Ciel gris ardoisé, ciel bleu azur. En levant le nez, on se dit que ces teintes changeantes ressemblent à celles de la vie. Un jour bleu, un jour gris, comme nous le mentionnons couramment. Il n'empêche qu'au-dessous du ciel, les humains fonctionnent au rythme de leurs humeurs. De généreuses qui leur font tendre la main vers un sans-abri, de mauvaises qui leur font tourner la tête vers des réussites aléatoires. Négliger la misère dispersée au ras de l'asphalte. On a lu Thure, premier roman de Thierry Leuzy.
Trois générations d'hommes et de femmes démultipliées par la voix mentale d'un agonisant. Sur son ventre se tient son fils, Thure, que son épouse, Mijeanne, après avoir accouché, a posé là pour qu'il s'imprègne de l'esprit paternel. Le mourant se prénomme Arthur, il est le fils de Mika et d'un homme haineux, secret qui sera dévoilé dix-sept ans plus tard quand Arthur émettra le désir de rentrer dans l'armée. Après la mort de sa mère et de sa grand-mère Kay, il sera élevé par son grand-père Youri Michoustine, qui avait été danseur aux Ballets russes avant de s'exiler au Canada. Au fur et à mesure que le temps s'écoule, qu'il délie les chagrins du moribond, et les apaise, Thure intervient. Il a trente-trois ans, est père de Fay, fillette de dix ans. Sculpteur, il vit où son père, « faisait jadis les décors pour les spectacles de l'Académie. » À la suite d'un grave accident, Arthur est tombé dans un coma profond. Son enfant naissant étendu sur sa chair anéantie, il ne cessera de déployer le passé pour que Thure n'oublie pas d'où il vient, et surtout pour qu'il sache de qui, lui, Arthur, a été l'enfant. De l'héroïsme de sa mère Mika, de l'insoutenable douleur de Papi Youri qui, malgré l'horreur, a dû apprendre à l'aimer. Il lui a fallu cinq années pour juguler la répulsion qu'il éprouve lorsqu'il se rappelle Mika, sa fille torturée et violée par les nazis. Cinq années pendant lesquelles il placera Arthur dans une famille d'accueil en province française. Quand il le reprendra, une indéfectible histoire d'amour se tissera entre l'homme et l'enfant. Arrêt provisoire à Marseille avant d'embarquer pour le Canada — admirable traversée — où les attend un rabbin dont la fille a été sauvée grâce au sacrifice de Mika.
L'histoire est parsemée de sentiments indéfinissables, ricochant d'un côté et de l'autre. Entremêlant ce qui a été, ce qui ne sera jamais plus. Regard nostalgique pénétrant les êtres et les choses, regard englobant l'amour humain lorsqu'il est réparti entre des individus malmenés par des peurs viscérales, par les maladresses du corps qui doit apprendre la perfectible beauté du mouvement. Le tremblotement des paroles. C'est souvent en sourdine qu'Arthur s'adresse à son fils, craignant peut-être de l'éveiller aux turpitudes de l'existence. Plus tard, Thure se remémorera le parcours intense de son grand-père, celui de son père, lorsqu'ils décrivent des femmes, des lieux, des figures propres à la danse. Si parfois la voix de Thure interfère celle de son père, elles établissent un écho porté par des souvenirs toujours prégnants. Cependant, un flou demeure, évitant une idéalisation des personnages, un encombrement du passé dans le présent. Ainsi, quand Thure déambule un soir dans une ruelle « las d'écarteler [sa] solitude aux quatre coins du studio », et qu'il fait la connaissance d'un monde interlope, nous ne savons trop quelle est la part du songe ou du cauchemar. Déambulation envoûtante renforcée par la mélancolie de la disparition éthérée de Papi Youri, dépeinte par Arthur. Se cogner à des couloirs graffités de bonheurs et de chagrin, affermis par le charme slave que dégagent profondément ces hommes et ces femmes, ces dernières très souvent héroïques, demeurent parmi les plus belles pages du roman.
Ce long récit concentre les flétrissures d'une enfance passionnée pour la danse, pour le théâtre, très tôt encouragée par un grand-père meurtri par les aberrations d'une guerre qui le touchera jusque dans son âme. Une grandeur née de souffrances que seuls les Européens d'une certaine génération ont engrangée dans leurs gènes, comme si d'y pourvoir servait d'antidote aux embûches survenant inévitablement dans une existence. Nous avons l'impression qu'à travers des phrases chiffonnées par une poésie lyrique, exultent des scènes hallucinatoires entrecoupées de courtes séquences dans lesquelles Thure se démène du mieux qu'il peut, tenant par la main sa fille Fay qui, elle, partage ses jeunes années entre un père et une mère séparés, dispersés dans leurs propres codes. Autre temps, autre danse que Fay doit exécuter, laissant provisoirement de côté les intermittences du passé, plus accessibles que les méandres de la mémoire blessée par de trop douloureuses confidences.
On recommande la lecture de ce roman pour ce qu'il nous apprend encore et encore des méfaits humains mais, aussi, la capacité des hommes à renouer avec la chair amoureuse quand les morsures fielleuses d'actes indécents se sont cicatrisées, quand les corps amputés ont enfin trouvé une manière différente de se reconstruire...
Thure, Thierry Leuzy
Les Éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 168 pages
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