lundi 8 juillet 2019

Mettre en scène endiablée un quartier défavorisé ****

Il nous dit, nostalgique, qu'il a vécu un amour passionnel qui tenait du songe. Il ne parvient plus à lui donner corps, ni même esprit. On le regarde, on attend la suite qui, elle, appartient au silence impalpable. Se taire confirme que toute raison de survivre se nourrit d'un sentiment niché au creux de l'âme. On commente le roman de Simon Leduc, L'évasion d'Arthur ou La commune d'Hochelaga.

Étrange roman inclassable. Échevelé. Donnant la parole à des personnages handicapés sur bien des points. Le quartier, Hochelaga, lui-même combat pour se trouver une place décente parmi les pelures outrageantes de l'hiver. Justifiant ainsi les séquences farfelues que l'écrivain dépeint, mitigeant leurs effets grandiloquents d'une certaine réalité dont vont se servir les protagonistes, pour mieux appuyer leur relief sur les saletés sucrées-salées de la neige, sur la glace douteuse du fleuve. L'histoire ? Elle est celle d'un enfant de dix ans, Arthur, se démenant comme il peut entre une mère inconfortable dans sa peau de travailleuse de rue, ayant opté pour un travail sécuritaire, croyant ainsi se stabiliser. Nous nous demandons si cela est vrai, alors qu'elle court toujours derrière son fils, fugueur, pas tout à fait normal. Entre Pierre, père irresponsable, glaneur et patenteux, subalterne dans un hôpital. Le couple est séparé depuis un an, se partage la garde d'Arthur qui leur échappe à tout moment pour rejoindre garçons et filles plus âgés que lui. L'école n'a aucun intérêt même si l'écrivain lui rend hommage à travers quelques figures de professeurs bien intentionnés. Après avoir été tabassé par les JT, trois voyous, défavorisés de la société, que dirige le jeune Styve, Arthur se réfugiera dans une école désaffectée. Les os endoloris, il sera confronté à Choukri, adolescent de quatorze ans, qu'il surnommera Barbe bleue, mêlant rêve et réalité, accordant corps aux choses ineffables, comme de jouer au golf sur le fleuve Saint-Laurent, gelé par la froidure extrême de l'hiver. C'est un mois de mars qui n'en finit plus de se répandre au-delà des jours consignés au calendrier, mois submergé de sa propre marginalité, terriblement impliqué dans la démarche trébuchante des protagonistes. Dans cette école bâtie un peu croche, le père d'Arthur organise des ateliers littéraires, que Choukri fréquente, réfractaire à tous les protocoles institutionnels, participant intelligent que Pierre admire. S'attirent dans ce décor hors des sentiers battus toutes sortes d'individus asociaux qui veulent bâtir une commune à leurs risques et périls, comme il se doit quand nous ne suivons pas le droit chemin. De loin, la police veille, représentée ici par la sergente Lemire et son collègue Richer. Nous devinons que sous le masque impavide de cette femme se dissimule un drame sentimental, qui sera développé au fur et à mesure qu'elle et son collègue échangeront des propos banals, souvent allusifs, ayant trait au travail de policier.

Arthur, l'air de rien, courant vers les uns et les autres, s'avère le pilier branlant de cette histoire qui n'en est pas tout à fait une — n'est-il pas surnommé le kid ? —, l'écrivain de cet étonnant premier roman, avouant que lui-même a été un musicien rebelle, un observateur vigilant, les pieds oscillant des deux côtés de la société. Bienséance et inconvenance. Arthur, atteint de TDAH, se gorge de pilules qui lui donneront une idée quelque peu déconcertante pour un enfant de cet âge. La commune a besoin d'argent, il faut la renflouer. Par un curieux hasard que concocte parfois la vie, il retrouvera Styve, cerveau des JT, mieux intentionné à son égard, qui lui proposera un étrange marché, noir, qu'Arthur ne pourra refuser. Trafic de médicaments dans la cour de l'école, se propageant au-delà des murs, débouchant sur une édifiante catastrophe. Un tunnel doit être creusé pour échapper aux gardiens de l'ordre, ce qui remettra en cause le rôle de la sergente Lemire, témoignant de cette aventure révolutionnaire, puisqu'il s'agit, dans cette situation rocambolesque, d'un événement grandiose. Nous avons l'impression qu'il est plus rassurant, pour contrer l'instabilité camouflée en soi, d'aborder un rivage secourable quand il en est encore temps. Il est fatigant de toujours marcher dans le moule étroit du conformisme. Et puis, il faut parfois venger ses morts, l'inutilité de se sacrifier pour autrui. Tout ceci est sourdement entendu en la sergente Lemire mais aussi en la conscience de tous les acteurs, fabriquant eux-mêmes le récit. Arthur se fait une fois de plus enfant volatil quand Anne et Pierre s'affrontent dans la rue, au début du printemps, croyant avoir retrouvé leur enfant, rescapé du fleuve, pour ne pas dire, rescapé de plusieurs situations mortifères.

Cette histoire abracadabrante, subtilement résumée, se décante quand l'écrivain intervient, la faisant éclater, sans ne jamais juger un comportement de guingois, des pensées aux abords ostentatoires. C'est tragique et truculent, mordant et jouissif. N'est-ce pas ne pas avoir suffisamment grandi que d'envisager monter une commune dans un quartier de Montréal où se déroulent des péripéties invraisemblables ? Absurde et loufoque, grave et jubilatoire, tel un spectacle de Samuel Beckett. L'aventure se termine sur des suppositions, déclenchant des périples contournés, se révélant presque véridiques dans la tête d'un écrivain à l'imaginaire touffu, étagé, désorganisé, au point d'écrire plusieurs romans en un seul. De tels êtres existent, affirme Simon Leduc, ils sont malades de posséder un monde rien qu'à eux, malhonnêtes de trop de refoulements, libres comme Max dans la chanson de Hervé Cristiani... Parce qu'il n'a que dix ans, Arthur n'est-il pas celui qui, plus tard, réconciliera moult univers aujourd'hui incompatibles ? Porteur de toutes les plantules issues d'une nouvelle condition humaine, la fin savoureuse du roman lui prêtant une touche rédemptrice.

On ne parlera pas du langage populaire utilisé par l'écrivain, qui intensifie la force de l'action, étale la teinte vert-de-grisée, on la perçoit ainsi, de la délinquance généralisée, tant sur des êtres juvéniles que sur des êtres encore en l'état larvaire. C'est un grand livre duquel on ne peut tout analyser, qui nous a laissée perplexe, nous a fait sourire, ravivant des déraisons endormies à la fin de l'adolescence, la société se chargeant de nous manipuler pour mieux nous séduire. À lire lors de vacances estivales, s'il est possible de rancarder pendant trois centaines de pages un engin électronique, réfractaire à l'empathie, à un humour décapant, à la joie naïve de s'émouvoir des rêves inaccomplis d'un gamin innocent, prénommé Arthur.


L'évasion d'Arthur ou La commune d'Hochelaga, Simon Leduc
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2019, 341 pages


lundi 24 juin 2019

Tâtonnements, humour et tremblements *** 1/2

Ce matin, on flâne, on ne fait rien. On attend le soleil, même s'il pleut. Pour se consoler, on admire les nuages, le regard descend sur la jeune frondaison des arbres. On se dit qu'ailleurs les avenues dégoulinent de lumière solaire, les rues cherchent l'ombre, les parcs se font oasis de verdure rafraichissante. Ailleurs s'avère toujours plus accueillant que le ciel qui se démène comme il peut au-dessus de notre tête. On a lu le numéro 138 de La revue XYZ de la nouvelle. 

Secondée par l'écrivaine et traductrice Hélène Rioux, Sylvie Massicote a invité plusieurs nouvellistes à concocter l'ensemble d'un dossier visant le thème de la " vulnérabilité ". Cela donne à réfléchir, cette faille en nous souvent sur le point de nous menacer de ses tentatives corrodantes. Nous sommes pétris de tant de contradictions que nous ne savons pas toujours nommer nos angoisses. Nous les subissons à travers des événements qui influencent nos humeurs et nos sentiments. Comment évoquer ce que nous ressentons lorsqu'une odeur indispose une narratrice se souvenant de l'agonie de son grand-père ? Se dégageait de lui une odeur d'urine, qui l'emportait péniblement vers la mort. Sa petite-fille, s'ennuyant des « vieux », elle a pour eux « une empathie immédiate ». Lui sera alors confiée Delfina, une « vieille Italienne édentée qui n'avait plus de famille », qu'elle s'est mise à aimer. Mais l'odeur persiste dès qu'elle entre dans le bâtiment. Delfina mourra aussi. Nouvelle titrée L'odeur, signée Claire Legendre. Texte qui ouvre le numéro avec compassion, les autres fictions ramifiant leurs odeurs particulières, comme l'enfant d'Yves Angrignon, qui mouille son pyjama la nuit, humilié de ne pouvoir se retenir. Il craint que sa mère se lasse et le rejette. À son réveil, une immense détresse le fait se maudire. Nous avons envie de raisonner l'enfant, de lui expliquer qu'en grandissant ce malaise se résoudra, que ses frères ne se moqueront plus de lui. Jean-Paul Beaumier narre l'agonie d'une mère, hospitalisée. Celle-ci veut rentrer chez elle, alors que son désir ne sera jamais exaucé, ses jours étant comptés. Comme dans une peinture, c'est un détail qui percute le regard du fils quand il prend l'ascenseur. Une barre d'aluminium saille au bas du mur, elle pourrait blesser quelqu'un. Silence de la mère, vacillement du fils qui l'aide du mieux qu'il peut, se fiant aux détails, qui font de ce récit un des plus vulnérables. Une sensibilité à fleur de peau, l'écrivain dépeint les affres qu'il éprouve en sortant de la chambre, l'habile métaphore de la barre d'aluminium lui évitant d'exprimer sa souffrance. Je vais revenir demain. Cyril Della Nora nous fait faire la connaissance d'Isabeau, jeune femme plutôt extravagante, qu'il rencontrera dans l'autobus « un matin de mars qui se prenait pour mai ». Il s'en éprendra, ne sachant trop comment l'aborder, Isabeau se révèle tellement imprévisible. C'est la sonnerie du téléphone de la jeune femme qui altérera l'atmosphère amoureuse. Seul un turban, accroché au dossier de la chaise d'un bistrot, rappellera au narrateur qu'Isabeau a existé. De ce texte émane une profonde émotion, le dotant d'une force insoupçonnable. Alexandra Estiot nous trouble en taisant le mystère de son séjour d'une journée et d'une nuit dans une clinique. D'où son titre pour marquer davantage la détresse qui la ronge, s'arrêtant, elle aussi, à certains détails desquels nous avons l'impression qu'ils sont énoncés pour se soustraire à une douloureuse réalité. Les infirmières prennent soin d'elle, lui posent quelques questions dont nous finissons par connaitre les réponses. Récit décontenançant, incolore, blanc, interprétant le vide que ressent la jeune narratrice. Sur un ton plus léger, Camille Deslauriers use d'humour agacé pour décrire le comportement d'un médecin chez qui elle se rend. Elle est atteinte d'aphonie alors que le « trimestre d'automne commençait le lendemain ». Nous supposons que son conjoint file le parfait amour avec une étudiante, ce qu'elle avoue au médecin qui, désirant la rassurer, lui affirme que « des hommes, il y en a partout. » Vulnérabilité irritée de la patiente qui accepte mal ce diagnostic qui se veut consolant.

Ainsi, les textes vont et viennent entre détresse, humour et tremblements intérieurs, émotions exacerbées par la vulnérabilité qu'elles camouflent. Il suffit qu'un intrus se promène sur une plage, dérangeant l'intimité de deux femmes qui, apeurées, se posent des questions sur les intentions de l'inconnu qui se rapproche d'elles, jusqu'à leur maison. La narratrice hésite entre appeler la police ou une ambulance quand « l'homme prend peur, trébuche, perd ses lunettes. » Nouvelle brève, signée Danielle Dubé, où se ressent vivement l'inquiétude des deux amies devant l'inconnu, apparemment plus dangereux que le paysage où autrefois s'ouvrait la mer. Un intrus sur la plage. L'écrivaine nous ravit de sa sensibilité constante, efficace, quand il s'agit d'exprimer les débordements humains. Louise Dupré donne la parole à une femme, invitée à son insu à délibérer sur un jury. Laurent Lemay nous entraine vers un terrain de pétanque où joue, seul, un vieil homme. Marie-Ève Sévigny dénonce les frasques de Vieux Denis et Vieux Gaston qui veulent se venger du maire de leur petite ville. Une des rares nouvelles où l'écrivaine ne se miroite pas, ajustant la narration à l'action des deux vieux, comme dans un roman.

Dans la section " Thème libre ", on a particulièrement appréciée la fiction de Catherine Browder, Cerfs-volants, traduite de l'anglais américain par Jean-Marcel Morlat. Patiemment, un vieil homme attend sa belle-fille enfermée dans le cabinet d'un docteur. Pendant ce temps, il se remémore son existence avant de prendre sa retraite. Plus nous rentrons dans ses souvenirs, plus nous comprenons que sa belle-fille est chez le médecin pour parler de sa santé à lui. Là encore, un détail joyeux apaisera l'impatience du vieil homme.

C'est l'un des numéros des plus réussis sous la gouverne attentive de Sylvie Massicotte. Sentiments cassables et fragilité parfois indécelable se frôlent. L'être humain combien faillible quand un événement aussi minime soit-il, le frappe de plein fouet, mettant en danger son équilibre que nécessite une vie aux allures trépidantes. Les ambitions, l'arrogance, la vanité, la bonté, ce qui nous tient en haleine pour parvenir au bout de nos années d'existence, autant de soubresauts repérés au fil de notre lecture. Si on n'a pas cité tous les textes qui composent cet excellent opus, on n'en demeure pas moins admirative envers les nouvellistes qui ont participé à cette expérience révélatrice ou avouable, chacun et chacune enrichissant l'ensemble des fictions de sa touche personnelle, de son talent et de son imaginaire inépuisable.

XYZ. La revue de la nouvelle,
numéro 138 dirigé par Sylvie Massicote
Montréal, 2019, 102 pages