lundi 1 juin 2015

Voyage d'une âme errante *** 1/2

Pour répondre à la question de plusieurs lectrices et lecteurs assidus, on aimerait écrire plus de critiques, en publier davantage. On ne le peut, d'autres engagements professionnels parcellisent notre temps en plages extrêmement occupées. Et comme pour tout un chacun, le quotidien exige qu'on lui réserve sa part de besogne, sans pour autant le réduire à une corvée insipide. On regrette de ne pouvoir faire mieux. On parle du dernier roman de Marie-Pascale Huglo, La fille d'Ulysse.

De retour d'un voyage tumultueux qui aura duré six mois, une jeune fille, légèrement boiteuse, écrit ce dont elle croit se souvenir. Elle vit sur une île innommée sur la carte du monde, avec Leena, sa sœur jumelle « dissemblable ». Le jour de leur seize ans, la mère les a mises à la porte, décrétant que ses filles étaient suffisamment affranchies pour vivre seules. Elles sont couturières et bâtardes. L'une rêve d'orfèvrerie, l'autre d'une librairie. L'adolescente largue Nolan, premier amant maladroit, s'empare de sa bicyclette, d'une pile de livres — dont l'Odyssée d'Homère —, de son passeport puis, pédale plusieurs heures pour rejoindre le « douanier-brigand » qui la fera embarquer sur un cargo de ravitaillement où voyagent plusieurs clandestins, ce qu'elle ignore. Après des jours terrifiants, enfermée à fond de cale, elle aborde un étrange continent qui se veut un monde nouveau. Une île surgie de l'océan, marécageuse, constituée de déchets. Comme il se doit, un gourou la gouverne, entouré d'adeptes savants venus analyser les substances mouvantes du terrain. Camille — prénom d'emprunt — fera la connaissance d'individus qui ne valent pas mieux que les touristes essaimant l'île natale. Un homme la subjuguera, Nil, dont elle fera son amant mais, très vite, elle découvrira qu'il la trompe avec Nelly, biochimiste. Peu scrupuleux, avec la complicité de Nelly, Nil utilisera Camille à une fin sordide. À la suite de cette trahison et d'une bagarre épique, elle décide de quitter ce lieu nauséabond. Le hasard la secourant, Camille échouera à Gênes avec un ancien volontaire italien, échappé lui aussi du continent neuf. N'étant pas au bout de ses peines, ni d'une flopée de péripéties, l'adolescente, tel Ulysse à son retour de Troie, doit se faire reconnaître de sa sœur Leena, de son ex-amant Nolan. Les événements se mettant en place, la vie reprendra timidement son cours, autant friable que le sol du continent neuf, englouti au fond de l'océan.

On ne donne ici qu'un bref résumé de cette histoire tourbillonnante, écrite sur fond d'incertitudes, au fil des souvenances malmenées de la narratrice. Nous savons que ce qui a été vécu, et narré plus tard, nous emporte dans une réalité discordante. Ainsi, mentionné discrètement à plusieurs reprises, se profile le père qui a abandonné la mère et les fillettes quand elles avaient deux ans. Si la mère l'a banni de son existence, Camille se rappelle sa blondeur, sa tendresse. Leena, préoccupée par ses amours éphémères, ne fait cas de cette absence parentale. Le désir de fuite de Camille la pousse à retracer l'ombre paternelle, prétexte à assouvir un manque d'horizon qui, une fois exploré, la fera grandir, la ramènera à son point de départ. Les voyages, aussi houleux soient-ils, ne signifient-ils pas faire le tour d'une chambre imaginaire puis, tourner en rond autour de soi ? Camille s'étourdira à se mirer dans le reflet évanescent d'un père irresponsable.

Nul n'a manqué de comparer ce roman au dernier de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté, les espaces marins internationaux étant sillonnés de voyageurs clandestins, à bord de bateaux de fortune ou de containers bien souvent meurtriers. Toutefois, la jeune fille dépeinte par Marie-Pascale Huglo s'en va découvrir le monde, guidée par une impulsion qu'elle ne sait contrôler, contrairement à Lisa, protagoniste féminin de Dickner, qui, aidée d'un génie de l'informatique, organise un périple, planquée dans un container spécialement aménagé. Le regard des deux adolescentes diverge sur les êtres humains, Lisa voulant leur échapper contrairement à Camille qui bouscule et dérange. Chaparde les bien-pensants de ce « bas monde », combat les entraves. Ne se dit-elle pas descendante de pirates ? Nyctalope, elle renifle les crapuleux desseins de ses semblables, s'en délivre en fracassant les apparences, en enfonçant les portes qui lui résistent. Les héroïnes de ces deux romans ont quelque chose en commun, à la Dickner, à la Huglo. Froideur analytique du premier, sensualité réaliste du deuxième. L'un est regard d'homme, l'autre regard de femme.

De nombreux oxymores parsèment le récit de Marie-Pascale Huglo. Légèreté et gravité. Tendresse et violence. Rêves et cauchemars. L'écriture, à la fois baroque et savoureuse, diligente les ambitions de Camille. Celle-ci erre en fabulant malgré elle sur la quête du père, sur un avenir improbable. Pourquoi ne pas repartir visiter un monde palpable, un monde duquel elle s'évaderait si cela était possible ? L'humour constant de la narration dissimule à peine les grandes dispersions de notre univers moderne. Si une âme errante invite le lecteur à la suivre dans son questionnement, elle nous propulse au-delà de perspectives à notre portée, comme si le « continent neuf », offert aux pires convoitises, nous révélait que nous ne nous évadons de nulle part, que ce soit d'un container aménagé pour le mieux ou claustré à fond de cale d'un cargo de marchandises.

Si nous lisons ce roman au cours d'une croisière traditionnelle, l'authenticité de ses sentiments, embellie d'ardeurs lascives juvéniles, ses qualités littéraires, donneront au lecteur l'envie de sortir sa jumelle marine. Peut-être qu'au bout de l'horizon se dessinerait un cargo chargé de containers, avec à son bord deux adolescentes insoumises, en mal de tous les dépaysements... 


La fille d'Ulysse, Marie-Pascale Huglo
Leméac Éditeur, Montréal, 2015, 216 pages.


lundi 25 mai 2015

Un conteneur, moyen d'évasion ***

On est ravie que la reproduction des livres soit de plus en plus interdite, sans l'autorisation de l'éditeur ou de l'éditrice. Des professeurs de cégeps et d'universités, des directeurs de revues culturelles, d'autres gens, respectueux de notre travail, nous demandent le droit d'utiliser nos articles. On a affaire à des personnes cultivées et courtoises qui ne se permettraient aucune dérobade intellectuelle. On les en remercie. On se penche sur le troisième roman de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté.

Avant de mentionner combien la solitude triomphe en notre ère de la communication, on présente les personnages de cette histoire obsessionnelle. Culture geek, cela ne fait aucun doute, bien que Dickner proposât au lecteur un récit marabouté d'un curieux passe-temps. Isolons-nous dans notre chambre pendant plusieurs années, faisons confiance à la complexité efficace de nos logiciels, suivons de port en port internationaux une jeune femme enfermée à l'intérieur d'un conteneur de quarante pieds. Pourquoi ne pas tenter cette insolite aventure si nous sommes de la trempe audacieuse d'Éric et d'Élisabeth, alias Lisa ? À la suite d'une conversation sur Skype avec Éric, Lisa, pragmatique et floue, a une idée lumineuse, voire extravagante, qui sera dévoilée au lecteur au fur et à mesure que l'action, hasardeuse, se déroulera.

Lisa vit avec son père divorcé dans une modeste maison mobile au Domaine Bordeur, proche de la frontière américaine. Lui rénove d'anciennes demeures, Lisa est étudiante, elle excelle dans le bricolage. La mère, bipolaire, que Lisa visite régulièrement, est obsédée par les produits des magasins IKEA. Éric demeure tout près, lui et Lisa se sont connus à la maternelle, depuis ils sont inséparables. La mère d'Éric, adjointe administrative dans une firme de génie-conseil, consacre peu de temps à son fils, celui-ci atteint, depuis le secondaire, d'agoraphobie. Plus tard, elle se mariera avec un Danois, ingénieur civil, choisira de s'exiler provisoirement à Copenhague avec Éric. Pour Lisa, la vie ne sera pas simple, elle manigance toutes sortes de projets farfelus, qu'elle narre par Skype à Éric, devenu entre-temps un génie de l'informatique. Tous deux essaient de vivre en retrait du monde et de ses complications.

Un autre personnage entre en scène. Jay, trente-neuf ans. Elle a un lourd passé professionnel qui la contraint à travailler sous une fausse identité. Il lui est interdit de quitter le territoire canadien. Lors d'un violent refus douanier de pénétrer en sol mexicain, le lecteur fera sa connaissance. Elle travaille pour la GRC, au service des fraudes. Depuis peu, elle et ses deux collègues, qui ignorent tout de leur homologue, s'intéressent à un conteneur surnommé Papa Zoulou, qui échappe à tous les contrôles. Il est susceptible d'exporter des pommes. Après avoir avancé prudemment dans son enquête, Jay sera intriguée par un garage désaffecté où elle « traque le conteneur sauvage ». Inévitablement, les chemins improbables de Jay et d'Éric se recouperont brièvement, peut-on avancer, à leurs risques et périls.

Ce voyage dans un conteneur, imaginé par Lisa, mis au point par Éric, a-t-il un but autre que de braver des interdits, prouver que tout dans l'absolu est possible ? Jay sera ébahie par la téméraire entreprise des deux jeunes et, malgré sa situation professionnelle menacée, elle  protègera Lisa d'une erreur de logiciel commise involontairement par Éric. Que serait-il arrivé si Nicolas Dickner avait décidé de dériver de sa trajectoire ? On ressent tellement de jubilation de la part de l'écrivain en rédigeant cette histoire rocambolesque, subtile et clairvoyante, qu'on se permet une dérogation à la logique implacable du texte.

Si on privilégie l'aspect humain du récit, c'est qu'on a été frappée par la solitude des protagonistes, se démenant chacun de son côté. Éric vit seul dans un appartement, entouré de ses ordinateurs, comme dans une tour de contrôle. Il n'a aucun ami, ne semble pas s'en formaliser. Univers virtuel où flottent deux ou trois compagnies qu'il dirige du haut de son savoir de programmeur, acquis pendant ses années d'enfermement, lesquelles feront de lui une star des affaires. Avant de voyager dans le conteneur recherché par la GRC, Lisa a quitté son père atteint d'Alzheimer, sans manifester une réelle émotion. Elle n'a pas revu sa mère aux prises avec un amoureux qui déteste magasiner chez IKEA. Quant à Jay, sous une apparente cordialité avec ses collègues, elle fait dans la discrétion. Réfugiée dans son appartement à trier le butin d'une poubelle, on a l'impression qu'il lui serait impossible d'échanger quelque confidence avec une tierce personne. Elle se contente de la visite occasionnelle de son vitupérant propriétaire. Chacun évolue dans un monde d'agitation, le frôlant à peine, le subissant parce qu'il fait partie des choses inévitables à notre portée. L'excessive décision de Lisa parcourant les océans dans un conteneur qu'elle a aménagé, tel un cocon douillet, dénote-t-elle le besoin d'éveiller des sensations endormies, de fuir un ennui perpétuel que rien, pas même un être aimé, ne peut compenser ?

Fascination des conteneurs, avoue Nicolas Dickner au cours d'une entrevue. Observer loin devant soi, du bout de lorgnettes, comme le fait la jeune demi-sœur d'Éric, déjà fascinée par les activités effervescentes portuaires, tient-il du mirage pour embellir notre perception du monde ? Dérangeant et intelligent roman, savamment structuré, si ce n'est un peu de froideur suffisamment dosé pour que l'écrivain jette un regard ironique vers le lecteur, parfois égaré sur les pistes déroutantes de l'informatique, au point de ressentir un léger essoufflement quand Lisa et la petite fille s'endorment sur le plancher, sous l'œil enfin attendri de l'ami et du grand frère...


Six degrés de liberté, Nicolas Dickner
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages