèrent moult états d'âme. Le premier met en scène un couple qui se sépare ; amis du narrateur, frère jumeau de Gilles Pellerin, chacun le harcèle pour en savoir davantage sur l'autre. Des scènes de la vie quotidienne composent la suite du recueil ; amitiés lointaines déçues et décevantes. Puis, le bonheur vu par Virginie. Soupir heureux. L'auteur renoue avec l'enfance comme si un élan vital eût été nécessaire pour l'aborder sereinement. Les cheveux trop longs d'un gamin agacent une grand-mère. Après la frayeur que lui cause un dessin du carrelage de la salle de bain, Gagars manipule sa mère pour qu'elle assiste chaque soir à ses ablutions. Un texte rédigé en quelques lignes, Bon accueil, fait frémir. Le lecteur en déduit ce qui lui convient. S'ensuit François terrorisé par la Voix qui rentre du travail. La mère, « un enfant plus tard », excédée par la Voix de l'Homme, prendra une décision sans appel. À l'école, l'enfant s'angoisse au gymnase. Chaque épreuve sportive le désempare, au point d'oublier son nom. « Il avait imaginé l'école autrement. » De l'enfance peu excitante, trop souvent malmenée, le narrateur retourne à son état d'adulte. Dans un autocar, il reconnaît, bien des années plus tard, un professeur qui lui a fait subir des sévices corporels. Souvenir odieux filigrané, intensifié par les cris d'une fillette qui ne désarme pas. Nous écoutons un homme qui confie au lecteur quelques-unes de ses mésaventures sans que sa vie ne soit pour autant un roman, ce que peut-être il regrette. Ce même homme, que le destin a plutôt favorisé, relate la colère terrifiante d'un ami qui, à la suite de nombreux échecs, apprend qu'il a un cancer. Avatar fatal, cependant apaisant, il n'a plus à lutter... Enchaînant avec Éros et Thanatos, l'auteur nous amène dans un hôtel où des péripéties sordides désunissent un couple romanesque, les conduisant aux abords d'un rêve de « téléroman, de pantoufles, de dodo rapide. » Malheureusement, cela finit mal. Là encore, la réalité s'avère trompeuse.

De courtes nouvelles, parfois de simples chroniques, composent merveilleusement le livre. Très souvent fantaisistes, comme Premier juillet, mais aussi nostalgiques et tendres. Lisons Quelqu'un d'autre, relatant le départ définitif d'un fils de la maison familiale ; amer, son père évoque brièvement ce qu'a été son existence. Récits grinçants qui, l'air de ne pas y toucher, décrivent le comportement de personnes apparemment innocentes. Crépuscule spéculaire en est un exemple flagrant. Plus loin, des universitaires agissent sous l'œil observateur du narrateur, nourrissant la plume acérée de Gilles Pellerin. De l'humour, certes, mais un agacement visible face au vieillissement de professeurs qui continuent à exercer, déjouant l'heure inéluctable de la retraite. La jeunesse des étudiants se frotte à l'incompréhension ; à cet âge ludique, nous sommes sans pitié, une éternité illusoire confirmant sa souveraineté. Le narrateur acquiert lui-même une maturité qui lui fera prendre conscience de la beauté de paysages intérieurs : En peine, Il y a maintenant, et de paysages extérieurs : Les drames de l'automne, Tout le rouge.

On ne pourra dépeindre toutes les histoires englobant le recueil. La vie y déborde, charriant une sève printanière, pourrissant les dernières feuilles automnales. D'ailleurs, la dernière nouvelle n'évoque-t-elle pas l'hiver de la vie du narrateur, quand devenu père à son tour, il se déleste de son pouvoir, le remettant symboliquement à son plus jeune fils. Rien n'est triste. S'effrite logiquement le temps au fur et à mesure que les anecdotes s'étagent sur les épaules d'un homme généreux, pudique, confiant au lecteur ses erreurs, ses faiblesses, ses manques mais aussi ses petites victoires acquises en contemplant — et s'y mêlant — le cirque vertigineux de l'existence.

À lire avec un " certain sourire ". Soupir heureux.


i2 (i carré), Gilles Pellerin
Éditions de L'instant même, Québec, 2012, 162 pages