Un être jeune, qui nous procure une joie profonde, devrait être regardé comme nous admirons un ciel constellé de myriades d'étoiles. Avec ferveur. Le reste, les vicissitudes de la vie, n'a plus d'importance. Demeurent les mots, qu'on n'attendait pas, prononcés une fois pour toutes. Entropie du songe ? Il se peut. À l'heure fuligineuse, on ne sait encore sous quelle latitude se définit l'horizon. On parle du roman de Paul Mainville, Hangar no 7.
Au fur et à mesure qu'on rédige des critiques, nos goûts de lecture se diversifient. On est de moins en moins intéressée par les histoire amoureuses et leurs états d'âme, trop souvent uniformes d'un livre à l'autre. Ce premier roman s'avérant opportun, malgré quelques maladresses coutumières, satisfait notre curiosité de lectrice exigeante. Nous sommes en 1980, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des querelles intestines minent la bonne entente entre deux pays frontaliers en Europe de l'Est. Des frontières, redessinées artificiellement par des puissances victorieuses, déclencheront une guerre ethnique, haineuse comme il se doit. La peur s'est installée, les deux camps s'alléguant des territoires où n'existe aucun champ de bataille. Hostilités sournoises, incontrôlables. Fuir, aller au-devant d'un invisible ennemi ? Rester, au risque de se faire massacrer ? s'interroge Albert Sapieja, acrobate et fondateur du Cirque des montagnes Bleues. Finalement, après le viol d'Elena, l'une des artistes de la troupe, il prend la décision de partir avec sa femme enceinte et ses compagnons, mais l'ennemi arrivé sur les lieux plus tôt que prévu déjouera ses plans.
Reprenons le début de l'histoire. Quelques décennies plus tard, à Montréal, une journaliste trentenaire, Mélaine Blondin, s'avise de faire un reportage sur Albert Sapieja, initiateur du spectacle à succès, " Le Cirque des ombres " qui doit se produire en tournée internationale. Âgé d'une cinquantaine d'années, cet homme est une victime désenchantée et un témoin révolté des conséquences de cette guerre ethnique, qui lui a ouvert les yeux sur les capacités de ses semblables, incités par une sourde agressivité vengeresse, à détruire des amours, des amitiés. Des vies. Au-delà des frontières, n'existent plus que des hommes prêts à tuer, à violer, à humilier. Albert raconte, ne se doutant pas que la journaliste a des comptes à régler avec un passé encombré de fantômes, jaillis de zones meurtrières dont elle ne connait que les discours empruntés à l'histoire officielle. Un père abattu par erreur, la mère décédée de mort naturelle, une adoption inévitable. La fille d'Albert Sapieja n'est-elle pas née dans le baraquement où étaient enfermés l'artiste et sa troupe, et de qui Mélaine fera connaissance, aux dépens du père de la jeune fille ? La faim, le froid, les travaux forcés, la prostitution, la maladie, la mort, ne sont-ils pas le lot de ces hommes et de ces femmes qui, pour satisfaire les exigences des officiers du camp ennemi, ont reçu l'ordre de monter des spectacles dans un hangar avec les moyens du bord ? Ce régime intolérable, jusqu'à une improbable évasion que plusieurs d'entre eux paieront de leur vie.
Au présent, Mélaine Blondin intrigue Albert Sapieja, en lui posant d'étranges questions qui ont trait à son père. Ce reportage, Sapieja le devine, n'est pas innocent. S'il pénètre avec méfiance dans le jeu de la journaliste, il s'attend à une terrible révélation, comme les suscitent la plupart des guerres. Bien souvent, le trajet entre la fin des conflits et la paix se veut long et douloureux. Les dérives attisées par les représailles sont aveugles. Quand Mélaine révélera à Albert Sapieja le patronyme de son père, elle ravivera en lui les refoulements, le déni, qu'il avait enterrés au plus profond de son âme, abîmée par trop d'atrocités dont lui-même est en partie responsable. Réaction foudroyante de Sapieja qui refuse de continuer l'entrevue. Les stigmates de la guerre aussi emprisonnent, dégorgent leur fringale de toutes sortes, autres frontières instituées entre l'humain et la bête, ce que reconnaîtra Albert Sepieja. On met fin à l'action romanesque en l'abandonnant au lecteur...
Récit émouvant, qui nous a touchée pour son humanisme et sa lucidité, son questionnement sur la valeur des hommes quand ils doivent se défendre contre la mort, occasionnée par des tragédies desquelles ils ne sont plus les maîtres. La survie, seule, leur sert de défouloir, d'où une plongée consciente mais désespérée dans la barbarie. Cependant, on regrette que Miljenka, la fille d'Albert Sapieja, devenue à son tour trapéziste, ne soit pas plus longuement évoquée dans ce rappel aux vivants qu'inaugure le nouveau spectacle conçu par son père. De sa naissance à son état de jeune adulte, nous la percevons telle une flamme clignotante plutôt que telle une lumière rédemptrice. On regrette aussi que l'art, sinon l'artiste, symbolisé ici par le cirque, ne soit développé davantage, l'inhumanité des guerres ne manquant pas aux interrogations morales de Paul Mainville. Les bienfaits de l'art contrant la cruauté de l'homme en cas d'insubordination, apportent matière inépuisable à réflexion.
Roman à lire indulgemment, pour le sujet toujours d'actualité, aucune atrocité ne servant d'exemple, ni de leçon.
Hangar no 7, Paul Mainville
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 210 pages.
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 5 octobre 2015
mardi 29 septembre 2015
Des petits riens qui assassinent ***
Que de détours géographiques font quelques personnes avant d'atteindre notre blogue. Ignorent-elles que notre GPS mémoriel nous indique routes campagnardes, autoroutes citadines ? Villages régionaux, villes provinciales, capitales urbaines ? On flâne dans l'allégorie kilométrique sans se poser de questions. On a l'habitude de ces insertions paysagères dénotant peu de confiance en soi. On parle du premier recueil de nouvelles de Karine Légeron, Cassures.
Quatorze textes concis, sans bavures, fouaillent le cœur de personnages que l'auteure tient fermement au bout de son stylo, leur attribuant un rôle souvent douloureux mais réparateur. Des récits où peu de choses arrivent, où peu de paroles se prononcent, ni ne s'échangent. De la cassure à la brisure, nous marchons constamment sur des brindilles qui, au moindre faux pas, se craquèlent sous le pied trop lourd, ou distrait. Ainsi, hommes, femmes et enfants de ce recueil, ressemblent magistralement à ce que nous sommes, aux prises avec un quotidien insipide, parfois insoutenable. L'air de ne pas y toucher, jusqu'à l'irréparable.
Piochons au hasard des fictions qui nous ont agréablement étonnée, tant par leur écriture allusive que par le sort pathétique d'un homme qui, rentrant en voiture d'un repas dominical chez les parents de sa conjointe, réalise, en conduisant, combien sa vie est terne auprès d'une épouse rébarbative, de deux enfants capricieux. Altercations sans fin qui lui donnent l'envie de partir ailleurs. Sans aucune attaches familiales. Le cri, extérieur et intérieur. Une femme, cette fois, ira au bout de ses frayeurs en imaginant que son magasin de fleurs, qu'elle tient depuis trente ans, est soudainement cambriolé. Ce qui arrivera, alors qu'elle a fait installer un système de sécurité à toute épreuve. Cette violation sera l'ultime goutte d'eau qu'elle ne supportera pas. Fleur fanée. Un homme, divorcé et père d'un adolescent récalcitrant, prépare une vengeance sans appel envers ce fils aux apparences indifférentes, qui, depuis sa naissance, a abusé consciemment de la générosité maternelle. Noyade. Une fillette, croyant faire plaisir à sa mère dépressive, qui l'a envoyée chercher du pain, se laissera tenter par des gâteaux et un bouquet de roses blanches. Quand elle rentrera, fière de ses achats, la mère ne réagira que par des larmes désespérées. Heureusement, il y a les allumettes avec lesquelles l'enfant joue... Miette. Un récit très pudique, aux relents lesbiens, narré par la fille d'une femme qui, de suite après la mort de son mari, fait signe à une amie d'adolescence de la rejoindre. La fille se posera bien des questions sur la place qu'occupe Annie dans la vie de sa mère. Avec raison. Inconnue.
La gravité réfléchie de l'ensemble des textes nous ayant questionnée, on a ressenti l'émotion intense que Karine Légeron a su soutirer de situations bancales, surprenant des protagonistes souvent effarés devant l'ampleur de soudaines contingences. L'auteure, soulignant en peu de mots l'instabilité des agissements humains, on a été sensible au style compendieux, presque dépouillé, qui est l'un des charmes de ces écrits dérangeants. La nouvelle titrée Diamants et rubis, touche le lecteur au plus profond de ce qu'il espère de ses semblables. Émouvante femme âgée, scrupuleux jeune homme, face à une bague qui symbolise la réciprocité du sentiment d'appartenance à la vieillesse, aux souvenirs, à la cordialité. Tout finit par se confondre. Sur les murs des galeries, dépeint l'incapacité de jumelles à accepter ce qu'elles représentent. L'une s'empare du talent pictural de sa pareille, jouant la faussaire sans trop y croire. L'autre refoule ses activités artistiques, préférant créer une œuvre dans l'ombre de sa sœur. Après Muguette, ou l'abdication d'un homme quand meurt sa compagne qu'il aime depuis l'enfance. Autant de désertion physique et mentale qui réconcilie avec le passé, ou, inversement, exacerbe le désir de lui échapper, tel le narrateur de Harmony, Maine, de qui la radio a annoncé le décès dans un accident de la route. Une fiction étourdissante, Le jour où Oscar est mort. L'histoire constamment se meut en crescendos et decrescendos menaçants, rythmant la dualité de l'homme et de la femme qui traquent leur gesticulation, la rendant encore plus captivante, dans le décor banal d'une cuisine.
Des événements imprédictibles, parfois prémédités, que chamboulent des petits riens. Ces hommes, ces femmes, las de la routine quotidienne, ces adolescents exaspérés, demandent peu à l'existence. Que leurs mains s'agrippent à un élément solide, qu'ils absorbent, soulagés, un air respirable. Un fil à saisir fortement, pour les mener vers un horizon vierge de toute tentation équivoque, là où des êtres, avant eux, ont déjoué des pièges hasardeux. Ont repoussé une monotonie empoisonnée de leurs rêves stériles. Ne plus appréhender l'existence comme précédemment, n'est-ce pas déjà atteindre " l'autre rive ", même si parvenir à régler d'imprévisibles péripéties poignantes, ne résout rien ?
Un recueil, qu'il faut lire l'esprit ouvert au temps physiologique irréversible qu'occasionnent nos âges. On a hâte de tenir en main un deuxième ouvrage de cette auteure prometteuse, Karine Légeron, sensible aux défaillances imparables de l'être humain.
Cassures, Karine Légeron
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 112 pages
Quatorze textes concis, sans bavures, fouaillent le cœur de personnages que l'auteure tient fermement au bout de son stylo, leur attribuant un rôle souvent douloureux mais réparateur. Des récits où peu de choses arrivent, où peu de paroles se prononcent, ni ne s'échangent. De la cassure à la brisure, nous marchons constamment sur des brindilles qui, au moindre faux pas, se craquèlent sous le pied trop lourd, ou distrait. Ainsi, hommes, femmes et enfants de ce recueil, ressemblent magistralement à ce que nous sommes, aux prises avec un quotidien insipide, parfois insoutenable. L'air de ne pas y toucher, jusqu'à l'irréparable.
Piochons au hasard des fictions qui nous ont agréablement étonnée, tant par leur écriture allusive que par le sort pathétique d'un homme qui, rentrant en voiture d'un repas dominical chez les parents de sa conjointe, réalise, en conduisant, combien sa vie est terne auprès d'une épouse rébarbative, de deux enfants capricieux. Altercations sans fin qui lui donnent l'envie de partir ailleurs. Sans aucune attaches familiales. Le cri, extérieur et intérieur. Une femme, cette fois, ira au bout de ses frayeurs en imaginant que son magasin de fleurs, qu'elle tient depuis trente ans, est soudainement cambriolé. Ce qui arrivera, alors qu'elle a fait installer un système de sécurité à toute épreuve. Cette violation sera l'ultime goutte d'eau qu'elle ne supportera pas. Fleur fanée. Un homme, divorcé et père d'un adolescent récalcitrant, prépare une vengeance sans appel envers ce fils aux apparences indifférentes, qui, depuis sa naissance, a abusé consciemment de la générosité maternelle. Noyade. Une fillette, croyant faire plaisir à sa mère dépressive, qui l'a envoyée chercher du pain, se laissera tenter par des gâteaux et un bouquet de roses blanches. Quand elle rentrera, fière de ses achats, la mère ne réagira que par des larmes désespérées. Heureusement, il y a les allumettes avec lesquelles l'enfant joue... Miette. Un récit très pudique, aux relents lesbiens, narré par la fille d'une femme qui, de suite après la mort de son mari, fait signe à une amie d'adolescence de la rejoindre. La fille se posera bien des questions sur la place qu'occupe Annie dans la vie de sa mère. Avec raison. Inconnue.
La gravité réfléchie de l'ensemble des textes nous ayant questionnée, on a ressenti l'émotion intense que Karine Légeron a su soutirer de situations bancales, surprenant des protagonistes souvent effarés devant l'ampleur de soudaines contingences. L'auteure, soulignant en peu de mots l'instabilité des agissements humains, on a été sensible au style compendieux, presque dépouillé, qui est l'un des charmes de ces écrits dérangeants. La nouvelle titrée Diamants et rubis, touche le lecteur au plus profond de ce qu'il espère de ses semblables. Émouvante femme âgée, scrupuleux jeune homme, face à une bague qui symbolise la réciprocité du sentiment d'appartenance à la vieillesse, aux souvenirs, à la cordialité. Tout finit par se confondre. Sur les murs des galeries, dépeint l'incapacité de jumelles à accepter ce qu'elles représentent. L'une s'empare du talent pictural de sa pareille, jouant la faussaire sans trop y croire. L'autre refoule ses activités artistiques, préférant créer une œuvre dans l'ombre de sa sœur. Après Muguette, ou l'abdication d'un homme quand meurt sa compagne qu'il aime depuis l'enfance. Autant de désertion physique et mentale qui réconcilie avec le passé, ou, inversement, exacerbe le désir de lui échapper, tel le narrateur de Harmony, Maine, de qui la radio a annoncé le décès dans un accident de la route. Une fiction étourdissante, Le jour où Oscar est mort. L'histoire constamment se meut en crescendos et decrescendos menaçants, rythmant la dualité de l'homme et de la femme qui traquent leur gesticulation, la rendant encore plus captivante, dans le décor banal d'une cuisine.
Des événements imprédictibles, parfois prémédités, que chamboulent des petits riens. Ces hommes, ces femmes, las de la routine quotidienne, ces adolescents exaspérés, demandent peu à l'existence. Que leurs mains s'agrippent à un élément solide, qu'ils absorbent, soulagés, un air respirable. Un fil à saisir fortement, pour les mener vers un horizon vierge de toute tentation équivoque, là où des êtres, avant eux, ont déjoué des pièges hasardeux. Ont repoussé une monotonie empoisonnée de leurs rêves stériles. Ne plus appréhender l'existence comme précédemment, n'est-ce pas déjà atteindre " l'autre rive ", même si parvenir à régler d'imprévisibles péripéties poignantes, ne résout rien ?
Un recueil, qu'il faut lire l'esprit ouvert au temps physiologique irréversible qu'occasionnent nos âges. On a hâte de tenir en main un deuxième ouvrage de cette auteure prometteuse, Karine Légeron, sensible aux défaillances imparables de l'être humain.
Cassures, Karine Légeron
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 112 pages
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