V. est persuadée que la vie est trop courte pour la prendre au sérieux. Elle déplore l'état nauséabond du monde, le sort peu enviable de femmes brimées qui n'osent se rebeller de peur de représailles. De l'innocence bafouée d'enfants prostitués ou travaillant pour des hommes dépourvus de conscience scrupuleuse. V. se considère comme une femme privilégiée, à son âge elle se crée encore des souvenirs. Elle a quatre-vingt ans. Parlons du roman de Gilles Jobidon, Le Tranquille affligé.
On a parfois l'impression, après que les hommes ont accompli ce qui devait l'être, que Dieu intervient pour mettre un terme à leurs inventions, qui feront faire un bond magistral à l'humanité. Après lecture du magnifique récit de Gilles Jobidon, on a éprouvé une profonde admiration malaisée pour la Chine du XIXe siècle, qui n'a su protéger ses arrières quand il en était encore temps. Toutes les grandes civilisations ont connu ces époques de saturation qui les ont conduites à la catastrophe. Des hommes soi-disant plus évolués, se référant d'un Dieu autrement plus redoutable que le génie humain, se sont embourbés dans un désastre collectif. Suicide d'un peuple qui, pourtant, avait vu le vent tourner, soufflant d'une Europe à son apogée. Un ancien Jésuite défroqué, Jacques Trévier, ayant succombé aux charmes de cet Orient contradictoire, n'a pu que se soumettre aux volontés insatiables du monarque d'alors. On mentionne que l'Ordre des Jésuites a été aboli par le pape Clément XIV, en 1773. Ne reste plus que les irréductibles partis prêcher la bonne parole en terre fertile. Se sont soumis aux exigences souveraines, qui les maintiennent dans un luxe ostentatoire moyennant leurs compétences professionnelles. L'homme Trévier, horloger de son état civil, conseiller privilégié à la cour impériale, passionné de livres anciens, et de musique, Bach en particulier, est devenu plus chinois que les Chinois. N'est-il pas reconnu sous le nom de Chang Fu Yin ? C'est un fin limier qui déjoue les intrigues politiques et sociales avec la diplomatie qu'exige tout rôle subalterne. Ce jour-là, en présence de l'empereur, il affirme que sur l'île de Baël, existent des teintures d'une qualité qui défie les leurs. C'est au cours de ses lectures qu'il a pris connaissance de l'île de Baël, quelque part dans l'océan Indien.
Ici commence l'histoire de Jacques Trévier, insatiable voyageur qui, ordonné par l'empereur, doit se rendre sur cette île, ramener un teinturier qui possède les secrets du noir et de ses nuances. Durant son périple, il circule sur un lac immense. Illimité. Apparaissent les jardins du Palais d'été des empereurs de l'empire du Soleil, qui se révèlent une splendeur insolite. Si la Chine s'est endormie alors qu'elle a tout inventé — la boussole, le papier, l'encre, le sismographe, on en passe —, ses superstitions inconcevables agissent sur l'empereur comme une tentation diabolique. En ce cas précis, il doit trouver une solution pour éliminer les maux qui gangrènent son pays. Refusant d'ouvrir ses portes aux Occidentaux et, las de son pouvoir, l'empereur s'est réfugié dans la beauté d'une nature inchangée depuis le début des temps. Ceci n'est pas vraiment dit mais le récit, souvent dépeint en demi-tons colorés, toujours poétiques, suggère la présence impériale, sous le couvert de déguisements improbables. Mais Trévier doit poursuivre sa route, parvenir sur l'île salvatrice. L'accompagne Sima Qian, maître teinturier de jaune de l'empereur, qui lui décrira les propriétés de la teinture noire. Moment réflexif qui plongera brièvement le lecteur dans l'enfance et l'adolescence de Jacques Trévier, enfant qui n'étant fait pour rien de précis, n'aura d'autre recours que de devenir un saint. Persuasion qui durera peu lorsqu'il aura lu ce qui se passe ailleurs, surtout sur le sol chinois. Fera de lui ce qu'il est. Un mandarin érudit qui dissimule derrière la quiétude de ses yeux bleus, une immense colère jamais assouvie.
Pendant que les jeunes années de Trévier effleurent sa mémoire, un événement surviendra qui lui fera retrouver un compagnon d'antan, opiomane, qui manie avec dextérité le pinceau de calligraphie, qui se mêle à l'eau jusqu'à son effacement. Comment pourrait-il en être autrement dans ce pays où le silence s'avère l'essentiel d'une conversation ? Et toujours une jonque qui glisse sur l'océan Indien. Jusqu'au cœur de Baël. Séduit, ému par cette petite nation qu'il aborde, Trévier se laisse aller entre les mains de baigneuses qui vitement disparaissent. Entre en scène une femme aux seins nus, qui va bouleverser sa vie. Elle possède la beauté incomparable d'une femme noire, mais sa peau est blanche, très blanche. Albinos. Elle se révèle la teinturière unique du noir. Coup de foudre entre Trévier et elle, à qui il attribue tous les noms des fleurs. Toutes leurs couleurs avant de la nommer Flore. Cette femme au passé étonnant, qu'il doit ramener à la cour impériale, s'avère impuissante à reproduire la couleur noire hors de son île. Nous sommes en 1860, l'histoire rattrape le lecteur quand il lira avec épouvante le sac du Palais d'été et de ses jardins. Ses conséquences sur les agissements de l'empereur, sur Flore, enfermée dans les quartiers impériaux. Tout déboule sans qu'il soit possible de changer le destin du pays du Milieu, confiné dans son impossibilité à créer quoi que ce soit. La Chine que connait Trévier devient souvenir, plus rien n'existe. Celui-ci bascule dans une affliction immuable, en même temps que l'Angleterre débarque dans un conte de fées. Instaurant une démocratie éphémère au pays des dragons. La suite de l'histoire de Jacques Trévier nous le montre vieillard brisé, planqué dans un paradis terrestre, oublié des envahisseurs. La fin de sa vie rassemble la beauté ancestrale de la Chine, impossible à décrire parce que trop intense.
Roman éloquent, bouleversant, tout en poésie, écriture digne de l'impérieuse ampleur de ce territoire qui, pour son malheur, est resté infiniment replié sur lui-même, dédaignant observer ce qui se déroulait à l'Occident. Gilles Jobidon est revenu, avec humour et passion, et grâce, à ce qui lui convient le mieux, la prose poétique de ses débuts d'écrivain, comme si les longs discours romanesques desservaient son talent d'orateur posé sur des histoires à n'en plus finir... Pourtant, derrière tant de poétique narration, l'écrivain ne perd jamais de vue le monde moderne que la Chine n'a pas vu venir à la fin du XIXe siècle, déniant une civilisation qui a saccagé son passé grandiose mais pétrifié. L'opium a ses parfums qui endorment ceux qui ne savent plus comment réparer l'engrenage rouillé d'une horlogerie implacablement décadente, ses aiguilles figées sur des heures chancies.
Le Tranquille affligé, Gilles Jobidon
Leméac Éditeur, Montréal, 2018, 166 pages
Bonjour Dominique Blondeau,
RépondreSupprimerVous avez magnifiquement saisi le sens historique, la voix sensible, la poésie qu'aborde le roman de Gilles Jobidon. J'ai apprécié plonger dans cette Chine de toutes les possibilités à travers un personnage très attachants.
Alvina Lévesque
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