lundi 30 mars 2020

Quand le vent adolescent affronte nos âges ****

Il faut posséder une force de caractère exemplaire quand survient une période difficile à traverser en compagnie de ses semblables. On refuse d'être infantilisée en nous imposant certains gestes, pas plus qu'on n'accepte de se laisser entrainer vers une peur irrationnelle qui ne ferait qu'aggraver l'ambiance déjà malmenée. On est fataliste, arrivera ce qui devrait nous faire grandir ou nous jeter à terre. On commente le livre de Normand de Bellefeuille, Histoire du vent. 

Si on tait la poésie dans notre blogue, on en a lit beaucoup et souvent. On se laisse bercer par des mots, précieux instruments, qui conviennent à notre philosophie existentielle. On aime aussi qu'il n'y ait pas d'histoire mais un isolement, bulle translucide à l'intérieur de laquelle on perçoit le monde, on le ressent comme une fragrance apportée par l'agitation du vent. Le vent, nous y voici, souvenir lointain du poète, souligné par la réflexion spontanée d'un adolescent à propos de l'évanescence du poème. D'emblée, il nous ouvre les portes d'un univers palpable où le vent s'engouffre, bouscule la ballade, la forge de la matière malléable de ce morphème. Cela suffit pour composer un jardin où le pied de l'homme se montre parfois maladroit, mais le poète prend les devants. « De là, peut-être, le poème, à cette intersection imprécise entre le jardin et la maison. » Là où s'étale un jardin, le seuil de la maison autorise les permissives pensées, les gestes rituels, comme celui « de faire le sale travail de réconciliation ». Il faut faire profusion de mots, propose Normand de Bellefeuille, en nous guidant vers Lascaux, sur les traces d'œuvres confondues de balbutiements universels. Ce sont les livres qui répondent " présent " à l'appel soucieux du poète. La célèbre grotte où palpite un monde d'autrefois, rarement défini par quelques humains spécialisés, laisse le champ libre à la vigilance de la mémoire, nous aspire vers les livres, étageant les murs familiers, vers les arbres. Vers un être humain séjournant dans la maison, comme observé par le poète à l'affût. « Il y a toujours dans la maison inhabitée / quelqu'un qui parle / et qui ouvre un espace où précisément disparaît / celui qui écoute. » Le poète fait confiance à l'écriture, celle qui souvent « le culbute / si pleine de faux monstres »... Le vent revient, telle une percussion, se mêle aux éléments environnants, surtout aux arbres, « sentinelles patientes », privilégiant la parole essentielle, qu'emprunte le trouvère qui l'écrit, la prononce, la transmue, mieux vaudrait ériger une tour de Babel.

La poésie stimulant l'errance du poète, elle nous atteint, telle une tâche surhumaine parce qu'il n'est pas simple de se prêter, se donner serait plus adéquat. Ne plus ignorer un calendrier hypothétique, faisant fi du jour et du mois, ce qui nous enchante, nous met au diapason de l'homme ordinaire quand il doit se mesurer à la petitesse bavarde de ses semblables. C'est l'heure de vivre, l'horloge des arbres se met en branle, ils ont tellement d'importance ces végétaux ligneux où « la pensée pure et douloureuse » invite à l'écriture, celle qui nait pour devenir « la véritable sentinelle / extrême et insolite ». Surgit la mélodie intarissable de l'identité, canopée tremblotante du souvenir des parents, du frère — le passé ne veut-il pas tuer ? —, tout en demeurant la symbolique attraction du silence. Même si le vent encourage la conversation, le poète s'interroge sur les balafres incisant son désir d'apprendre. Ne dit-il pas qu'il attend sa réponse. Chacun a sa vie propre : arbres, maison, poésie, se transformant selon les insomnies du poète-narrateur, où le paysage s'amollit comme une montre de Dali. « Chaque montre est un paysage / déshabité de ses aiguilles ». Métaphore soudaine de l'amour qu'il porte à la femme aimée.

Après la souffrance, le paysage prend forme humaine, fait place à l'altérité du poème, « une musique qui dure / une algèbre des choses simples / un arbre plutôt /qu'une constellation trop rigoureuse. » Le poète n'hésite pas à nous abandonner sur le seuil de nos interrogations avant de décréter que « le poème est un art de la loupe ». Le poète ne serait-il qu'un triste figurant ? Que le triste visage d'un chevalier déchu ? Le poème ne comportant jamais de finitude, de quelque manière qu'il nous soit révélé. Avançant dans notre lecture, les arbres inventent une forme d'agressivité envers le poème, qu'il rudoie en un début de mois intersidéral. Affirmant que « le poème est un genre compromettant / fils en profondeur/ de la mélancolie ». On aime ce nomadisme se prélassant dans les replis de la pensée poétique, celle-ci épuisée de tant de beauté retenue par le vent, ce dernier s'avérant l'instigateur de ce magnifique recueil, enjolivé de photos muettes et remplies de cris, de bredouillements impossibles à faire taire. Munch en noir et blanc, sans visages, sans mains, sans bouche torturée, récalcitrante, s'y dessine, tableau voluptueux. Ivresse assumée par deux artistes quand l'un dit que « le poème est un genre ivrogne / qui ne rime à rien / que suicide à l'œuvre / double impossibilité / de vivre et de mourir ».  Ajoutant sans hésiter que « le poème est fantasme et fardeau / au bord du désordre ». L'autre, photographe, surenchérit, l'œil soucieux, aux aguets. On apprécie que la pensée de Normand de Bellefeuille soit rarement destinée, disciplinée, à une unique impulsion. Elle aussi percute avant de s'assagir. Le chaos n'est-il pas le désordre de l'ordre, espérant la présence du vent pour le préserver de toute banalité mensongère ? « Casanier ». On aime que le poème reste « buissonnier ». Les arbres armés de leurs défenses protectrices, la maison résonnant de portes qui grincent, ou qui claquent. Il nous semble ainsi que l'ensemble du phrasé suggère un tout polyphonique, nous laissant explorer un paysage recomposé, tel un puzzle gigantesque où les morceaux auraient une raison suffisante de nous étonner. Comprenant enfin que « le poème / sans vent / se meurt... » Cependant, une « étrange respiration » nous dégrise « entre le soupir et la complainte ». Une plaine échevelée nous accueille grâce au vent diluant le poème, une multitude d'oiseaux fragiles se mouvant dans l'air libre, « en [ leur ] splendide respiration ». L'histoire finit magistralement, le vent réconciliant les flottements des volatiles, des végétaux. Les mots s'ajustant à leur source initiale, on ferme le livre, accordant re-naissance à une interprétation personnelle qui dessille les yeux, fixant la beauté inclassable de l'aventure, ancienne de plusieurs décennies. Un souffle igné du vent qui nous accorderait le privilège de contempler la zébrure d'un éclair. Elle ne serait autre que le procédé talentueux de Normand de Bellefeuille à nous ramener à notre accoutumance. Point de réconciliation et non de rupture. 


Histoire du vent, Normand de Bellefeuille
Photographies de Laurent Theillet
Éditions du Noroît, Montréal 2020, 115 pages




lundi 23 mars 2020

Le goût du bonheur et ses variantes *** 1/2

En lisant quelques commentaires publiés dans Facebook, on réalise combien de livres on ne lira pas, non par manque de temps, mais d'un point de vue humain. Pour cette raison, on reste prudente sur les livres qu'on dit préférer à d'autres. Ce serait injuste pour les écrivaines et les écrivains dont l'ouvrage ne correspond pas toujours à ce qu'on attend d'une fiction. On commente les nouvelles de Natalie Jean, Le goût des pensées sauvages. 

Des auteurs-es s'ingénient à nous faire aimer les nouvelles encore davantage. Style concis, une histoire disséquée en peu de pages, d'autres, au style plus languissant, ne se pressent pas pour nous emporter vers une conclusion hâtive et probable. C'est l'impression souriante que nous a donnée Natalie Jean, ses récits parsemés d'anecdotes parfois déconcertantes. Mais toujours le talent l'emporte, sevré de jolies trouvailles comparatives, ou simplement pour constater que la nouvelliste se sert d'une panoplie de perles qui enrichit les doutes et convictions de protagonistes bigrement poétiques. On a donc lu ces textes avec un " certain sourire " enchanté.

Dès la première nouvelle, Qui me voit nue, nous entrons dans les divers états d'âme de Maëlle, douée pour le bonheur. Sur l'insistance de son père, elle doit vider « le » garde-robe de sa mère morte. Elle est ballerine, nous fait part de son entrainement exigeant, de ses anciennes amours. Elle s'enlise dans le quotidien, affirmant qu'elle est « vivante, bien vivante ». Hadrien, vers qui elle est très attirée, l'invite « dans sa vie, dans sa joie ». Zoé, sa colocataire, jouant les trouble-fête, lui demande ce qu'elle va porter pour honorer cette soirée. Pétales nous convie au jeu fantaisiste d'une jeune femme. Elle ramasse les pétales de fleurs fanées et, de la fenêtre de son studio, au deuxième étage, elle les lance sur des « clients qu'elle choisit avec soin. » Ce jeu fait accélérer son cœur, elle est digne « d'aimer et d'être aimée ». Là encore, la narratrice digresse bellement vers un quotidien qui, observé sous un angle d'intense désir de vivre, transcende de courts événements en moments existentiels fulgurants, au point de rembarrer son voisin grincheux d'une manière puérile. Efficace.

Hommes et femmes, et enfants, témoignent de la vitalité de l'écrivaine. Elle leur donne la parole indifféremment, les uns et les unes allant leur chemin traversé de joie et de peine, qu'ils convertissent en des instants dont dépend leur avenir, bien que les uns et les unes ne soient pas très préoccupés de ce futur composé pour d'« anciens enfants. » La nouvelle Fin s'avère une immense leçon d'humilité de la part d'un jeune homme laid épris de Charlotte, qui, heureuse, au bout de cinq ans, lui annonce une naissance prochaine. Il n'est pas prêt à assumer cette paternité, il refuse, elle le met à la porte. Mesurant l'étendue des dégâts qu'il a drainée, il revient, émerveillé que sa fille ne lui ressemble pas. Et toujours les sensations du quotidien qui se greffent à l'intérieur d'un texte où l'essentiel se mesure à la discrétion étonnamment sensuelle de l'écrivaine. Les samedis de Lola, enfant de douze ans, nous raconte comment elle a retrouvé son père. Maturité surprenante de la fillette, elle a hâte que sa mère s'en aille rejoindre son amoureux pour passer une soirée à dessiner dans sa chambre. Un jour incertain, un homme téléphone, c'est son père qu'elle ne connait pas. Elle insiste tellement auprès de sa mère que celle-ci l'autorise à le rencontrer dans un parc pendant une heure. Une nouvelle réconfortante, mettant en évidence l'amour qui unit père et fille. Tous les deux, complices désintéressés. Le goût des pensées sauvages, la nouvelle éponyme, longue et bohème dans ses intentions, intelligente et sensitive, résume en quelque sorte le manque d'amour de la narratrice, son besoin d'aller vers ses semblables avec un air de folie qui, de plus en plus, déserte son conjoint. Elle se remémore les soirées joyeuses avec Christophe, leurs escapades dans des sentiers forestiers, leur premier appartement dans le Vieux-Québec. Tant de souvenirs qui, au bout de douze ans de vie commune, se sont effilochés. Les jonquilles qu'elle aime ont perdu leur attrait. Pourtant, ne dit-elle pas que le but de sa vie, c'est d'accumuler les instants parfaits ? Ses pensées sauvages tenteront de refleurir avec l'arrivée d'une jeune femme surprenante, envoyée par sa mère, pour faire le ménage...

Dans un recueil, souvent une fiction nous touche plus que d'autres. On ne sait trop pour quelle raison, les neuf textes rassemblés formant un tout homogène, remplis d'un humour tendre et généreux, l'histoire Ma belle ombre a réussi à nous émouvoir. Est-ce la visite de la narratrice à son grand-père, homme d'autrefois, qui enseigne à sa petite-fille les envolées grandioses de la nature, cette dernière exhibant ses abondances ? Est-ce la famille birmane qu'elle recueille à l'aéroport, si proche de la philosophie du grand-père, qui a remué en nous une fibre ancienne de trente ans ? Ou bien, plus concret, le don d'une feuille de papier vierge, que l'un des enfants birmans offre à la jeune femme ? Elle qui rêve de recevoir une merveilleuse lettre d'amour voit son vœu se réaliser au-delà de ses espérances.

On ne cite pas toutes les fictions, elles contiennent les rouages habiles qu'on aime retrouver dans ce genre. Bien que la dernière, Un jour peut-être, brève et tranchante, démente les rumeurs angoissantes qu'elle manigance entre un père et sa fille, sous la douche. On savoure la délicatesse de ces fables, leur saveur particulière, qu'elles se situent dans la blancheur hivernale ou dans la touffeur estivale. Un torrent d'eau vibrante leur assure un goût vagabond, assoiffé, rythmé au gré des humeurs des uns et des unes, souvent animées par des artistes dont l'apport essentiel est de transformer une société infantilisée en un réceptacle de sentiments nécessaires à la bonne marche des uns et des unes. N'a-t-on pas souvent avancé que les artistes en tous genres sauvegarderaient le monde flanqué de ses outrances désobligeantes ? Natalie Jean, elle-même artiste visuelle, attise nos prédictions à travers le comportement itinérant dont elle affuble ses personnages, hommes, femmes et enfants, récalcitrants à l'aveuglement insensé de leurs semblables. Un plaisir de lecture, poncif hiératique duquel on se réclame sans que notre opinion en soit dépréciée.


Le goût des pensées sauvages, Natalie Jean
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 144 pages